L’élaboration de chaînes d’approvisionnement durables représente l’un des plus grands défis du virage vers une économie plus responsable. Pour le relever, les entreprises devront se rapprocher de leurs fournisseurs et nouer des partenariats plus étroits.

De manière générale, une chaîne d’approvisionnement durable est organisée et exploitée avec l’intention claire d’atteindre des objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). «On ne peut pas se limiter à l’aspect environnemental ; on doit vraiment intégrer les trois types de facteurs pour que notre chaîne d’approvisionnement réponde à cette préoccupation», souligne Andrew Jennings, directeur principal de la pratique Chaîne d’approvisionnement et opérations réseau de Deloitte Canada.

Cette définition très large doit être adaptée aux réalités de chaque industrie. La différence entre une firme technologique de Toronto et une société minière présente dans les Territoires du Nord-Ouest peut s’avérer énorme. «Chaque entreprise doit donc concevoir sa propre stratégie ESG et son plan pour l’atteindre, en fonction de la nature de sa chaîne d’approvisionnement, de ses activités et des contraintes de son secteur», conseille Andrew Jennings.

Dossier - Finance durable

Réagir aux pressions

Pendant longtemps, l’objectif consistait à bâtir les chaînes d’approvisionnement les plus efficaces et les moins coûteuses possible. Pourquoi les entreprises se préoccupent-elles soudain de leur durabilité?

«Il y a une vraie prise de conscience au sujet des risques que la crise climatique présente pour l’approvisionnement», répond Andrew Jennings. Robert D. Klassen, professeur de gestion des opérations et durabilité à l’Ivey Business School, ajoute quant à lui que les entreprises subissent de multiples pressions. «Les investisseurs s’intéressent à la durabilité de la chaîne d’approvisionnement pour des questions de gestion du risque, alors que les travailleurs et les clients, notamment les plus jeunes, montrent une grande sensibilité aux enjeux environnementaux et sociaux», explique-t-il.

Les acheteurs ajoutent donc dans leurs contrats des clauses concernant l’approvisionnement de leurs fournisseurs, l’achat de produits certifiés, la sobriété carbone ou l’observation de certaines normes de conduite. Cependant, l’évaluation du respect de ces clauses repose souvent sur une autodéclaration plutôt que sur une vérification.

Un article publié dans la Harvard Business Review[1] en 2020 rappelait la dynamique actuelle de la durabilité des chaînes : les grandes entreprises exigent des garanties de leurs fournisseurs directs qui, eux, deviennent responsables de les imposer à leurs propres fournisseurs, qui les demandent à leur tour à leurs sous-traitants, etc.

Ce modèle de «cascades des bonnes pratiques» a montré ses limites. Des scandales ont éclaboussé plusieurs entreprises qui l’utilisent. Les auteurs de l’article citent par exemple Apple, Dell et HP, accusées d’acheter des pièces fabriquées par des sous-traitants qui négligent la sécurité de leurs employés, ou encore Nike et Adidas, dont certains fournisseurs chinois rejetaient des produits toxiques dans des rivières.

Créer des partenariats

Ainsi, on constate que les chaînes d’approvisionnement gardent de nombreux angles morts. La première étape pour les rendre plus durables consiste donc à bien comprendre en quoi elles ne le sont pas. «On doit regarder quels produits l’entreprise achète et en quelles quantités, puis analyser la performance ESG des sous-traitants qui les lui fournissent», observe Claudia Rebolledo, professeure titulaire au Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal.

Cet exercice demeure très complexe. Les grandes entreprises jouissent de plus de ressources que les petites pour évaluer leurs sous-traitants, mais elles peinent tout de même à obtenir des données fiables quant au respect des critères ESG de leurs fournisseurs. Claudia Rebolledo croit que les entreprises obtiendront de meilleurs résultats en s’engageant auprès d’eux pour les aider à modifier leurs approches plutôt qu’en se contentant de les juger ou de les pénaliser.

«D’autant que dans le contexte actuel, une entreprise n’a pas toujours l’option de changer de fournisseur, souligne la professeure. Elle doit donc plutôt contribuer au développement ESG de ses sous-traitants. Cela crée bien plus d’impact.»

Bâtir de nouveaux partenariats

De leur côté, les fournisseurs qui souhaitent développer des pratiques exemplaires en durabilité affrontent leurs propres défis. Ils doivent travailler en partenariat avec leurs clients et avec d’autres acteurs, afin d’atteindre leurs objectifs. Mélanie Paul, une entrepreneure innue de Mashteuiatsh, a cofondé Akua Nature en 2020. Cette entreprise se spécialise dans l’extraction, la transformation et le conditionnement de la biomasse boréale en produits cosmétiques et de santé naturelle.

Quand il est question de durabilité, Mélanie Paul ne se contente pas de compromis. Ce principe se trouve au cœur de la raison d’être de son projet, mais ce n’est pas toujours facile de le respecter. «Par exemple, nous demeurons très dépendants des importations chinoises si nous voulons utiliser des contenants et des emballages en plastique biodégradable, alors que nous aimerions les acheter localement», illustre-t-elle.

La matière première, comme les plantes et les petits fruits, est cueillie de manière responsable par des membres de communautés autochtones qui sont formés pour favoriser la pérennité des ressources. L’approvisionnement est saisonnier, puisque les ingrédients actifs de ces végétaux ne demeurent à leur maximum que pendant deux à trois semaines par année. Et comme l’entreprise veut vendre en continu, elle doit stocker beaucoup de ressources.

«Nous tentons d’innover en concluant des ententes avec nos clients pour qu’ils s’engagent un an à l’avance à acheter une certaine quantité de produits, explique Mélanie Paul. Cela nous aiderait à cueillir la bonne quantité et à avoir ainsi un approvisionnement plus écoresponsable.»

Dans la même veine, elle aimerait travailler avec les entreprises forestières, afin d’être prévenue des récoltes de bois à venir. Cela lui permettrait d’envoyer les cueilleurs avant que la coupe de bois ne débute, pour éviter la destruction d’une ressource naturelle qui pourrait être valorisée.

Un atout stratégique

On le voit, le chemin qui mène à la durabilité demeure jonché de défis. «Ce n’est pas tout noir ou tout blanc, reconnaît Robert D. Klassen. Personne n’est parfait. L’objectif est de travailler à rendre progressivement la chaîne d’approvisionnement de plus en plus durable.»

Les gouvernements peuvent y contribuer. «Leur rôle consiste à adopter des règlements et à pénaliser les entreprises qui ne développent pas de meilleures pratiques ESG, mais aussi à accompagner celles qui veulent s’améliorer», souligne Claudia Rebolledo.

Pendant longtemps, les chaînes n’ont été évaluées qu’en fonction de leur efficacité et de leurs coûts. Dorénavant, leur résilience et leur durabilité sont tout aussi importantes, sinon plus. «La durabilité de la chaîne d’approvisionnement deviendra un atout stratégique pour mieux se positionner sur le marché, croit Claudia Rebolledo. Bien sûr, ce changement présente des risques à gérer, mais il constitue également une occasion de générer de la valeur.»

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Référence

[1] Villena, V., et Gioia, D., «A more sustainable supply chain», Harvard Business Review, mars-avril 2020, p. 84-92.