En trois décennies, la mondialisation est passée d’heureuse à suspecte. Ses critiques réclament une démondialisation, et même ses défenseurs les plus fidèles admettent le besoin de remondialiser. Quel est l’avenir du commerce mondial?

À l’âge de 24 ans, Roland Benedikter, codirecteur du Center for Advanced Studies (EURAC) en Allemagne, habitait Berlin-Ouest. Il se souvient d’avoir déconstruit de ses propres mains des sections du mur de Berlin en 1989, lorsque la République démocratique allemande a renoncé à restreindre le passage entre l’est et l’ouest de la ville.

«Nous pensions que le monde deviendrait de plus en plus unifié, pacifique et démocratique, se rappelle-t-il. Mais à peine une dizaine d’années plus tard, ce fantasme de la “mondialisation heureuse” a commencé à s’effriter.»

Des effets délétères

La mondialisation repose sur la réduction au minimum des barrières qui entravent le commerce entre les pays et une ouverture maximale des marchés à la concurrence internationale. Une telle approche doit, selon ses promoteurs, permettre à plus d’États de connaître une croissance économique et d’améliorer leur niveau de vie.

En augmentant leurs échanges, les pays deviendraient en outre plus interdépendants, ce qui diminuerait le risque de guerres. Des règles internationales assureraient le règne de la stabilité, de la confiance et de la collaboration, sous l’égide d’entités comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le développement économique tous azimuts favoriserait naturellement l’émergence de la démocratie libérale dans un nombre grandissant de pays.

Un temps triomphante, cette idéologie n’a cependant plus la cote. Dans les pays occidentaux, elle est accusée d’avoir présidé à une vaste désindustrialisation, qui a laminé les classes moyennes. Elle aurait ainsi réduit l’écart de richesse entre les nations, mais augmenté les inégalités à l’intérieur des États.

«Les populistes de droite et de gauche surfent beaucoup sur cet effet négatif bien réel pour certaines couches de travailleurs, qui a provoqué un gigantesque ressentiment contre le libre-échange et la mondialisation», souligne Stéphane Paquin, directeur scientifique du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation.

S’ajoutent à cela de vives critiques sur l’impact environnemental et climatique du transport international des marchandises. Le fret maritime est passé de 4 008 millions de tonnes en 1990 à 10 985 millions de tonnes en 2021, selon l’ONU.

L’érosion de la «Chinamérique»

La mondialisation pâtit aussi de l’éclatement du pacte de la Chinamérique, c’est-à-dire la grande intégration des économies américaine et chinoise à partir des années 1990. «Les États-Unis y voyaient l’occasion de se procurer des biens bon marché, mais la Chine y a plutôt trouvé une voie pour rattraper rapidement les économies occidentales», explique Pierre-Noël Giraud, professeur émérite d’économie à Mines Paris-PSL et à Dauphine-PSL, en France, et professeur affilié à l’Université Mohammed VI Polytechnique, au Maroc.

Avec les années, les promoteurs de la mondialisation ont dû admettre que le développement économique fulgurant de la Chine ne s’accompagnait pas d’une démocratisation de son régime politique. Au contraire, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 a renforcé son aspect autocratique.

Puis, il y a une dizaine d’années, la Chine a adopté la politique «Made in China 2025», qui a ébranlé les États-Unis. «La Chine a voulu changer sa place dans les chaînes de valeur pour conserver une plus grande part de la valeur ajoutée dans son pays, et elle l’a fait en imposant certaines mesures protectionnistes», explique Stéphane Paquin.

Le gouvernement américain a riposté par ses propres mesures, dont le Buy American Provision adopté en 2009 sous Barack Obama. C’est le début d’un désamour qui se prolongera pendant les présidences de Donald Trump et de Joe Biden, avec une hausse des tarifs douaniers et des sanctions pour empêcher la Chine d’accéder à certaines technologies avancées.

Une remondialisation stratégique

D’autres événements ont contribué à éroder les rêves de mondialisation. En 2008, la crise financière a souligné la fragilité d’un système financier mondialisé. Depuis 2020, ce sont surtout les chaînes d’approvisionnement extrêmement longues et délocalisées issues de la mondialisation qui inquiètent.

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C’est le nombre de barrières au commerce international qui ont été imposées en 2023, soit cinq fois plus qu’en 2015.
Source : Banque mondiale

«Pendant la pandémie, plusieurs pays ont rapidement craint de manquer d’équipements de protection et de médicaments, qui étaient produits ailleurs, rappelle Pierre-Noël Giraud. Puis, la guerre en Ukraine a montré que la dépendance énergétique envers la Russie représentait un grand risque pour l’Europe.»

Le professeur d’économie préfère parler de trois «globalisations» (numérique, financière, des entreprises) plutôt que d’une mondialisation. Il considère que les deux premières ne sont pas vraiment remises en question. «Les enjeux se trouvent surtout du côté des chaînes de valeur, en particulier dans des domaines jugés stratégiques, comme la santé, les minéraux critiques et les puces électroniques», précise-t-il.

On assiste ainsi au retour de mesures protectionnistes, de politiques industrielles assorties d’investissements publics massifs et à la séparation du monde en blocs géopolitiques. L’OMC rapporte que, depuis le début de la guerre en Ukraine, le commerce entre des pays qui ont des opinions divergentes sur ce conflit a augmenté 4% plus lentement qu’entre ceux qui sont d’accord.

Un avenir incertain

Malgré tout, le niveau des échanges internationaux se maintient. Le volume du commerce mondial des marchandises devrait augmenter de 2,6% en 2024 et de 3,3% en 2025, après une baisse plus importante que prévu de -1,2% en 2023, selon l’OMC. Nous vivons donc moins une démondialisation qu’une remondialisation.

Cette remondialisation avance en partie consciemment, grâce à des efforts (encore timides) déployés pour réformer le fonctionnement de la mondialisation et de grandes institutions internationales dont les Nations unies. L’organisation tiendra d’ailleurs en septembre 2024 à New York un Sommet de l’avenir, afin de revivifier le système multilatéral. «Nous aurions tort de dresser un portrait trop sombre de la situation, croit Roland Benedikter. Les frictions actuelles pourraient permettre une refondation positive de l’ordre économique et politique mondial.»

Il estime par exemple que les États pourraient réduire certaines interdépendances exagérées, tout en maintenant de nombreux échanges. Il prévoit également une «glocalisation», soit une mondialisation qui favorise une augmentation des échanges à l’intérieur de grands blocs dans lesquels les pays prennent soin les uns des autres.

Mais la remondialisation découle aussi de coups géopolitiques joués dans l’affrontement entre deux groupes rivaux, qui tendent à se solidifier depuis le début de la guerre en Ukraine. «La situation géopolitique complique grandement l’émergence d’un consensus sur ces questions et rend difficile la définition concrète d’une remondialisation», prévient Stéphane Paquin. La mondialisation ne sera plus ce qu’elle a déjà été, mais prévoir la direction qu’elle prendra reste très hasardeux.

Les importations américaines de marchandises chinoises ont augmenté de 3,86 à 536,31 milliards de dollars US entre 1985 et 2022, avant de chuter à 427,23 milliards de dollars US en 2023. C’est leur plus bas niveau depuis 2012.

Source : Statista

Depuis les années 1980, la part des pays émergents dans les échanges internationaux est passée de moins d’un tiers à près de la moitié, et leur part de la production mondiale a grimpé de 24% à 43%.

Source : OMC

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion