Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Nous sommes dans l’âge de l’abondance. À l’ère numérique, l’information et l’ensemble des contenus ignorent la rareté. Cette situation est historiquement inédite. Les questions s’accumulent : quelles organisations sont concernées ? Quels modèles d’affaires les entreprises doivent-elles suivre ? Comment capter l’attention, toujours plus sollicitée, des consommateurs ?

L’économie de l’attention qui émerge implique de nouveaux modes d’organisation et de production. Elle forme un nouveau monde dont témoignent non seulement le modèle économique de la musique numérique en streaming mais aussi la tarification de la lecture au temps passé, les abonnements illimités et l’économie de la location des biens culturels. Or, durant plusieurs siècles, les modèles économiques ont été fort simples : modèle de distribution d’exemplaires concrets (livres, presse, disques, vidéo, jeux vidéo), modèle d’audience des médias gratuits (radio, télé) et, plus tard, modèle de contrôle d’accès (télévision payante, services de distribution de contenus numériques). Mais le numérique et Internet ont fait émerger les réseaux point à point et permis la participation, l’échange, la contribution et les médias sociaux. Effet de ces forces, un modèle original, mixte, émerge : le modèle de « médias de masse communautaires et interactifs ». Il articule ventes à l’unité, abonnements et stratégies d’audience. Il s’insère dans les médias sociaux, associant prescriptions horizontales, interactivité, contribution, etc.


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Un bien numérisé ignore la rareté

Cette mutation repose sur une logique : un bien numérisé ignore la rareté. Chacun peut y avoir accès, le consommer sans limiter quiconque, et il peut circuler librement. Ce type de bien pose des difficultés économiques : son coût marginal est nul, la capacité à en obtenir un prix l’est tout autant et les incitatifs pour en produire sont très faibles. Il conduit à privilégier une économie d’accès qui permet d’exclure les consommateurs qui ne participent pas au financement de ces biens. L’économie immatérielle tend vers des régimes de gratuité comme la radio. Mais dans une économie d’abondance de contenus accessibles, la valeur va du contenu à l’information sur le contenu, soit à l’attention.

Le numérique a bouleversé l’organisation industrielle des secteurs traditionnels de la musique enregistrée, du cinéma, de l’édition de livres ou de la presse avec l’apparition de nouveaux entrants et la numérisation des contenus. Il conduit à ce que chaque média devienne multimédia, de même que tout site d’un titre de presse, de radio ou de télévision qui combine textes, audio et vidéo. Le grand basculement de toutes les industries de l’édition vers l’industrie des médias est inéluctable sous l’effet d’une convergence du modèle de l’édition et de celui des médias à mesure que l’économie de la reproduction devient l’économie de la diffusion.

De prime abord, on dira que la tendance est puissante et déplace légèrement les modèles d’affaires vers un modèle bien connu. Il s’agit de celui des marchés dits « bifaces » ou encore « à deux versants », où une plateforme numérique fait interagir deux catégories d’acteurs distincts, les annonceurs et les spectateurs-auditeurs, grâce aux contenus capables de retenir leur attention. L’économie de la publicité fonctionne selon ce modèle qui tend à devenir le modèle principal de l’information et des contenus. Mais en réalité, dans le nouvel écosystème, les plateformes de distribution et de médias sont devenues plus complexes, ne serait-ce qu’en raison de leur caractère multimédia. De plus, ce sont de nouveaux entrants du numérique, les « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui maîtrisent l’art de l’interaction entre les catégories d’utilisateurs.

Robot de l’esprit

Toutes les plateformes sont centrées sur un objectif : capter, conserver, valoriser l’attention à l’époque où la surcharge informationnelle progresse. La qualité des contenus, l’exclusivité et l’éditorialisation sont essentielles dans cet univers d’abondance. Mais c’est en aval que se trouve le plus gros enjeu : les algorithmes, la puissance des marques et surtout le search – ou les usages des médias sociaux – pour attirer le consommateur jusqu’au contenu. À la découverte aléatoire se substituent des « machines d’attention ». À cet égard, Google ou tout autre moteur de recherche est évidemment au centre de cette évolution.

On pourrait même concevoir que par ses navigations, ses hypertextes, ses clics, ses publications, ses tweets et retweets, chacun soit appelé à devenir plus qu’un simple auditeur, téléspectateur ou consommateur, c’est-à-dire un véritable média lui-même. C’est d’ailleurs cette dimension que les médias sociaux comme Facebook ou Twitter explorent.


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Attention aux effets…

Pareille mutation fondée sur le caractère crucial de l’attention comporte des conséquences majeures dans l’univers médiatique, d’autant plus que l’attention paraît encore insaisissable et polymorphe et que des régimes d’attention très distincts voient le jour entre la lecture, les médias, l’immersion dans les jeux vidéo, le zapping, etc.

L’économie de l’attention, cet objet encore assez neuf de la recherche, lance des défis importants aux entreprises et à leur environnement :

  • La mesure de l’attention est à présent un défi majeur, car l’attention, dans le monde numérique où tout se calcule, semble être un horizon inatteignable alors qu’elle commande la valeur de la publicité. Les métriques des médias classiques implosent sous l’effet des offres, des supports et des usages. L’étalon même de l’attention manque : minutes, mouvements d’yeux, engagement, etc. Depuis une décennie, cette question ne trouve pas de solution définitive. Faut-il la chercher du côté des sciences cognitives ou du neuromarketing pour aller plus loin que le marketing comportemental ?

  • Pour répondre à la concurrence des attentions, nombreux sont les médias qui ont intégré le numérique avec des déclinaisons multimédias de l’information et des contenus. Mais les organisations sont généralement résistantes. Comment combiner un objectif de capture d’attention et des silos de pratiques souvent à la source des valeurs ajoutées traditionnelles ? La plupart des organisations et des entreprises de médias et d’industries culturelles poursuivent cette recherche.

  • Les réglementations et les politiques : les bassins d’exposition aux radios, aux chaînes, se trouvent fragilisés quand tous les contenus sont accessibles. Les objectifs demeurent, mais dans un cadre intellectuel, technologique et économique très différent. Politiquement et juridiquement, ces questions appellent la formation d’un cadre de référence pour penser la place cruciale de l’attention dans la révolution numérique.

  • L’attention est au cœur de la vie de l’esprit. Or, la rareté de l’attention en environnement d’abondance multi-écrans produit déjà, chez les jeunes générations, des modifications perceptibles des capacités cognitives : mémoire, fluidité de traitement, temps de concentration, de réflexion, de réaction et de décision, etc., sont autant de terrains de transformations qu’analysent les sciences cognitives et qui concernent chacun de nous.