Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

La mission d’un service public consiste à offrir une prestation de qualité de manière pérenne, abordable et équitable. C’est d’autant plus vrai dans le cas des services dits essentiels, notamment l’approvisionnement en eau potable pour les usagers résidentiels. Quelles mesures le Québec peut-il prendre pour combiner équité et efficacité dans la gestion de l’eau ?

Environ 80 % des usagers québécois ne sont pas tarifés selon leur consommation d’eau. Ils payent un montant mensuel ou annuel, indépendant du volume d’eau consommé. À l’échelle canadienne, en revanche, le portrait est inversé : plus de 80 % des usagers doivent payer un tarif selon leur consommation. Notons que ce pourcentage est tiré vers le bas par la présence du Québec. Or, la tarification a un impact sur les décisions de consommation des usagers.

Le Québec est, par ordre d’importance, la troisième province canadienne qui consomme le plus de litres d’eau par personne par jour (lpj), suivi de la Colombie-Britannique. La consommation résidentielle s’y élève en effet à 386 lpj, soit une différence de 112 lpj par rapport à la moyenne canadienne (274 lpj)1. Il est difficile d’attribuer cet écart de consommation au fait que les Québécois, pour une raison indéterminée, auraient des besoins en eau potable supérieurs aux autres Canadiens. En revanche, le fait que les Québécois consomment plus d’eau que leurs voisins canadiens peut être le symptôme d’une déficience en matière de gestion : gaspillage de la ressource, probablement, mais aussi gestion inefficace des infrastructures. Parfois, des pertes d’efficacité peuvent être tolérées si elles constituent le prix à payer pour atteindre des objectifs sociaux jugés prioritaires, par exemple la justice ou l’équité. C’est d’ailleurs le discours qu’on entend souvent dans les débats sur la tarification de la consommation de l’eau en faveur d’une tarification sans compteurs : c’est peut-être un tout petit peu moins efficace, mais c’est beaucoup plus équitable.


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L’équité, c’est bien… mais qu’est-ce que c’est ?

Actuellement, la plupart des municipalités québécoises financent leurs services d’eau par l’entremise des taxes municipales. Ainsi, les propriétaires payent en fonction de la valeur de leur maison. Par conséquent, la tarification en vigueur est progressive : les plus riches financent une part plus importante des services d’eau que les moins riches, ce qui peut être a priori considéré comme une bonne chose du point de vue de l’équité. Mais ce simple constat n’est pas suffisant pour statuer sur l’équité d’une tarification. En effet, il y a au moins trois dimensions de l’équité à considérer :

  • l’équité verticale a pour but de protéger les plus démunis de tarifs trop élevés ;
  • l’équité horizontale permet de s’assurer que les consommateurs consciencieux ne subventionnent pas indûment le comportement de consommateurs irresponsables ;
  • l’équité intergénérationnelle garantit une gestion pérenne des infrastructures afin de ne pas pénaliser les générations futures.

La progressivité, dont on a tendance à se satisfaire, ne concerne que la première dimension (l’équité verticale) et ne fait que l’effleurer. En effet, ce n’est pas parce que les riches payent plus que les pauvres que l’accès des plus démunis à l’eau est garanti (pourvu qu’on ait accès à un logement). Or, l’eau potable étant une ressource de première nécessité, c’est bien d’accès (financier) qu’il est question et pas seulement de progressivité. Le financement des services d’eau par les taxes municipales permet-il aux plus démunis de se loger ? Il n’en est rien. En revanche, les aides sociales accordées aux plus démunis permettent de le faire, et c’est la seule raison pour laquelle le système en vigueur répond à l’objectif d’équité verticale. L’équité verticale appelle une tarification selon les besoins.

Quant à l’équité horizontale, le financement en vigueur à l’heure actuelle est catastrophique. Examinons le cas hypothétique de deux voisins : l’un est frugal dans sa consommation d’eau tandis que l’autre a une consommation irresponsable (il ne répare pas ses fuites, par exemple). Si ces deux voisins ont des maisons de valeur identique, ils payeront le même montant en taxes municipales. Ce n’est pas équitable, car l’usager consciencieux subventionne le gaspillage de son voisin. Au contraire, l’équité horizontale appelle une tarification en fonction de l’usage.

Enfin, puisqu’ils proviennent des taxes municipales, les montants récoltés ne sont, la plupart du temps, pas consacrés aux services d’eau mais contribuent plutôt à l’enveloppe dont dispose la municipalité pour l’année en cours. Par conséquent, la tentation est forte d’employer ces recettes à des fins plus pressantes (les régimes de retraite, par exemple). Ceci est d’autant plus vrai que les infrastructures d’eau ont une durée de vie bien plus longue que la durée des mandats politiques, sans oublier, de surcroît, que l’état des infrastructures est invisible pour le grand public puisque ces installations sont souterraines. Cette tentation mine considérablement la possibilité d’une gestion responsable à long terme. C’est probablement pour cette raison que l’âge moyen des infrastructures québécoises est le plus élevé au pays, avec 18,5 ans en 2007, contre 14,8 ans à l’échelle canadienne2. L’équité intergénérationnelle appelle une gestion autofinancée.


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L’équité vaut-elle un amphithéâtre ?

Une tarification volumétrique, autofinancée et accompagnée de rabais (voire de gratuité) pour les plus démunis, serait beaucoup plus équitable. Cela exigerait cependant de pouvoir mesurer la consommation d’eau des usagers, ce qui impliquerait l’installation de compteurs d’eau. Pourtant, dès que le mot « compteurs » est prononcé, les Québécois opposent une résistance farouche. Le discours maintes fois entendu se base principalement sur trois arguments : le financement par les taxes municipales est déjà équitable et le serait moins si on adoptait une tarification volumétrique, les compteurs coûtent cher et, enfin, l’équité n’a pas de prix.

Or, on l’a vu, le premier argument est totalement faux : la tarification actuelle est sévèrement inéquitable envers les consommateurs consciencieux et les générations futures sans être suffisamment avantageuse pour les plus démunis. Au contraire, une tarification volumétrique bien dosée permettrait de restaurer l’équité dans toutes ses dimensions.

On doit aussi prendre en compte le coût des compteurs d’eau. Équiper la totalité des foyers québécois qui s’approvisionnent aux aqueducs municipaux coûterait environ 450 millions de dollars3, somme comparable au coût de construction du nouvel amphithéâtre de Québec. Le montant est élevé, certes, mais est-il trop élevé ?

La réponse est, comme souvent en économie : ça dépend. En l’occurrence, ça dépend de ce qu’on valorise pour notre société. Or, les compteurs permettraient une tarification beaucoup plus équitable que le financement actuel. Si on en croit le troisième argument ci-dessus, selon lequel l’équité n’a vraiment « pas de prix », la société québécoise serait donc prête à débourser des sommes importantes pour se munir de dispositifs équitables.

Équité et efficacité, des objectifs combinés

En fin de compte, deux des trois dimensions de l’équité (horizontale et intergénérationnelle) correspondent à l’efficacité… Or, le débat public se concentre (mal, qui plus est) sur la seule dimension qui ne l’est pas : l’équité verticale. Cet alignement des objectifs d’efficacité et d’équité est relativement rare mais s’avère caractéristique des services qui impliquent une gestion à long terme d’infrastructures et de ressources, voire des deux à la fois, dans le cas qui nous occupe.

Pour finir sur une note plus optimiste, le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire a mis en œuvre une stratégie québécoise d’économie d’eau potable qui consiste en une approche collaborative avec les municipalités afin d’améliorer la détection des fuites et de réduire la consommation. Il n’est pas question d’installer des compteurs d’eau résidentiels, ce qui serait trop risqué d’un point de vue politique, mais plutôt de s’approcher le plus possible de ce qui est décrit ci-dessus sans pour autant adopter une tarification volumétrique. Tout un défi !


Pour en savoir plus

  • Leroux, J., Laurent-Lucchetti, J., et McGrath, K., Réflexion sur une tarification des services d’eau au Québec, Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), rapport de projet 2014RP-02, 2014.
  • Martel, J.-C., Analyse économique de l’imposition d’une tarification volumétrique pour les services d’eau résidentiels sur les consommateurs québécois, HEC Montréal, mémoire de maîtrise, 2015.
  • Sauvé, C., Évaluation économique de la Stratégie québécoise d’économie d’eau potable – Mise à jour, Québec, ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, 2011.

Notes

1. Environnement Canada, Rapport de 2011 sur l’utilisation de l’eau par les municipalités – Statistiques de 2009.

2. Statistique Canada, L’âge de l’infrastructure publique : une perspective provinciale, 2007.

3. Ce calcul est basé sur une extrapolation des valeurs établies dans Sauvé, C. (2011) sur 3 % du secteur résidentiel du Québec.