Régulièrement, de manière plus ou moins consciente, nous utilisons un mécanisme cognitif qui consiste à imaginer de quelle manière un événement aurait pu être différent : la pensée contrefactuelle. Celle-ci permet d’envisager le pire ou le meilleur et de remodeler une situation dont l’issue aurait pu être complètement différente. Avec son lot d’avantages et de risques, elle entraîne des répercussions sur les interactions sociales et sur les processus de prise de décision. Voici en quoi elle consiste.

Notre imagination, combinée à notre compréhension de la réalité, nous porte à refaçonner constamment les événements. Les «et si…» ou «imagine que…» peuvent alors préserver l’estime de soi, favoriser la résolution de problèmes ou orienter la prise de décision. Le raisonnement contrefactuel se résume aux représentations mentales possibles de nos actions ou de celles des autres qui auraient pu transformer une situation passée ou qui modifieraient une situation à venir.

Neal Roese, psychologue canado-américain et professeur de marketing à la Kellogg Business School de la Northwestern University, est une sommité en ce qui concerne la pensée contrefactuelle. Il l’illustre ainsi : «C’est un peu comme un jeu de Lego où chaque fragment de souvenir est un bloc qui peut s’assembler et donner un sens aux événements selon qu’on l’insère ici ou là. Il peut s’intégrer de diverses façons à la construction et changer la structure finale. Qu’est-ce qui serait arrivé si j’avais grandi à Vancouver plutôt qu’à Montréal? Comment serait le monde si les Allemands avaient gagné la Deuxième Guerre mondiale? Je peux reconstruire l’histoire avec des scénarios différents, mais en respectant certaines règles qui reflètent ma compréhension de la réalité, car ce n’est pas pure fantaisie; les blocs doivent pouvoir s’assembler.»

Un concept peu connu

La pensée contrefactuelle demeure méconnue, quoiqu’elle soit invariablement à l’œuvre et serve notamment de système de défense en donnant un sens aux événements. «C’est une stratégie cognitive où, devant une action ou un problème généralement négatif ou inhabituel, nous avons tendance à ajouter ou à occulter certains éléments d’information afin de donner de la cohérence à cette situation désagréable», explique Estelle M. Morin, psychologue et professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal.

Neal Roese ajoute que le raisonnement contrefactuel est un processus de rationalisation associé à l’estime de soi qui permet de créer un discours qui protège l’ego. «Un individu ayant été impliqué dans un accident de voiture pourra dire : “Si seulement je n’avais pas été si pressé, ce ne serait pas arrivé”. Ou encore, se réconforter : “Au moins, j’avais mon bracelet médical”. Trouver une explication ou relativiser les événements soulage la conscience.» Bref, la pensée contrefactuelle résout les tensions générées par la dissonance cognitive, ces pensées ou ces croyances qui nous rendent inconfortables.

Véritable alliée de l’ego, la pensée contrefactuelle utilise les mémoires sémantique et épisodique pour dénicher des informations qui servent l’individu et le mettent en valeur, au risque de déformer la réalité. «C’est un processus fluide et souvent inconscient qui peut mener à rejeter la faute sur quelqu’un d’autre. Dans un projet qui n’a pas le résultat escompté, il est plus facile de blâmer son coéquipier, parce qu’accepter la responsabilité d’un échec heurte l’estime de soi», précise Neal Roese. Évidemment, une meilleure compréhension et une plus grande prise de conscience de ce mécanisme favorisent la vigilance.

Plus d’avantages que d’inconvénients

Si la pensée contrefactuelle peut être aussi utile que pernicieuse, elle est avant tout, selon Neal Roese, une stratégie cognitive formidable et un grand vecteur d’apprentissage, un mécanisme puissant qui ouvre tous les horizons possibles. «C’est un outil essentiel pour analyser une situation, aborder un problème et inventer des solutions. Grâce à elle, nous pouvons comprendre, apprendre et ne pas répéter les mêmes erreurs – les nôtres ou celles des autres. Je dirais même qu’elle permet d’avancer pour créer un monde meilleur», explique ce grand optimiste.

Même si elle est souvent associée à la notion de regret, la pensée contrefactuelle repose sur l’idée que c’est surtout un tremplin vers de meilleures décisions futures, puisqu’un tel raisonnement met en lumière ce qui aurait pu être mieux fait, tout comme ce à quoi on a échappé. Elle permet de prendre conscience des répercussions de certaines actions ou décisions.

«Dans le cas où une catastrophe ne s’est pas produite, par exemple, imaginer le pire permet déjà de se sentir mieux. C’est aussi l’occasion de mettre en place les moyens nécessaires pour éviter un danger potentiel.» Puisque la pensée contrefactuelle facilite les liens de causalité, elle permet d’anticiper des obstacles ou de les contourner, car elle clarifie les éléments qui ont fait dérailler un projet. On peut ainsi en tirer des leçons profitables.

Sans nier les avantages de l’apprentissage liés à la pensée contrefactuelle, Estelle M. Morin souligne le risque que présente une confiance exagérée en ses capacités de décision. «Le piège, c’est qu’on peut finir par se dire qu’on est souvent passé par là, qu’on connaît les écueils. On devient alors trop confiant. Cette assurance peut occulter des éléments importants de la réalité dans un projet à venir et dans un processus décisionnel.»

Un autre risque de la pensée contrefactuelle, c’est qu’elle peut générer une anxiété démesurée. «À trop imaginer ce qui aurait pu être, il y a danger de rumination. Une des facettes de l’anxiété, c’est d’être trop critique de ses actions, de regretter de ne pas avoir fait ceci ou cela, ou de ne pas avoir mieux agi dans telle situation. Il ne faut pas se laisser emporter par la surabondance de pensées contrefactuelles. Il faut être vigilant pour parvenir à trouver un certain équilibre», explique Neal Roese.

Cet équilibre repose sur une intelligence émotionnelle solide, estime Estelle M. Morin. «Pour activer correctement le raisonnement contrefactuel, il faut un minimum d’introspection afin d’être capable de se demander : “Qu’est-ce qui serait arrivé si j’avais agi comme ceci et non comme cela?” Il faut ensuite savoir en tirer des leçons.»

Un outil pour la prise de décision

Le raisonnement contrefactuel profitera au processus décisionnel, puisque ce dernier exige que l’on évalue les autres possibilités. Entre la théorie enseignée aux futurs gestionnaires et la réalité du terrain où il faut se lancer, faire des choix et laisser place à l’erreur, le mécanisme qui mène à une décision subit de multiples influences. «Il y a d’abord les objectifs que l’on poursuit et ce sur quoi on travaille. Il y a aussi notre représentation du monde et le bagage de notre éducation, ajoute Estelle M. Morin. Une décision prise par un ingénieur sera bien différente de celle prise par un comptable ou par un individu formé dans le domaine des arts. Notre éducation est un filtre.» C’est pour cette raison que la prise de décision par des gens de divers horizons devrait être valorisée, afin d’élargir le cadre des possibles. «C’est évidemment plus exigeant, car il faut savoir écouter, ouvrir le dialogue et surtout, prendre le temps nécessaire. Si on sollicite des idées sans les prendre en compte, on risque d’alimenter le cynisme», met en garde la professeure.

Encore faut-il que les gens sollicités participent et se sentent à l’aise de partager les scénarios imaginés et leur vision de ce qui pourrait survenir. Et ne jamais négliger comment les émotions influent sur la bonne analyse d’une situation. «Ce climat de confiance, chaque gestionnaire en connaît l’importance et le souhaite! s’exclame Neal Roese. Le processus de décision gagnera à utiliser les pensées contrefactuelles de tous les membres d’un groupe, car cela générera un nombre incroyable de possibilités.»

Créer cet espace confortable est difficile, convient le chercheur, qui propose l’utilisation d’outils technologiques pour un partage anonyme des nombreux angles de vue. «Les propositions écrites pourront être distribuées aux participants, sans nécessairement être lues par l’animateur de la réunion. Cette approche neutre est moins intimidante», ajoute-t-il.

Autre truc que le professeur aime utiliser, car il sert autant le climat de confiance qu’il préserve l’ego : raconter une histoire. «Débuter une séance d’échanges par les expressions “imaginez que” ou “et si”, afin de mettre en scène ce qui aurait pu se produire, n’est pas menaçant. C’est assurément un outil de persuasion efficace. Tout le monde aime entendre une histoire! Cela peut être fort utile dans le cas où un collègue n’admet pas sa responsabilité ou se campe sur une position qui ne sert que lui. Raconter une histoire fondée sur différents scénarios peut l’aider à voir les choses autrement sans condamner la rigidité dont il fait preuve de manière directe et contre-productive», conclut Neal Roese.

Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion