Illustration : Sébastien Thibault

L’environnement économique, politique, technologique et social dans lequel les entreprises évoluent se complique, ce qui rend crucial le recours à des stratégies pertinentes. Mais le contexte actuel nuit à leur élaboration.

La stratégie se trouve au cœur de toute organisation. Elle constitue le lien cohérent entre l’ensemble de ses activités. Cependant, elle ne vient pas que de l’interne : une foule de facteurs externes l’influence, la nourrit ou s’y oppose. «Les grandes crises et les changements technologiques affectent toujours profondément les conceptions stratégiques des dirigeants, souligne Taïeb Hafsi, professeur émérite à HEC Montréal. La stratégie répond à ce qui se produit dans l’environnement de l’entreprise.»

Il rappelle à ce titre que les premières vastes réflexions modernes sur la stratégie d’entreprise surviennent dans les années 1930, à la suite d’une série de bouleversements. Au tournant du 20e siècle, on assiste en effet à la montée de l’industrialisation et à l’expansion des chemins de fer. En même temps, la production de masse apparaît. Cette dynamique génère la création de monopoles comme DuPont, Standard Oil et US Steel.

Dans les années 1910 et 1920, la stratégie de ces entreprises géantes se trouve fortement ébranlée par l’application de lois anti-monopoles aux États-Unis qui les obligent à se diviser. Les firmes plus petites issues de ce processus forment des oligopoles. Par exemple, la fragmentation de Standard Oil fait apparaître des compagnies pétrolières comme Exxon, Mobil et Chevron. L’essor de l’automobile et la construction de grands axes autoroutiers augmentent les possibilités de diversification de ces nouveaux conglomérats.

Dossier – SOS stratégie : comment naviguer dans la complexité?

Le retour des relations humaines

À l’époque, la pensée dominante s’inspire largement de la vision de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950), qui place l’entrepreneur au cœur du système capitaliste. Le rôle de ce dernier se limite alors à créer de l’innovation et à générer des profits. Cependant, cet essor économique débridé se heurte à la Grande Dépression des années 1930.

«Cela suscitera une grande vague de réflexion, notamment à l’Université Harvard, alimentée par une peur réelle de voir mourir le capitalisme dans un contexte où la société américaine, un peu comme aujourd’hui, n’arrivait plus à dégager de consensus», souligne Taïeb Hafsi.

Certains des chercheurs de l’époque, comme le psychologue et sociologue Elton Mayo et le psychologue Abraham Maslow – auteur de la fameuse pyramide sur la hiérarchie des besoins humains – ont alors une idée révolutionnaire : et si on remettait l’humain au centre de la réflexion? Ils s’en prennent alors aux excès du taylorisme, qui subdivise le travail et réduit les salariés à de simples rouages interchangeables et peu autonomes dans une organisation qui les dépasse. C’est l’apparition de l’école des relations humaines, qui suggère de redonner aux employés un certain pouvoir, pour leur bien et pour celui de l’organisation.

En observant notamment le fonctionnement des PME, d’autres chercheurs de l’époque soulignent que celles qui réussissent le mieux sont celles qui arrivent à bien intégrer l’ensemble de leurs activités dans une stratégie cohérente.

Au cours des années suivantes, les chercheurs définiront donc la stratégie d’entreprise comme la création d’objectifs communs et de mécanismes cohérents pour les atteindre. Ce n’est toutefois que dans les années 1950 qu’apparaîtra, à l’Université Harvard, le premier cours de politique générale d’entreprise, qui portera principalement sur les manières d’optimiser la production et de lui assurer des débouchés.

La stratégie d’entreprise continuera de s’enrichir par la suite, notamment après l’émergence du marketing, qui deviendra crucial à partir des années 1960 pour toute organisation désireuse de se démarquer dans la nouvelle société de consommation, la gestion des ressources humaines ou encore l’analyse des avantages concurrentiels.

Le défi de la complexité

L’époque actuelle, comme celle qui a suivi l’effondrement économique du début des années 1930, comporte son lot de défis. La crise climatique touche les activités des entreprises, les attentes des clients et des communautés ainsi que l’environnement législatif. Lorsque le gouvernement canadien annonce que toutes les voitures de tourisme vendues au pays en 2035 devront être électriques, il bouleverse forcément la stratégie de toute une chaîne de valeur, des fournisseurs de pétrole aux constructeurs automobiles, en passant par les sous-traitants qui fabriquent des pièces pour ces voitures.

La montée du protectionnisme sur fond d’intensification des rivalités géopolitiques affecte aussi les plans des entreprises, sans compter l’évolution très rapide des nouvelles technologies depuis les années 1960. «L’augmentation exponentielle de la puissance de calcul, la numérisation des activités humaines et l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) ont décuplé la vitesse du traitement des informations et des prises de décision, ainsi que les possibilités de simulation et la capacité de gérer des activités différentes», souligne Taïeb Hafsi.

Tous ces changements ajoutent aux facteurs qui influencent l’action des entreprises. Ils réduisent par ailleurs la capacité des dirigeants de décider rationnellement, car leur réflexion repose toujours sur des informations incomplètes ou erronées. Il en résulte un manque de clarté dans la détermination des objectifs et une augmentation des désaccords entre les parties prenantes.

L’IA est de plus en plus appelée à la rescousse. Elle permet de traiter un grand nombre de données et d’identifier des solutions qui étaient inimaginables auparavant, mais elle ajoute elle-même une couche de complexité. Elle dépend des informations utilisées et peut donc amplifier les effets délétères d’un mauvais questionnement. Des biais dans les modèles peuvent lancer les dirigeants sur de fausses pistes, d’autant qu’il est souvent très ardu de comprendre comment un programme génère telle ou telle décision. Bref, l’IA ne remplace pas le besoin de recourir au jugement d’êtres humains.

À l’intérieur des entreprises, l’utilisation des technologies aurait en outre tendance à atomiser les équipes. Ce mouvement a débuté avant la pandémie et s’est accéléré pendant la crise sanitaire, notamment en raison du recours généralisé au télétravail. «L’atomisation de l’organisation freine son potentiel de coopération et l’absence de cohésion qui en découle mène à l’incohérence, estime Taïeb Hafsi. Ce phénomène complique le développement d’une vision stratégique et d’une compréhension de l’entreprise dans son “ensemble” de la part des dirigeants.»

En effet, la stratégie n’est pas une formule désincarnée imposée d’en haut par quelques individus. Au contraire, elle émerge de différentes parties de l’entreprise, notamment des travailleurs qui évoluent au plus près des opérations. Quand les relations entre les individus se disloquent et que l’engagement des employés envers l’organisation diminue, l’émergence d’orientations stratégiques pertinentes se trouve compromise. L’entreprise peine alors à se projeter dans l’avenir.

Regard vers le passé

Au tournant du 21e siècle, nous avons rêvé de rapports plus justes et plus égalitaires entre les personnes. Nous voulions des organisations qui se plaçaient au service des gens et dans lesquelles ceux-ci jouaient des rôles équivalents. Ce désir avait alimenté l’élaboration de nouvelles manières de gérer les organisations qui étaient fortement axées sur les différents groupes qui les composaient.

«Cette envie n’a pas disparu, bien sûr, mais la technologie numérique est venue perturber sa réalisation en transformant une partie des employés en simples objets de l’organisation et en les privant d’une grande part de leur autonomie décisionnelle», avance Taïeb Hafsi.

Il donne l’exemple de préposés au service à la clientèle qui disposaient autrefois d’une certaine latitude pour négocier afin de satisfaire le client et qui ne peuvent désormais offrir plus que ce qu’un logiciel leur permet de proposer. Le client constate que s’entretenir avec un humain ainsi contraint offre peu de valeur ajoutée et qu’il vaut mieux qu’il se connecte lui-même directement au site Web de l’entreprise.

«Les employés ainsi affectés se reconnaissent moins dans l’organisation et y sont moins attachés, poursuit le professeur. Ils développent donc avec elle une relation beaucoup plus transactionnelle et moins émotive.»

Selon lui, dans les organisations qui avaient été conçues pour être au service des gens, ce sont de plus en plus les gens qui sont au service des organisations. L’IA ferait planer le spectre d’un retour aux entreprises dans lesquelles les humains ne sont que des rouages, et même pas les plus importants.

Se recentrer sur les humains

Depuis les années 1950, les chercheurs ont défini les organisations comme des groupes de personnes qui coopèrent. Lorsque cette collaboration diminue, l’entreprise risque de mourir. Les gens coopèrent quand ce qu’ils apportent à l’organisation équivaut à peu près à ce que celle-ci leur offre. Cette contribution de l’organisation à ses employés dépasse la simple rémunération et comporte des éléments plus abstraits comme l’autonomie décisionnelle, la possibilité de se montrer créatif, la perspective de pouvoir se réaliser, la reconnaissance, le partage des valeurs, etc.

«Mais la coopération vient de la base, tout comme l’autorité des dirigeants, car ceux-ci n’ont de l’autorité que dans la mesure où les autres parties prenantes de l’entreprise l’acceptent», souligne le professeur. Le rôle des dirigeants, selon lui, consisterait donc d’abord et avant tout à susciter cette collaboration.

Taïeb Hafsi déplore l’accent mis actuellement sur les machines, qui fait oublier à certains que les humains restent nécessaires dans les entreprises. Certains rêvent même de se passer entièrement des personnes. Travis Kalanick, fondateur d’Uber, a très rapidement imaginé une entreprise de taxi et de livraison qui se passerait complètement de chauffeurs grâce aux voitures autonomes. Elon Musk a créé une usine hautement automatisée, avant de devoir faire marche arrière en raison de plusieurs problèmes de production.

«Les entreprises mettent beaucoup l’accent sur les technologies et sur les aspects techniques de la gestion, et oublient trop souvent la collaboration, estime Taïeb Hafsi. La technologie est un outil qu’on doit mettre au service de notre capacité à agir ensemble.»

La pensée stratégique des entreprises dépend en partie de leur habileté à se recentrer sur les personnes, sur les valeurs et sur l’éthique, puisque ce sont les éléments qui leur donnent du sens. Or, c’est en comprenant le sens que nous voulons donner à notre action que nous pouvons établir des objectifs, adopter une démarche cohérente pour les atteindre et faire en sorte que les équipes adhèrent à cette stratégie.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion