Dans le domaine de la gestion, l'utilisation des méthodes neuroscientifiques est, pour l’instant, plutôt restreinte. Or, les recherches sur l’expérience utilisateur effectuées à la Chaire de recherche industrielle du CRSNG-Prompt en expérience utilisateur (Chaire UX)1 donnent des résultats plus que prometteurs, révélant ainsi la quantité d’informations impressionnante que procurent ces méthodes novatrices. Mais aujourd’hui, comment la neuroscience peut-elle concrètement contribuer à l’amélioration de l’expérience numérique de vos clients?

Au cours des dernières décennies, les recherches en neuroscience ont mené à une plus grande compréhension du formidable système d’intelligence non artificielle qu’est notre cerveau. Ce progrès scientifique a conduit à des avancées importantes dans certains domaines comme la médecine et le génie biomédical. Bien que le milieu de la gestion ne puisse pas encore profiter pleinement de ces avancées, notre compréhension des processus de prise de décision chez les individus a fait de grands pas.

Les travaux de Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002, ont grandement amélioré notre compréhension des biais cognitifs qui influencent la prise de décision. Dans son ouvrage Thinking, Fast and Slow2, le psychologue et économiste américano-israélien expose la dualité entre deux systèmes, qui gouvernent notre mode de pensée. D’un côté, il y a le Système 1, qui est rapide, instinctif et émotionnel. De l’autre côté, le Système 2, qui est lent, délibéré et logique.

Le neuroscientifique Antonio Damasio a lui aussi joué un rôle important dans notre compréhension du rôle des émotions dans la prise de décision. Dans son livre Descartes' Error3, il expose de quelle manière la prise de décision est guidée (et souvent biaisée) par nos réactions émotionnelles. Malgré l’importance des avancées scientifiques, il est difficile dans la pratique de recourir facilement à la neuroscience afin de guider les gestionnaires et d’améliorer les pratiques en organisation. Cette difficulté ne tient pas uniquement à une connaissance encore trop embryonnaire de la neuroscience; c’est également un problème de mégadonnées. Les outils neuroscientifiques génèrent une quantité astronomique de données, ce qui requiert une expertise en matière d’analyse de données afin de dénicher les informations qui s’avéreront véritablement utiles pour un domaine particulier.

Une meilleure compréhension de l’expérience vécue par les utilisateurs

Communément appelée l’UX (acronyme de l’expression anglaise user experience), l’expérience utilisateur correspond à ce que vit intérieurement un utilisateur lors d’une interaction avec un produit ou un service numérique. Il s’agit donc de l’état émotionnel et cognitif que l’interface suscite chez lui tout au long de son expérience.

Les méthodes traditionnellement utilisées pour mieux comprendre l’UX demandent généralement à l’utilisateur de témoigner de l’expérience vécue lors d’entrevues, au moyen de questionnaires, etc. Toutefois, la mémoire des utilisateurs est sélective; leur utilisation des produits et des services numériques est souvent liée à une habitude. Lorsqu’ils doivent rétrospectivement évaluer une expérience en ligne – que ce soit lorsqu’ils interagissent avec une interface Web pour acheter un produit ou lorsqu’ils utilisent une application de gestion dans le cadre de leur travail –, les utilisateurs sont confrontés à un défi : leur mémoire leur joue souvent des tours. Par exemple, il est difficile pour eux de se souvenir avec précision des actions qu’ils ont réalisées et des embûches qu’ils ont surmontées pour accomplir une tâche.

Évidemment, ce biais de rétrospection constitue un problème important pour les concepteurs qui souhaitent par exemple créer une interface plus facile à utiliser. Mais comment rendre une expérience optimale si les utilisateurs ne sont pas vraiment capables de rapporter ce qu’ils ont vécu?

La recherche neuroscientifique permet alors de bonifier les approches traditionnelles en UX en captant les réactions émotionnelles et cognitives des utilisateurs lors de leurs interactions avec une interface. En se servant des outils empruntés au domaine des neurosciences, les chercheurs de la Chaire UX ont conçu une nouvelle technique d’observation : les cartes de parcours utilisateur basées sur l’expérience émotionnelle et cognitive vécue en temps réel. Grâce à CubeHX, un logiciel créé par l’équipe de recherche, il est possible de synchroniser les données neurophysiologiques et de permettre au concepteur de connaître et de visualiser les réactions subconscientes (émotionnelles et cognitives) que suscite un produit chez un utilisateur.

La mesure des émotions facialesMesure des émotions faciales

La technologie actuelle permet d’évaluer les réactions émotionnelles à l’aide de mesures non invasives et non intrusives pour l'utilisateur. Par exemple, à l’aide d’une simple caméra Web, le visage de l’utilisateur est enregistré pendant que l’utilisateur interagit avec un service ou un produit numérique. Un logiciel d’analyse des émotions faciales détecte automatiquement les micromouvements des muscles du visage pour prédire l’émotion de l’utilisateur, et ce, six fois par seconde. Les émotions identifiées (plaisir, colère, etc.) peuvent être classifiées comme étant positives, neutres ou négatives, permettant ainsi le calcul de la valence émotionnelle, allant de la valence négative à la valence positive.

L’intensité émotionnelle, une mesure plus précise?

La carte du parcours utilisateur est un outil déployé en UX afin d’illustrer les points d’interaction entre l’utilisateur et l’organisation, dans le but notamment d’identifier les points de friction et d’y remédier. Ces cartes sont généralement construites à l’aide de méthodes qualitatives et ethnographiques, en menant des entrevues avec les utilisateurs par exemple. Malgré leur grande utilité, les cartes de parcours utilisateur qualitatives sont longues et coûteuses à réaliser.

L’utilisation des neurosciences permet d’accélérer grandement la réalisation de parcours de l’expérience utilisateur, en plus d’en augmenter la précision. Pour ce faire, les équipes de recherche utilisent une mesure physiologique de l’intensité émotionnelle4. Il est alors possible de constater clairement les points de friction vécus par l’utilisateur et d’en évaluer la sévérité. Qui plus est, les recherches de la Chaire UX ont permis d’en venir à la conclusion qu’il est possible d’identifier 80 % des points de friction à l’aide de huit utilisateurs seulement. Cette méthode permettait aussi de mettre en lumière quatre fois plus de moments de friction que les approches qualitatives traditionnelles. Et la chose la plus étonnante : grâce aux développements technologiques réalisés par la Chaire UX, il est possible de le faire en moins d’une journée, une rapidité que les approches traditionnelles ne permettaient pas jusqu’à maintenant.

Selon ces résultats, il serait concevable de fournir beaucoup plus rapidement des informations à des équipes de projet pour mieux évaluer, par exemple, le processus d’adoption d’une nouvelle technologie au sein d’une entreprise. Ce faisant, les responsables pourraient alors prévoir une formation ciblée sur les points de friction et les défis à relever par les équipes.

D’une certaine manière, grâce aux neurosciences, on peut maintenant comprendre de façon plus efficace les réactions des individus afin de mieux anticiper l’expérience globale qu’ils auront avec un produit ou un service. Plusieurs entreprises pourraient voir dans ce type de données des informations cruciales leur permettant de se démarquer, de développer leur marque et d’encourager la loyauté des utilisateurs.


NOTES

1 Depuis 2017, Deloitte est partenaire de la Chaire de recherche industrielle du CRSNG-Prompt en expérience utilisateur. La mission de cette chaire est d’acquérir une compréhension approfondie, de compiler des mesures précises de l’expérience utilisateur (UX) et de créer des innovations technologiques nécessaires pour accélérer et enrichir la recherche en UX dans le but d’aider les entreprises canadiennes à se mesurer à leurs concurrentes, et ce, à l’échelle mondiale. La Chaire UX bénéficie du soutien financier du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada et de l’organisme Prompt.

2 Kahneman, D. (2011). Thinking, Fast and Slow. Farrar, Straus and Giroux.

3 Damasio, A. R. (2006). Descartes' Error. Random House.

4 Des senseurs placés sur la paume de la main de l’utilisateur enregistrent la conductance de la peau, une réaction automatique du système nerveux qui permet de prédire l’intensité des émotions ressenties. D’une certaine manière, il s’agit de la même technologie utilisée dans un détecteur de mensonges.