Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Il est de bon ton, dans les organisations tant publiques que privées, de se lancer dans un exercice destiné à en définir la raison d’être. Cette réflexion les amène à décrire leur utilité à l’égard de la société en allant bien au-delà de l’énoncé de mission et à repenser leur stratégie.

L’engouement pour la raison d’être des entreprises découle notamment de nouveaux modèles qui émergent aux États-Unis avec la notion d’« économie du sens » (purpose economy1) ou en France avec la récente loi PACTE2.


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Pour une entreprise progressiste qui allie l’économie à l’humanisme dans toutes ses dimensions, y compris son éthique, sa stratégie et même sa gouvernance, la raison d’être est nettement plus qu’un simple outil de communication.

En fait, la raison d’être constitue la véritable fondation de l’entreprise progressiste. À partir de ce concept, l’organisation repense sa stratégie et établit une nouvelle façon de la développer. En rupture par rapport à ce qui se fait traditionnellement, cette démarche s’appuie sur des postulats bien différents3.

Une stratégie intégrée

Les modèles d’affaires des entreprises progressistes s’inspirent des nouvelles approches économiques telles que l’économie circulaire, l’économie du partage ou le commerce équitable. Ils accordent aussi une grande place à l’économie de fonctionnalité, une approche centrée sur l’utilité et sur l’usage d’un produit plutôt que sur sa propriété.

C’est ainsi qu’un constructeur de voitures peut offrir notamment des services de location de voitures ou d’auto-partage. Par exemple, la société Michelin, dans son segment des services aux entreprises, vend non plus seulement des pneus mais aussi des kilomètres d’utilisation de ses pneus, soit un service tout compris.

Cette stratégie a plusieurs avantages : durée de vie prolongée des pneus, consommation de carburant réduite, diminution des émissions de CO2 et coûts moins élevés à la fois pour les clients de Michelin et pour la firme elle-même.

D’autres exemples de stratégies intégrées ? Les 100 magasins européens de Nature & Découvertes ont inscrit au cœur de leur raison d’être la sauvegarde de la biodiversité tout en fournissant à leurs clients une expérience d’achat des plus agréables.

Grâce aux produits qu’elle propose et aux activités qu’elle organise ou auxquelles elle s’associe (des simples promenades en forêt jusqu’au soutien offert à des associations qui luttent pour la préservation de la biodiversité), cette entreprise amène ses clients à réfléchir et à contribuer à la protection de l’environnement.

Au Québec, la société Énergir, sous la houlette de Sophie Brochu, a déployé une stratégie d’économie circulaire en investissant dans la production de biogaz à partir des résidus organiques des ménages de la région de Saint-Hyacinthe. Dans ces entreprises, il n’y a donc plus un plan d’affaires purement économique d’un côté et une démarche de responsabilité sociale de l’autre : tout est intégré dans une seule logique.

Le processus de réflexion stratégique

Contrairement à ce qu’on observe dans une entreprise traditionnelle, le conseil d’administration d’une entreprise progressiste se charge du lancement de la réflexion stratégique. La direction demeure responsable de la mise en œuvre de la stratégie ; quant au conseil d’administration, il exerce, comme à l’accoutumée, son pouvoir de contrôle. Cependant, la gouvernance de ce type d’entreprise diffère en un point important : toutes les parties prenantes sont représentées au conseil d’administration.

Les administrateurs actionnaires et les salariés y siègent, auxquels s’ajoutent les fournisseurs, les clients et les autres parties prenantes par l’entremise d’administrateurs indépendants.

Le processus de réflexion stratégique dans une entreprise progressiste doit suivre neuf étapes auxquelles correspondent divers outils d’analyse (voir le schéma à la page précédente).

Étape 1 : Préliminaire, cette étape consiste à établir un autodiagnostic au sein de l’entreprise. Les membres du conseil d’administration et du comité de direction font un tour d’horizon en évaluant les actions et les politiques menées dans une perspective à la fois économique et sociétale. Ce diagnostic est simplifié notamment par l’utilisation d’une application informatique, radar EP4, qui fournit une évaluation du degré de progressivité de l’entreprise (voir le schéma ci-dessous).

Étape 2 : Centrée sur la définition de la raison d’être et des valeurs de l’entreprise, cette étape consiste à consulter les parties prenantes (employés, fournisseurs, clients, actionnaires et communauté) pour recueillir leurs attentes en ce qui concerne le positionnement à long terme de l’entreprise et les actions qu’elle devrait mettre en œuvre.

Étapes 3, 4 et 5 : Ces trois étapes sont constituées d’ateliers de travail organisés selon la méthode « arc-en-ciel5 » avec des groupes composés de personnes aux profils et aux intérêts diversifiés afin d’enrichir les échanges. Par exemple, l’atelier « clientèle » peut rassembler un ou deux clients, un responsable des relations avec la clientèle, un spécialiste des études de marché, un administrateur, un représentant d’une association de consommateurs, etc.

L’étape 3 : consiste plus précisément à établir un diagnostic en ayant recours à la méthode d’analyse SWOT6 (forces, faiblesses, opportunités, menaces). Ces quatre paramètres sont analysés en fonction des deux axes de fonctionnement de l’entreprise progressiste : l’axe sociétal autant que l’axe économique. Une menace d’ordre sociétal reliée à la santé, par exemple l’obésité, peut ainsi être transformée en force par une entreprise qui a pour atout un processus éprouvé de conception de nouveaux produits sains.

