Récemment, La Presse organisait une table ronde avec trois experts en gestion des services de santé au sujet des récentes réformes québécoises dans ce secteur. Certains passages m’ont fait sursauter : « Ils affirment que plusieurs réformes réalisées ne sont pas basées sur la science et les données probantes. » L’un de résumer : « La science est là. Il faut l’appliquer ». Deux experts concluent : « la centralisation extrême des pouvoirs amenés par la loi 10 va totalement "à l’encontre de la science" ».

N’assistons-nous pas ici à une exagération des conclusions de la science et du recours aux données probantes?Je doute que nos connaissances aient cette précision et que la loi des conséquences inattendues soit périmée.


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Le concept de données probantes

Un thème récurrent dans les écrits en politique de santé est la recommandation de « fonder les décisions sur des données probantes ». L’Agence de la santé publique du Canada en donne une description :

La prise de décisions fondées sur des données probantes se réfère à une approche dans laquelle un ensemble d’informations est soumis à un large processus d’examen critique. Cela signifie que toutes les décisions doivent s’appuyer sur les meilleures preuves et les raisonnements les plus justes qui soient. Les données probantes, soutenues par un raisonnement solide et les principes qui sous-tendent les évaluations, répondent à la question « Pourquoi cette décision? » (La première phrase traduit le texte anglais.)

Cette approche ne peut que soulever l’enthousiasme d’un économiste. La branche prescriptive ou normative de l’économique est très développée; elle s’intéresse à l’évaluation de la rentabilité globale de différents projets ou actions. Le concept des données probantes favorise donc la demande pour le travail des économistes, ce qui devrait réjouir un « vieux » professeur d’économique.

Où sont les données probantes?

Un universitaire serait par conséquent malvenu à s’opposer à l’utilisation des connaissances dans la détermination des politiques. Il demeure toutefois pertinent de se demander si les experts, comme beaucoup de groupes dans la société, ne s’arrogent pas trop d’importance en surestimant leurs capacités. L’expression « données probantes » laisse peu de place aux limites des connaissances. Pourtant, les résultats des recherches ressemblent étrangement au jeu de notre enfance des serpents et échelles. Les résultats sur les dangers d’une sous-consommation du sel et des résultats contradictoires sur l’utilité des mammographies dans le dépistage du cancer en sont des illustrations. Voici un exemple d’une donnée construite :

L’American Cancer Society, après avoir annoncé en janvier 1991 que la probabilité pour les femmes d’avoir le cancer du sein avait augmenté à 1 sur 9, a admis que ce chiffre est « davantage une métaphore qu’une donnée solide », tout en affirmant que cela est utilisé à de bonnes fins : inciter les femmes à examiner leurs propres seins et à obtenir des mammographies périodiques. (Blakeslee, 1992 : 4.1)


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Pour l’économiste, le concept de données probantes réfère principalement aux études de rentabilité permettant de connaître si les bénéfices globaux attendus d’une mesure sont supérieurs à leurs coûts attendus.Ce cadre, en apparence simple, renferme maintes difficultés, comme l’absence d’un consensus pour le taux d’actualisation à utiliser et les problèmes de valorisation des intangibles. Quel est le coût de la diminution de la liberté des citoyens qu’implique une contrainte réglementaire? Ne deviendrait-il pas pertinent d’entreprendre une analyse de rentabilité des études de rentabilité? De plus, les résultats obtenus lors d’une expérience sur un groupe déterminé ou pour une situation particulière se généralisent difficilement lorsque les mêmes conditions sont imposées à tous. C’est la faiblesse des expériences pilotes volontaires, comme c’est le cas pour les expériences sur les différentes formes de rémunération des médecins.

Les limites dans l’implantation des politiques

Les politiques publiques dépassent les aspects scientifiques pour impliquer des choix entre différents objectifs et des valeurs. Ce n’est plus le monde de la science, même si des connaissances approfondies aident les personnes à former de meilleurs jugements. Ce n’est pas par hasard que la recommandation de « fonder les décisions sur des données probantes » se soit retrouvée dans le secteur des soins de la santé. C’est un secteur en très grande partie nationalisée. Le consommateur est mis sous tutelle puisque, suivant l’expression anglaise, He who pays the piper calls the tune (celui qui paye a bien le droit de choisir). Cela ne peut que favoriser la technocratie qui a la charge d’échafauder des plans. Dans leur approche d’ingénierie sociale, les experts perçoivent les politiques comme le sculpteur face à une pièce de bois : après avoir conçu un plan, il s’agit simplement de l’exécuter pour obtenir les résultats désirés. Malheureusement pour les technocrates, la société ne se compare pas à un morceau de bois. Elle est surement beaucoup moins homogène.