Le financement des services publics, comme les services de santé, veut réconcilier deux objectifs : équité et efficacité. Pour qu’il y ait équité, on mise sur un financement centralisé ou provincial afin de pouvoir assurer une plus grande égalisation des services disponibles. Cette centralisation repose sur une coordination bureaucratique par l’établissement de normes.

Le deuxième objectif vise à l’efficacité et à répondre le mieux possible à des besoins variés et changeants. La décentralisation est célébrée comme moyen d’encourager la diversité dans la quantité et la qualité des services disponibles et de favoriser la créativité. On cherche souvent à formuler une troisième voie qui établisse un équilibre entre ces deux objectifs sans se rendre compte que la réconciliation d’un objectif qui réclame la centralisation avec un autre qui réclame la décentralisation pose des problèmes de fond. Cette volonté de décentraliser la centralisation par la recherche d’une troisième voie se retrouve dans les nombreux rapports québécois et canadiens sur l’organisation des services de santé.


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Les caractéristiques de deux morales

Dans son livre Systems of Survival, A Dialogue on the Moral Foundations of Commerce and Politics, Jane Jacobs établit un parallèle entre les différents préceptes de la morale commerciale (ou de la décentralisation) et de la morale protectrice (ou de la centralisation). Les forces armées peuvent servir de repère pour cette dernière morale. Comme il est permis de le constater au tableau 1, il n’y a pas place ici pour un continuum entre la centralisation et la décentralisation : ce sont deux mondes opposés comportant des préceptes très divergents.

Préceptes de deux morales

Pourquoi en est-il ainsi?

La décentralisation est un système ouvert avec des institutions en concurrence. Elle s’appuie sur des échanges libres qui encouragent l’expérimentation et la créativité institutionnelle. Pour se réaliser, elle demande toutefois une responsabilité dans le financement. Comme l’indique une expression anglaise connue, He who pays the piper calls the tune (celui qui paie a bien le droit de choisir), un financement public entraîne nécessairement une politisation des décisions (lire «? Celui qui paie les violons choisit la musique »).

Avec un financement centralisé, la question n’est pas de savoir si on a le choix entre la décentralisation et la centralisation, mais de savoir comment aménager cette dernière. Il faut plutôt parler de degrés de déconcentration ou de diffusion de la gestion. Par exemple, à la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque le centre de radiothérapie de l’hôpital de Plattsburgh a vu affluer les patients québécois, il a rapidement agrandi ses locaux et acheté un nouvel appareil parce que c’était rentable. Dans un système de santé centralisé et fermé, c’est beaucoup plus lent. On ne peut être flexible et normé en même temps. Avant de prendre une décision, l’appareil bureaucratique va analyser tous les éléments avec la crainte d’introduire des précédents.

Ce fut aussi le cas, il y a déjà plusieurs années, lorsqu’une coopérative de santé d’un village près de Shawinigan avait décidé d’acheter une maison pour attirer des médecins. Il a fallu deux ans au Ministère avant de prendre une décision dans ce dossier.

Le phénomène du balancier

L’incohérence de décentraliser la centralisation se traduit par le phénomène du balancier dans les réformes avec des mouvements en directions opposées, soit à un moment précis, soit dans le temps. Le passage suivant d’une étude sur les réformes européennes des services de santé le confirme :

Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés

[…] Deux objectifs centraux distinguent cette nouvelle période de réforme des précédentes : ajouter la micro-efficacité au niveau de la gestion institutionnelle à la macro-efficacité déjà réalisée au niveau du secteur de la santé et combiner une conduite entrepreneuriale avec la solidarité. Les deux objectifs ont été recherchés à travers une forme ou une autre d’un marché planifié et les deux impliquent le déploiement par l’État d’un mélange conscient et calibré avec soin de réglementation et d’incitation. (Saltman, 2002 : 1680)

Avec des termes contradictoires, le sous-titre Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés n’annonce pas des politiques cohérentes.

Conclusion

Ce texte a voulu montrer que les systèmes centralisés et décentralisés ont leur propre dynamique. Si on ne s’y réfère pas, on rate le coche. Les prescriptions qui cherchent une troisième voie sont sans emprise sur la réalité. Les chiens aboient et les chats miaulent : ces prescriptions tentent de faire miauler un chien, ou aboyer un chat. Tôt ou tard, la véritable nature de ces bêtes réapparaît malgré les multiples tentatives de dressage.