Les méthodes agiles ont été formalisées au début des années 2000, mais leur implantation représente toujours un défi pour bon nombre d’organisations. Bénéficier des avantages de ces approches exige d’effectuer un changement de culture organisationnelle.

Il y a vingt ans paraissait le Manifeste pour le développement Agile de logiciels1, qui a en quelque sorte formalisé les quatre valeurs et les douze principes des méthodes agiles. «À l’époque, on voit une frustration liée à l’énorme taux d’échec des livraisons de nouveaux logiciels dont la majorité des fonctionnalités n’était que peu ou pas utilisée par les usagers», rappelle Fabien Delprat, directeur principal en consultation chez Deloitte à Montréal.

Les éditeurs de logiciels employaient au départ l’approche de développement en cascade. Celle-ci suppose de procéder à de rigoureuses phases de planification et de conception avant d’attaquer dans l’ordre le codage, les tests et la publication du logiciel. En théorie, une planification juste et un design solide devaient éliminer les ajustements majeurs en cours de production.

La réalité est toute autre. Les besoins des usagers évoluent sans cesse, tout comme les conditions de marché. À l’inverse du développement en cascade, les approches agiles visent à livrer rapidement de petits morceaux fonctionnels, parfois appelés produits minimums viables (MVP). «Cela permet aux organisations de vérifier vite et souvent qu’elles sont sur le bon chemin», explique Mathieu Boisvert, chargé de cours en génie à l’Université de Sherbrooke et coach organisationnel auprès d’Infrastructures technologiques Québec, l’organisme responsable de fournir des services en infrastructures technologiques et en systèmes de soutien aux organismes publics.

Répondre à l’incertitude

Nées dans les entreprises informatiques, les méthodes agiles se répandent depuis quelques années dans d’autres types d’organisations. Mais conviennent-elles à tout le monde? «Certains contextes favorisent leur utilisation et d’autres leur sont plutôt défavorables», affirme Marc Messier, consultant en gestion de projet et intelligence d’affaires et chargé de cours à HEC Montréal.

L’adaptabilité représente le plus grand facteur d’attraction de l’agilité. «Ça vient souvent du besoin de mieux répondre à des changements qu’on ne contrôle pas, à des incertitudes qui empêchent de tout planifier et exigent des ajustements fréquents», relève Claude Emond, coach en performance organisationnelle et président de Quali-Scope.

Ainsi, «si les besoins et les attentes des clients évoluent rapidement, que les problèmes sont complexes et leurs contours sont flous et se préciseront avec le temps, l’agilité devient un outil précieux, souligne Marc Messier. Mais si l’organisation sait où elle s’en va et ce qu’elle a à faire et qu’elle éprouve moins d’impératifs d’adaptation, le développement en cascade peut très bien convenir».

De la même manière, si le projet offre une marge de manœuvre pour fonctionner sur un mode essai/erreur, on peut recourir à l’agilité. À l’inverse, si les erreurs risquent d’avoir des conséquences catastrophiques pour l’organisation, elle est beaucoup moins appropriée. Toutes ces caractéristiques rendent les méthodes agiles particulièrement attrayantes pour les projets d’innovation.

D’autant que le passage aux méthodes agiles peut exiger des évolutions culturelles assez profondes et pas toujours simples à réaliser. Le taux d’échec des projets agiles demeurerait d’ailleurs assez élevé. En 2015, un rapport de VersionOne2 montrait que plusieurs des principaux obstacles ayant causé ces échecs étaient reliés à une culture d’entreprise incompatible avec les valeurs fondamentales de l’approche agile, un appui insuffisant de la direction, un manque d’appui à la transition culturelle ou encore des résistances internes au changement.

«L’approche agile est une philosophie bâtie sur quatre valeurs, que l’on doit comprendre et accepter avant de choisir les méthodes agiles que l’on veut implanter dans son organisation», juge Marc Messier. Ces valeurs proposent de mettre les individus et leurs interactions devant les procédures et les outils, les solutions opérationnelles devant la documentation exhaustive, la collaboration avec le client devant les négociations contractuelles et l’adaptation au changement devant le suivi d’un plan.

Procéder par étape

Ces changements peuvent donc être assez fondamentaux. Mathieu Boisvert donne l’exemple du «triangle inversé». Dans le développement en cascade, la portée du projet reste fixe, mais les budgets et l’échéancier varient. On définit la portée d’abord, puis les ressources financières et les échéanciers s’y adaptent. «En agile, c’est le contraire : le temps et les ressources demeurent fixes, mais la portée du projet devient flexible, c’est une inversion majeure», note-t-il.

L’organisation du travail dans une approche agile repose quant à elle sur la création d’équipes multidisciplinaires dotées d’une grande autonomie. Une supervision trop étroite peut vite devenir contre-productive. Or, plusieurs dirigeants peinent à relâcher leur emprise à ce point. Le financement évolue aussi. Comme on fonctionne avec des projets plus courts à la livraison très rapide, leur structure du financement ressemble plus à celle des projets de RD qu’au développement de produits traditionnel.

Comment alors bien implanter les approches agiles dans une organisation sans se laisser submerger par les défis de changements culturels? «Il faut d’abord et avant tout se demander pourquoi on le fait, conseille Mathieu Boisvert. Quels sont les besoins auxquels doivent répondre ces approches ou les problèmes qu’elles doivent contribuer à résoudre?»

Fabien Delprat suggère de son côté de commencer petit. Pas nécessaire de transformer d’un coup toute l’organisation. On peut très bien débuter avec un ou deux projets, en créant des équipes auxquelles on accordera un bon degré d’autonomie. La direction a ensuite tout intérêt à discuter régulièrement avec ces équipes pour connaître leurs besoins, constater les blocages et proposer des solutions en continu dans le cycle de livraison.

«Les “stand-up” servent à cela, avance Fabien Delprat. Ces brèves rencontres quotidiennes de 10-15 minutes permettent d’échanger sur le travail et les obstacles et de surmonter ces derniers.» Les stand-up s’appellent ainsi parce qu’ils se déroulent debout. Cela contribuerait à éviter que les entretiens de 10 minutes dérapent en réunions d’une heure!

Fabien Delprat ajoute que la formation constitue un élément essentiel afin de favoriser la réussite de l’adoption des méthodes agiles, tant par les dirigeants que par les travailleurs. Dans le sondage de VersionOne, 30 % des répondants nommaient la formation insuffisante comme l’une des principales causes de l’échec d’un projet agile.

Le facteur majeur de succès reste cependant l’adhésion des dirigeants. «La direction doit démontrer une réelle volonté de faire évoluer la culture organisationnelle, ça ne peut pas se limiter à une petite équipe, prévient Claude Emond. Pour réussir, il faut y croire.»


Notes

1 Manifeste pour le développement Agile de logiciels

2 VersionOne. 9th Annual State of Agile Report, 2015