Article publié dans l'édition Hiver 2014 de Gestion

Dans le film Habemus Papam, le psychanalyste du pape organise un tournoi de volley-ball entre les cardinaux des différents continents. Un point marqué par l’équipe d’Océanie, qui jusque-là avait été malmenée, fait bondir de joie joueurs et spectateurs, y compris les religieuses, pourtant très réservées à l’accoutumée1.

Chez nous ou à l’étranger, le sport a cette capacité de transcender les différences pour stimuler le débat, réunir les gens et aussi susciter les passions. En fait, rares sont les domaines qui permettent de rapprocher les hommes et les femmes autant que le sport et qui contribuent à les intégrer à une communauté et à développer leur sentiment d’appartenance.


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Autrement dit, le sport engendre la conversation. Par exemple, il existe une analyse des interactions entre les fans du club de baseball des Cubs de Chicago au stade Wrigley Field, le processus de socialisation et les rituels qui ont lieu dans une enceinte sportive2. Pour s’en convaincre, quoi de mieux qu’un match des séries éliminatoires de la Ligue nationale de hockey (LNH) au Centre Bell, au cours duquel les Canadiens de Montréal font frémir leurs partisans dès leur entrée sur la patinoire, au son d’une musique prenante et d’un jeu de lumières3, et, à l’occasion, par leurs performances sur la patinoire. Sans contredit, et ainsi que le mentionnent certains auteurs4, « peu importe qu’on le considère comme du divertissement, une occasion d’affaires, une inspiration pour l’endurance physique et mentale ou encore pour l’établissement de liens sociaux, le sport a aujourd’hui imprégné les rapports humains5 ».

Mais de la socialisation à la commercialisation, il n’y a qu’un pas. De fait, « au cours de la dernière décennie, l’industrie du sport a connu une croissance telle que cela a nourri l’intérêt pour le marketing du sport6 ». C’est dans cette veine que les équipes, les joueurs, les équipementiers, les commanditaires et autres parties prenantes de cet univers fascinant sont engagés dans une lutte commerciale pour gagner le cœur et le dollar discrétionnaire de leurs fans7.

Et c’est dans cette optique que nous abordons, dans cet article, le marketing du sport et la pertinence qu’il revêt pour les gestionnaires, en mettant l’accent sur la gestion de la marque. En d’autres termes, dans quelle mesure la marque s’avère-t-elle un levier stratégique pour les gestionnaires dans l’univers du sport ? Cette analyse et les illustrations qui l’accompagnent se veulent une synthèse de nos recherches en marketing du sport réalisées au cours des dernières années (voir l’encadré 1).

Pour découvrir en quoi la marque s’avère un levier stratégique pour les gestionnaires sportifs, nous discutons de la mondialisation du sport avant de présenter ce qu’est une marque dans le sport, ainsi que son importance. Nous poursuivons avec une analyse des stratégies nationales et internationales des organisations sportives, en particulier celles des équipes. Enfin, nous faisons le point sur la situation, en tirons des enseignements et ouvrons de nouveaux horizons.

L’industrie du sport

Vitalité et richesse

Selon PricewaterhouseCoopers (2011), l’industrie mondiale du sport représentait 114 milliards de dollars américains en 2010; d’ici la fin de 2013, ce chiffre devrait augmenter à 133 milliards. Toujours selon cette source, ce dernier montant se décortiquerait comme suit :

  • 43 milliards de dollars en revenus de billetterie;
  • 35,2 milliards en revenus de commandite;
  • 28,1 milliards en revenus de produits dérivés;
  • 26,7 milliards en droits de télévision.

Car si l’économie mondiale est mal en point, le sport semblerait à l’abri de cette situation précaire. En fait, l’industrie du sport profiterait d’investissements massifs, sous l’impulsion de l’organisation de grandes compétitions internationales, telles les Jeux olympiques ou la Coupe du Monde de football où la surenchère est un chemin tout désigné pour épater le monde entier.

Les Jeux olympiques d’été de Londres de 2012 auraient coûté plus de 30 milliards de dollars américains et ceux d’hiver à Sotchi, en 2014, coûteront plus de 50 milliards8. Comme le montre une étude9, entre 2000 et 2009, la croissance des dépenses dans le sport représentait 8,2 fois la croissance du produit intérieur brut (PIB) de la Russie, 3,8 fois celle du PIB de la Grande-Bretagne, 3,5 fois celle du PIB de l’Allemagne, 3 fois celle du PIB du Mexique, 2,1 fois celle du PIB de l’Inde, 1,9 fois celle du PIB des États-Unis et 1,6 fois celle du PIB de la Chine. Dans ce contexte, peut-on aller jusqu’à dire que la devise Du pain et des jeux est une maxime des temps modernes qui défie toute logique? En partie, oui, mais c’est plus complexe que cela.

La mondialisation

D’une activité purement locale, comparable au cirque du village d’antan, le sport est devenu une mégaproduction dans la veine du Cirque du Soleil ou de Walt Disney – à tout du moins en ce qui a trait aux grands événements sportifs, comme les Jeux olympiques et la Coupe du Monde de football dont il a été question –, mais aussi du Super Bowl ou de la finale de la Champions League.

Du sport nous passons au sportainment, terme anglais qui désigne le fruit du métissage entre le sport et le divertissement, où la mise en marché d’une expérience et d’émotions uniques devient le moteur de la prestation sportive10. Avec parfois des exemples saugrenus, tel ce mariage qui s’est tenu au centre de la patinoire des défunts Thrashers d’Atlanta, de la LNH, en décembre 2010, avec les Ice Girls comme témoins11 ! Ou encore la Lingerie Football League (LFL), dont l’expansion fulgurante aux États-Unis gagne à présent le Canada et l’Australie, en tablant sur une combinaison de voyeurisme, d’une dose d’adrénaline et d’un peu de sport12.

Indiscutablement, on assiste à une transformation du produit, de la gestion et de la propriété sportive : ainsi, le contenu sportif est recouvert d’un emballage de divertissement pour diffusion au travers de différentes plateformes de communications, imprimées et électroniques. Ce n’est donc pas un hasard si un nombre croissant d’entreprises prennent le contrôle d’entités sportives afin de maximiser leurs revenus.

Pensons à Bell et à Rogers au Canada, avec respective- ment les Canadiens de Montréal et les Blue Jays de Toronto, sans oublier les Maple Leafs de Toronto que les deux compagnies ont acquis conjointement, à Orange, en France, avec la Ligue de football professionnel (LFP), à l’Afrique avec la Confédération Africaine de Football (CAF), à T-Mobile, en Allemagne, avec le Bayern Munich, etc. Cela conduit parfois à des excès de la part des entreprises de communications.

De fait, comment légitimer une exploitation commerciale tous azimuts, où le consommateur se voit taxer dès qu’il change de plateforme pour suivre son équipe préférée à cause de la multiplication des chaînes (par exemple, Sportsnet et Sportsnet One, TSN et TSN 2, RDS et RDS 2, Eurosport et Eurosport 2) ? Ou, pire encore, une situation où ce consommateur est pris en otage par des offres liées à des entreprises de communications qui l’obligent à payer pour des options ou des chaînes qu’il ne souhaite pas vraiment consommer (par exemple, la location du décodeur de l’entreprise, l’achat d’un forfait de matchs de moindre importance pour pouvoir visionner ceux de la Champions League)?

Et comment créer réellement de la valeur pour le consommateur, au-delà de la simple rhétorique des messages publicitaires aux slogans vides de sens, dans un univers où le sport perd un peu de son essence au profit du divertissement à outrance ? C’est dans ce contexte que la marque devient un levier potentiel de création de valeur. C’est ce que nous aborderons à l’instant, en faisant tout d’abord un tour d’horizon de ce qu’est une marque en général, et dans le sport en particulier.

L’importance de la marque dans le sport

Qu’est-ce qu’une marque ?

Par définition, une marque est « un nom, un mot, un signe, un symbole, un dessin, ou une combinaison de tout ce qui précède13 ». Une marque permet de reconnaître les produits ou les services d’une entreprise. Elle cristallise sa personnalité à travers des attributs et des associations de marque forts; elle se distingue de ses concurrentes en soulignant sa proposition de valeur unique (ou Unique Selling Proposition, USP), en d’autres mots les caractéristiques de la marque qui la différencient14.

La marque est une promesse que l’organisation fait à ses clients15. Cette promesse repose sur la cohérence et la continuité des produits ou des services de la marque que les consommateurs sont en mesure de vivre chaque fois qu’ils sont en contact avec celle-ci16. La valeur de la marque se mesure par son capital de marque.

Ainsi, le capital de marque « repose sur une loyauté de marque forte, la notoriété du nom de la marque, sa perception de qualité, des associations de marque fortes et d’autres actifs, tels que des marques de commerce17 ». Un capital de marque fort nourrit une stratégie de marque réussie et a un impact sur les intentions d’achat des consommateurs, sur les prix que l’on peut pratiquer et sur la loyauté des consommateurs envers la marque18.

Des marques à part entière

Aujourd’hui, les experts considèrent les équipes sportives comme des marques à part entière19. La marque est vue comme l’actif le plus important d’une équipe sportive20, et l’identité ou sa personnalité de marque lui procure direction et sens21. Comme le résume le vice-président marketing des Twins du Minnesota : « Une marque, c’est ce que les gens pensent de vous quand ils pensent à vous […]. La marque vous aide à changer les attitudes des gens, à construire un lien fort avec les fans et à développer leur sentiment d’appartenance au club. »

La marque et la gestion de la marque sont des leviers stratégiques pour aider les gestionnaires à générer de la valeur22, qui plus est dans le sport23, autant du point de vue du marketing que du point de vue financier24. En effet, lorsque les fans s’identifient à leur équipe, leur appui se traduit, entre autres, par des stades bondés et l’achat de produits dérivés.

Mais que retrouvent donc les fans dans les marques d’équipes sportives ? Eh bien, ces clubs ont les caractéristiques de véritables produits. Tout d’abord, ils sont composés de bénéfices intangibles, comme les émotions que les fans vont vivre dans le stade, les interactions sociales qu’ils auront avec les autres fans dans les estrades, de même que le sentiment de fierté qu’ils éprouvent lorsqu’ils s’associent avec leur équipe et s’y identifient, notamment lorsqu’elle gagne. Ensuite, ces clubs comprennent des dimensions tangibles, telles que l’équipe qui joue sur le terrain, les commodités offertes dans le stade et les produits dérivés qu’ils peuvent acheter ou recevoir au stade25. Ces bénéfices tangibles et intangibles représentent le noyau et les caractéristiques auxiliaires du produit sportif (schéma 1).

Des marques appréciées des fans

Aux yeux des fans, les marques sont une source à la fois d’identité et de fierté.

Une source d’identité. À l’exception du divertissement (cinéma et musique), de la religion et de la politique, la réponse émotionnelle des fans de sport est généralement plus forte que dans toute autre industrie. Indéniablement, les fans de sport retirent de la fierté de s’associer avec leur club favori26. Le succès sur le terrain est souvent nécessaire pour développer et nourrir une marque, mais cela ne suffit pas pour construire le capital de marque; c’est pourquoi une équipe doit pouvoir compter sur des attributs qui transcendent la performance sportive27.

À cet égard, et comme nous l’avons mentionné précédemment, l’identité de marque comporte un ensemble d’attributs tangibles et intangibles qui lui donnent sa personnalité. Ceux-ci représentent les fondations sur lesquelles une équipe peut se positionner sur le marché par rapport à d’autres clubs sportifs, mais aussi face à d’autres options de divertissement. Et ainsi articuler cette proposition de valeur unique, qui peut conduire aux actions de marketing du club et les soutenir (schéma 2).

Une source de fierté. Lorsqu’ils s’associent avec leur club favori, les fans empruntent des dimensions symboliques de la marque pour définir leur propre identité28. Cette identité accroît la prédisposition favorable à l’égard de la marque de la part du consommateur, ses émotions envers la marque, et par ricochet son niveau de confiance et de loyauté envers la marque29.

Au travers d’une forte implication (cognitive, affective et conative) et d’un engagement correspondant envers leur club préféré, les fans deviennent des « cocréateurs » de leur expérience et des ambassadeurs de la marque, c’est-à-dire des « fans-acteurs » ou « consommacteurs »30. Une forte identification au club conduit à une grande loyauté et, éventuellement, à une marque sportive puissante (schéma 3). Dans cet ordre d’idées, les équipes doivent être innovatrices dans leurs façons d’attirer les fans31. C’est ce que nous verrons à l’aide de plusieurs exemples.

Comment renforcer les liens et les équipes sportives ?

Nos recherches nous ont permis de relever trois axes sur lesquels les gestionnaires d’équipes agissent pour renforcer le lien émotionnel privilégié qui les unit à leurs fans :

  • miser sur l’identification des fans à l’équipe sportive, notamment la personnalité de la marque du club;
  • faire vivre aux fans une expérience unique;
  • se doter de stades qui deviennent des points de convergence du sportainment.

Passons en revue ces trois axes.

Miser sur l’identification des fans à l’équipe sportive

Pour favoriser l’engagement des fans, la marque doit toucher leurs cœurs, souvent au moyen d’histoires d’amour.

Une marque qui résonne dans le cœur des fans. Une marque forte est ancrée dans sa communauté. Et à ce titre, une équipe sportive a tous les atouts en main pour faire ressortir les attributs et les associations de la marque qui ont une résonance auprès des fans, et ainsi souder davantage l’engagement des fans. Deux bons exemples sont celui des Flames de Calgary, avec la campagne We are the C of Red32, et celui des Falcons d’Atlanta, avec son slogan Rise Up!33.

Dans la campagne du club de hockey des Flames de Calgary, joueurs (d’hier et d’aujourd’hui), entraîneurs, commentateurs, fans, jeunes et moins jeunes, tous sont réunis, tels des membres d’une famille, autour du club et de ce qu’il représente : le chandail rouge frappé d’un « C » en flammes, l’aréna où les exploits du club soulèvent les partisans, la ville et ses environs jusqu’aux petits villages de l’Alberta dans les montagnes Rocheuses, les chapeaux de cow-boys si représentatifs des gens de l’Ouest, le drapeau canadien, etc. Tous ces individus s’identifient aux Flames, au C of Red qui résume tout ce que leur équipe représente à leurs yeux et aussi pourquoi ils en sont si fiers.

Quant aux Falcons d’Atlanta de la National Football League (NFL), leur courte vidéo reprend la thématique de la chorale dans une église évangélique du sud des États-Unis. C’est comme si toute une communauté métissée, à l’histoire parfois déchirante et au passé socioéconomique difficile, entonnait un message d’espoir, voire de conquête. Aujourd’hui, il est possible pour cette communauté de se tenir debout par l’entremise de son équipe de football américain. Rise Up!, scande Samuel Jackson.

La mise en récit, telle une histoire d’amour. Lorsque les gestionnaires sont en mesure d’articuler, de façon romancée, des mythes et des légendes autour du parcours du club, avec ses moments d’extases collectives mais aussi des instants tragiques qui marquent au fer rouge la vie des supporters et de ses joueurs, on parle de mise en récit (storytelling). Pour les amateurs de baseball, le coup de circuit de Joe Carter durant la Série mondiale de 1993 en est une bonne illustration34.

Avec un compte de deux balles, deux prises, deux coureurs sur les sentiers et les Blue Jays qui tirent de l’arrière 6 à 5 en fin de neuvième manche, le frappeur de Toronto catapulte le lancer de Mitch Williams, des Phillies de Philadelphie, par-dessus la clôture du champ gauche. Circuit et victoire des Blue Jays, célébrée par les 50 000 fans qui se lèvent en bloc, telle une marée humaine prête à déferler sur le terrain, mais aussi par tout le Canada ! « Un homme va réussir, un autre va échouer… Mais à mes yeux, nous sommes tous les deux des succès », conclut le héros du jour.

Pour les fans de soccer, le concept de l’Ajax Experience, inauguré en 2011 par le prestigieux club néerlandais, est un autre exemple de mise en récit35. Les fans de l’Ajax d’Amsterdam ont en effet la possibilité de redécouvrir dans ce musée l’histoire du club au travers de vidéos, photos, chandails, trophées, etc., du club.

Mais aussi d’être des parties prenantes de l’expérience en mettant à l’épreuve leurs habiletés footballistiques et en pénétrant dans une réplique du vestiaire de l’Ajax où, avant d’entrer sur le terrain mythique, le coach leur transmet les dernières consignes. Puis, c’est le tunnel menant à un terrain miniature entouré d’images et de sons qui vous donnent la chair de poule. Non seulement on est un fan de l’Ajax d’Amsterdam, mais c’est comme si on était, l’espace d’un instant, un joueur-vedette de son équipe préférée dont la foule scande le nom à tue-tête !

Faire vivre aux fans une expérience unique

Pour faire vivre aux fans une expérience unique, ceux-ci doivent adopter des rituels qui créent la marque tant dans le monde réel que dans le monde virtuel.

Les rituels des fans-acteurs. Lorsque les fans s’approprient la marque, ils en arrivent à créer des rituels, à devenir des cocréateurs de la marque et des ambassadeurs de premier plan pour l’équipe. Un excellent cas de figure est celui des partisans des Roughriders de la Saskatchewan, de la Ligue canadienne de football (LCF). Pour montrer leur appui indéfectible à leur club, dont l’uniforme est vert et blanc, les fans se confectionnent des casques de football à partir de melons d’eau36. Avant la finale de la Coupe Grey de novembre 2010 à laquelle participait le club, les fans qui avaient fait le déplacement ont provoqué une rupture de stock de melons d’eau dans la ville hôte !

Plus ils s’impliquent, plus ces fans-acteurs sont attachés à leur équipe qu’ils vont appuyer corps et âme avec une loyauté indéfectible. Et ils essaient au passage de convaincre d’autres fidèles de se joindre à eux, tels des apôtres, à l’instar de Manolo, le superfan de l’équipe nationale de soccer espagnole37.

L’escalade de l’engagement dans les mondes réel et virtuel. Dans le même esprit, on pourrait revenir à l’exemple de l’Ajax Experience, où les fans qui y participent deviennent également des cocréateurs de leur expérience. Ici, les gestionnaires de l’Ajax trouvent moyen de transcender l’arène sportive pour faire vivre à leurs partisans leur passion pour le club grâce à divers points de contact émotionnels.

Les fans peuvent vivre leur marque de club sportif favorite au cours des matchs, mais aussi entre les matchs, durant l’entre-saison, dans les mondes réel et virtuel. L’escalade de l’engagement des supporters passe du monde réel au monde virtuel, et vice versa. Et l’allégeance au club amstellodamois s’en trouve cristallisée d’autant.

Les clubs ont ainsi l’occasion de « créer des interactions sociales uniques et constantes avec leurs fans », et ce, grâce aux réseaux sociaux et aux différentes plateformes technologiques, comme nous le soulignait le vice-président marketing des Blue Jays de Toronto. Ainsi que le mentionnaient deux gestionnaires d’équipes américaines : « On peut vivre n’importe où et être un fan de n’importe quelle équipe dans le monde grâce à la technologie » (Rangers du Texas). « Les médias sociaux sont très importants pour nous, car nous prenons le pouls de nos fans et nous en profitons pour lancer des activités promotionnelles » (Rays de Tampa Bay).

Mais aucune organisation sportive parmi celles que nous avons étudiées ne semblait avoir trouvé la bonne formule pour tirer pleinement profit des réseaux sociaux. Car, d’un côté, les équipes veulent être présentes sur Internet, mais, de l’autre, elles ne veulent pas donner l’impression de faire intrusion dans un monde qui est géré par les consommateurs et risquer de s’aliéner leurs fans38.

Pour beaucoup de gestionnaires interviewés, les réseaux sociaux demeurent un terrain d’essais et d’erreurs, jalonné d’embûches entre lesquelles il faut slalomer avec dextérité avant de pouvoir récolter un éventuel pactole. « Tout le monde dit que c’est important, tout le monde dit qu’il faut être présent, mais personne n’a encore écrit le manuel d’utilisation », nous ont souvent répété les gestionnaires sportifs consultés.

Se doter de stades agissant comme des points de convergence du sportainment

Il est également important que les fans puissent se retrouver dans des stades multifonctionnels visant la rentabilité.

Les stades multifonctionnels. Les stades de notre ère, communément appelés « stades multifonctionnels », sont l’écrin de la marque de même qu’une source quasi intarissable de revenus, avec leurs sièges VIP, leurs loges, leurs concessions alimentaires et de produits dérivés, etc. Ils sont générateurs de revenus dans lesquels les expériences de sportainment, ou fusion du sport et du divertissement, se vivent. Cela se fait au prix fort, au point que les entreprises sont aujourd’hui les principaux détenteurs des billets de saison : chez les Canadiens de Montréal, près de 75 % des billets de saison sont achetés par les entreprises; chez les Maple Leafs de Toronto, c’est plus de 80 %. Voilà ce que l’on appelle la « VIPisation du sport39 ».

Cela risque toutefois de créer une barrière entre les « vrais fans », les premiers et inconditionnels supporters de l’équipe, et le club. Au Centre Bell de Montréal, les loges coûtent au minimum 150 000 $ annuellement; au Centre Air Canada de Toronto, les prix varient de 300 000 $ à 500 000 $40. Le défi est de trouver un équilibre entre la nécessité de générer des revenus de billetterie, qui, répétons-le, représentent le premier poste budgétaire de rentrées d’argent des clubs sportifs41, et l’accessibilité des fans à leur équipe favorite. Après tout, le sport est par nature une activité qui s’adresse au plus grand nombre.

Dans un contexte où le sport prend une tangente de plus en plus commerciale, le risque est grand pour les gestionnaires de se laisser aveugler par les revenus potentiels à court terme, en oubliant les partisans et la promesse de marque qu’ils véhiculent dans leurs slogans publicitaires. Dans ce registre, les clubs allemands de soccer offrent un ensemble de billets abordables aux supporters, y compris pour les matches de la Champions League (18 euros pour la demi-finale opposant le Borussia Dortmund au Real Madrid de mai 2013, soit environ 25 dollars canadiens).

Des stades qui visent la rentabilité. En fait, lorsque l’on parle aux dirigeants d’équipes sportives et à leurs représentants du marketing, on devine que les matchs du club sont une des façons de générer des revenus : on estime qu’ils sont de l’ordre de 2 à 2,5 millions de dollars par match pour les Canadiens de Montréal. Il y a aussi les spectacles de vedettes internationales à grand déploiement qui drainent leur lot de fans et permettent d’engranger des revenus considérables.

D’où l’attrait, pour une équipe, d’être le gestionnaire de l’amphithéâtre toute l’année. Ainsi, les Penguins de Pittsburgh, de la LNH, paient une redevance annuelle à cette ville de l’État de Pennsylvanie, mais assument totalement les profits et les pertes engendrées par leurs opérations (allant des matchs de hockey aux cérémonies de mariage, en passant par des salons, des congrès et des concerts). Selon les dirigeants du club interrogés, le point mort se situerait à 100 événements majeurs par année.

Il est facile de comprendre le véritable intérêt des enceintes multifonctionnelles : ce sont des points de convergence sportifs et de divertissement à longueur d’année, qu’il est possible de rentabiliser sur 12 mois et non plus sur quelques mois comme jadis. Le club de soccer italien la Juventus de Turin a même ouvert un centre commercial qui jouxte son nouveau stade. Des clubs de soccer anglais y installent des restaurants et des cinémas. À Moscou, le VTB Arena Park sera l’un des plus grands complexes multisports du monde42.

Conditions de succès et implication

Parmi les enseignements que nous sommes à même de tirer à la suite de nos recherches, nous en mettrons cinq en exergue.

Avec le statut viennent les privilèges et les obligations

Si une organisation sportive peut indéniablement être considérée comme une marque, elle se doit de livrer la promesse correspondante. Une marque sportive prend naissance dans un produit de qualité sur le terrain et l’espoir d’offrir la victoire à ses fans. Tenir les fans pour acquis est le meilleur moyen de se les aliéner et de les inviter à dépenser leur dollar discrétionnaire ailleurs.

C’est ce que se sont résignés à faire les amateurs de baseball du Québec, après les « ventes de feu» à répétition effectuées par les dirigeants des Expos de Montréal (jusqu’au départ du club pour la capitale américaine en 2004). Le défi des propriétaires et des gestionnaires d’une équipe consiste à appliquer de manière authentique les valeurs de l’organisation de sorte que les fans continuent à se reconnaître dans le club qu’ils appuient. Comme le mentionnait un dirigeant de l’équipe de soccer anglaise Aston Villa : « Chacun de nous à l’interne doit agir en fonction des valeurs de la famille que nous représentons aux yeux de nos supporters. »

Se méfier du spectacle à tout prix

Aujourd’hui, le sport est une industrie à part entière, d’où l’expression « affaires du sport» (sport business), où la qualité de l’expérience vécue par les fans est primordiale. Gérée adéquatement, l’offre de sportainment peut non seulement justifier le prix que les fans sont amenés à payer pour assister à un match, mais aussi renforcer le lien émotionnel privilégié qui lie les supporters à leur club favori.

Toutefois, poussé à l’extrême, le concept de sportainment devient une distraction qui nuit au produit sur le terrain, voire une excuse aux yeux des dirigeants pour ne pas investir dans ce produit. Dans certains cas, une trop grande dose de sportainment peut même ternir la crédibilité de l’organisation concernée. Souvenons-nous du mariage organisé sur la patinoire par les défunts Thrashers d’Atlanta. Pour ne pas diluer la marque, il convient de trouver un équilibre entre le noyau et les caractéristiques auxiliaires du produit sportif (voir le schéma 1).

Les fans-acteurs et les bénéfices de l’identification au club

En outre, il importe d’engager la conversation avec les fans et de les faire participer à l’expérience de consommation qu’ils vivent, que ce soit au stade ou à l’extérieur de ce dernier, en face-à-face comme dans les interfaces virtuelles (Facebook, Twitter, site Web, courriel, etc.). Plus les fans-acteurs ou « consommacteurs » seront impliqués, plus ils se sentiront attachés à leur équipe, au point de l’internaliser et de se l’approprier totalement : les fans deviennent alors des cocréateurs et des ambassadeurs de choix pour le club. Un excellent exemple est celui des fans des Roughriders de la Saskatchewan et du rituel du casque de melon d’eau que ces superfans ont institué. Une forte identification au club conduit à une grande loyauté des supporters et, éventuellement, à une marque sportive puissante (voir le schéma 3).

Un monde d’occasions à saisir

Avec la mondialisation du sport, de nouvelles occasions s’offrent aux organisations occidentales. Certaines sont plus dynamiques que d’autres dans la conquête des marchés étrangers : la National Basketball Association (NBA) et les clubs de soccer anglais en sont de bons exemples. Grâce à des tournées mettant en présence les meilleurs clubs et joueurs dans des pays ciblés, ces organisations se rapprochent davantage de leurs fans.

Cela contribue à cristalliser le sentiment d’appartenance des partisans, ce qui se traduit par un plus grand nombre de matchs regardés à la télévision ou sur Internet, mais aussi par une plus grande quantité de produits dérivés achetés par les fans internationaux. Et pour consolider l’identification des fans, quoi de mieux que de recruter un joueur originaire d’un marché porteur?


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À ce titre, la NBA a su intégrer des joueurs argentins, brésiliens, chinois, croates, espagnols, français, grecs, russes, serbes, etc. Ce n’est pas un hasard si elle s’établit, lentement mais sûrement, comme une ligue de portée mondiale, et contribue à faire du basket-ball un sport international. La LNH mériterait d’ailleurs de s’en inspirer, alors que la Kontinental Hockey League43 (KHL) prend de l’expansion. Qui sait, la LNH saisira peut-être l’occasion de redorer l’image de son Match des étoiles et d’accélérer son internationalisation en organisant un affrontement entre les meilleurs joueurs de la NHL et ceux de la KHL dans les prochaines années...

Les nouveaux concurrents des pays émergents changent la donne. Par ailleurs, la mondialisation du sport ouvre des portes aux pays émergents pour l’organisation d’événements sportifs internationaux, tels que la Coupe du Monde de football (en Afrique du Sud en 2010, au Qatar en 2022), les Jeux olympiques (en Russie en 2014, au Brésil en 2016), les courses de formule 1 (en Chine, aux Émirats arabes unis, en Malaisie), et également pour le financement des clubs sportifs. En Europe, plusieurs clubs sont déjà la propriété, en tout ou en partie, de riches financiers des Émirats arabes unis, de Hong Kong, du Qatar et de la Russie. Il ne faudrait pas se surprendre si, d’ici quelques années, des équipes professionnelles nord-américaines s’ouvrent elles aussi au capital d’hommes d’affaires des pays émergents.

L’historique du phénomène en Europe montre bien que l’acquisition d’un club sportif par les nouveaux riches des pays émergents est une voie vers la légitimation de ces nouvelles fortunes et l’acceptation par la haute société de ces concurrents. Il s’agit d’une sorte de symbole royal qui consacre un statut social chèrement gagné et dont le cercle est très restreint. Par ailleurs, l’Amérique du Nord constitue un terreau fertile pour ces nouveaux argentiers, à cause, d’une part, de la crise économique qui perdure aux États-Unis et, d’autre part, de la fragilité de quelques franchises dans les principales ligues du continent (LNH, NBA, NFL). Ces nouveaux « acteurs » ou parties prenantes redéfinissent les contours de l’écosystème des affaires du sport.

Ces cinq leçons sont autant de pistes de réflexion dans le monde fascinant des affaires du sport, à l’ère du sportainment.


Notes

1 Source

2 Holt (1995).

3 Source

4 Bal et al. (2011 : 26; traduction libre).

5 Voir l’exemple des fans du FC Cologne qui fredonnent en cœur l’hymne du club avant le début du match

6 Desbordes et Richelieu (2012 : 1).

7 McDonald (2010).

8 The Guardian (2012), RT News (2013).

9 AT Kearney (2010).

10 Desbordes et Richelieu (2012).

11 Source

12 Source

13 Kotler et al. (2000 : 478).

14 Freling et al. (2011).

15 Kapferer (2012).

16 Balmer et al. (2009).

17 Kotler (2002 : 470; traduction libre).

18 Spry et al. (2011).

19 Mullin et al. (2007).

20 Bauer et al. (2005).

21 Hill et Vincent (2006).

22Keller et Lehmann (2009).

23 Ross (2006).

24 Mizik et Jacobson (2008).

25 Desbordes et Richelieu (2012).

26 Mullin et al. (2007).

27 Ross (2006).

28 Schembri et al. (2010).

29 Aaker (1997), Sung et Kim (2010).

30 Karg et McDonald (2011), Monga et John (2010), Vargo et Lusch (2004).

31 Mullin et al. (2007).

32 Source

33 Source

34 Source

35 Source

36 Source

37 Source

38 Fournier et Avery (2011).

39 Desbordes et Richelieu (2012).

40 Desbordes et Richelieu (2012).

41 PricewaterhouseCoopers (2011).

42 Source

43 Source

Références

Aaker, J.L. (1997), « Dimensions of brand personality », Journal of Marketing Research, vol. 34, n° 3, p. 347-356.

AT Kearney (2010), « The sports market. Major trends and challenges in an industry full of passion », consulté en avril 2013.

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