L’étape 4 a pour but de doter l’entreprise d’une vision stratégique partagée. Quels objectifs l’entreprise se fixe-t-elle sur un horizon de deux ou trois ans ? Quel modèle d’affaires mettra-t-elle en œuvre ? Ici encore, l’outil radar EP peut être d’une grande utilité. Il permet non seulement d’établir un diagnostic de la situation courante mais aussi de formuler des objectifs clairs pour l’avenir de l’entreprise.

À l’étape 5, l’entreprise doit créer une « grille de matérialité » (voir le schéma ci-dessous) afin de prioriser les thèmes abordés lors des discussions avec les parties prenantes selon leur degré de pertinence. Ainsi, ce qui est important pour les parties prenantes tout en ayant un effet significatif sur la performance de l’entreprise devra devenir un axe stratégique prioritaire.

Étapes 6 À 9 : Ces étapes du processus de réflexion stratégique dans une entreprise progressiste ressemblent davantage à celles qu’on peut observer dans une entreprise traditionnelle. On doit faire en sorte que toutes les équipes s’approprient les orientations stratégiques. On doit également évaluer les effets potentiels des nouveaux projets sous l’angle sociétal.

Par exemple, le fait d’aider des agriculteurs à transformer leur façon de produire telle ou telle denrée aura sans doute une incidence sur la qualité des produits, sur l’image de marque et sur le bilan carbone d’une entreprise. Ce sont ces répercussions qu’il faut circonscrire lors de ces quatre étapes.

Notons également que la performance envisagée sur un horizon de trois, quatre ou cinq ans comporte nécessairement deux volets qui s’additionnent en raison du choix d’indicateurs à la fois économiques et sociétaux : satisfaction des clients, création d’emplois, mobilisation du personnel, réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc.

À la fin de tout ce processus, l’entreprise ne fournit plus de simples états financiers ni, accessoirement, un rapport de responsabilité sociale : elle dépose plutôt un rapport intégré qui témoigne de sa performance globale. Cette façon de construire une stratégie d’entreprise repose sur les cinq conditions suivantes :

  1. Le président du conseil d’administration et le directeur général collaborent étroitement dans un climat de confiance mutuelle et entière.
  2. Au cours du processus de réflexion stratégique, le conseil d’administration et l’équipe de direction se retrouvent lors de deux ou trois journées de partage où les statuts de mandant et de mandataire sont temporairement laissés de côté afin de faciliter les échanges.
  3. Les administrateurs s’impliquent activement dans les ateliers de travail.
  4. Les parties prenantes sont consultées aux étapes 2 et 3 ainsi qu’à l’étape 9 (communication), lors de laquelle elles prennent connaissance des engagements de l’entreprise et des raisons pour lesquelles une idée suggérée précédemment a été ou n’a pas été retenue.
  5. L’entreprise doit s’adjoindre les services d’un consultant externe pour guider et encadrer le processus de réflexion stratégique ainsi que pour éviter la myopie organisationnelle, les biais cognitifs et les dérives analytiques de tous les acteurs en présence. Le rôle de ce consultant est d’ailleurs essentiel pour assurer la collaboration entre le président du conseil d’administration et le directeur général.

Il est clair que ce processus ouvert aux parties prenantes s’inspire d’une vision progressiste de l’entreprise, ainsi affranchie de l’objectif prioritaire consistant à maximiser la valeur actionnariale.


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Au terme de ce processus, il y a bien création de valeur pour chaque partie prenante. On bascule donc du modèle traditionnel de l’entreprise au service exclusif des actionnaires à un modèle qui s’inscrit dans un nouveau capitalisme7 où toutes les parties prenantes sont mobilisées autour de la stratégie de leur organisation. Et, en définitive, on passe d’une r


Notes

1 Ces nouveaux modèles ont été définis dans Coupet, A., et Carpentier, P., « L’entreprise progressiste : une nouvelle façon de concevoir la gouvernance », Gestion HEC Montréal, vol. 44, n° 4, hiver 2020, p. 88-92.

2 La loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a été adoptée par le Parlement français le 11 avril 2019. Elle vise à donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. Pour y arriver, les entreprises doivent être gérées en prenant en considération les implications sociales et environnementales de leurs activités.

3 Voir notamment : Malnight, T. W., Buche, I., et Dhanaraj, C., « Put your purpose at the core of your strategy » (article en ligne), Harvard Business review, 31 août 2019; Porter, M. E., et Kramer, M. R., « Creating shared value », Harvard Business review, vol. 89, n° 1, janvier-février 2011, p. 62-77.

4 L’application Radar EP permet d’évaluer le degré de progressivité d’une entreprise sur chacun des cinq axes formés par les parties prenantes : personnel, clients, fournisseurs, actionnaires et communauté. Cet outil est offert en ligne sur entrepriseprogressiste.com.

5 Cette méthode a été nommée ainsi par André Coupet pour illustrer le fait que les groupes multidisciplinaires formés en vue des ateliers de travail sont idéalement constitués de gens provenant de plusieurs horizons et dont les points de vue peuvent être aussi diversifiés que les couleurs de l’arc-en-ciel.

6 SWOT = strengths, weaknesses, opportunities, threats.

7 Coupet, A., et Lemarchand, A., « Vers un capitalisme des parties prenantes » (texte en ligne), La Croix (section « Tribune »), 14 février 2019.aison d’être annoncée à une raison d’être appliquée et crédible.