Il ne nous viendrait jamais à l’idée de confier le volant à une personne qui n’a pas son permis de conduire et qui n’a jamais pris la route. Mais, de manière surprenante, peu de gens sont choqués par le fait que l’on confie des algorithmes de gestion à des travailleurs et à des gestionnaires qui ne savent pas vraiment comment les utiliser!

Les algorithmes sont omniprésents dans nos vies connectées. Analysant des mégadonnées à une vitesse phénoménale, ils peuvent, par exemple, sélectionner les informations qui nous sont présentées sur les moteurs de recherche ou personnaliser les publicités diffusées sur les médias sociaux. Les algorithmes exercent donc une influence parfois décisive sur nos vies numériques, par le biais des produits que nous achetons, des films et de la musique qui nous divertissent, des photos et des publications que nous partageons ou des potentiels partenaires amoureux que nous «glissons à droite»!

Ce phénomène s’étend aussi à notre vie au travail, sous le vocable de «gestion algorithmique». En effet, les entreprises confient de plus en plus de fonctions de gestion à des systèmes algorithmiques pour scruter la productivité des télétravailleurs, surveiller leurs communications, trier et présélectionner des CV, fournir de la rétroaction en temps réel et calculer les primes ou les augmentations de salaires, etc. Les systèmes algorithmiques se résument de moins en moins à de simples outils et deviennent des partenaires de travail ou carrément des superviseurs.

Ainsi, les algorithmes influent de plus en plus sur les processus organisationnels et sur les décisions prises au sein des entreprises. Malgré cela, nous connaissons encore très peu ces «partenaires» ou «superviseurs» algorithmiques. En serait-il de même si ces derniers étaient humains? Sommes-nous suffisamment renseignés et compétents pour interagir avec eux de manière efficace et responsable?

Réduire l’opacité de la gestion algorithmique

Bien qu’ils présentent des avantages indéniables, les systèmes de gestion algorithmique font également peser certains risques sur les organisations et sur les travailleurs : décisions biaisées et discriminatoires, anxiété des utilisateurs, perception d’injustice, sentiment de déshumanisation. Bref, selon les recherches universitaires, «gestion algorithmisée» rime souvent avec travail intensifié et qualité de vie au travail dégradée1.

Le problème est que ces systèmes sont souvent tellement opaques et complexes2 qu’il devient difficile de poser un regard critique sur leur fonctionnement ou de contester leurs décisions, même lorsqu’elles semblent insensées, déraisonnables ou tout simplement incompréhensibles. On peut encore moins proposer des améliorations aux processus et aux modèles de traitement des données. Il devient donc impératif, tant pour les travailleurs que pour les gestionnaires, de démystifier un tant soit peu le fonctionnement de ces systèmes.

Des chercheurs se sont alors intéressés à la notion de transparence, car cette dernière peut contribuer à réduire les effets délétères de la gestion algorithmique3 et favoriser son acceptation par les utilisateurs4. La notion de transparence algorithmique fait référence au niveau d’informations qu’une organisation partage avec ses travailleurs pour ce qui est des systèmes algorithmiques. Pourquoi choisir et implanter ce système de surveillance des télétravailleurs? Quelles données sont utilisées dans le calcul des primes? Comment le système est-il parvenu au choix de cette candidate? Voilà quelques exemples de questions qui pourront trouver une réponse dans le cadre d’une démarche transparente. Cette transmission d’informations doit permettre essentiellement d’expliquer pourquoi on implante un système et comment celui-ci fonctionne.

Une étude récente menée auprès de travailleurs dans l’industrie du transport routier montre par ailleurs que la transparence de la gestion algorithmique est associée à une réduction de leurs perceptions d’injustice et de leur intention de quitter leur employeur5. Mais attention : ce n’est pas parce que les systèmes algorithmiques sont explicables et expliqués qu’ils sont nécessairement compris et maîtrisés par les employés et les gestionnaires. Pour tirer pleinement profit de la transparence, on doit surtout s’assurer que tous ont une réelle compréhension des systèmes, sans quoi les initiatives de communication peuvent rapidement devenir source de confusion et de surcharge cognitive.

La littératie algorithmique comme alliée

Pour pallier les risques que présente la gestion algorithmique, des chercheurs de divers horizons insistent sur l’importance de la littératie algorithmique6. Celle-ci ne signifie pas que l’on devienne un expert en programmation d’algorithmes ou en analyse de données. La littératie algorithmique réfère plutôt à la capacité d’identifier, d’utiliser, d’expliquer et d’évaluer les systèmes algorithmiques, afin de pouvoir composer de manière efficace et responsable avec ces systèmes. Concrètement, il s’agit de comprendre le fonctionnement des algorithmes, de savoir comment ils sont conçus et de connaître la provenance des données sur lesquelles ils reposent.

Les personnes qui ont un haut niveau de littératie dans ce domaine peuvent ainsi influencer les algorithmes par leur comportement numérique. Prudence, toutefois, car ceux qui passent le plus de temps sur la route ne sont pas toujours les meilleurs conducteurs. Utiliser souvent des algorithmes ne veut donc pas nécessairement dire qu’on les utilise correctement, ni même qu’on les connaît bien (voir le tableau ci-dessous pour estimer son propre degré de littératie algorithmique).

Exemples d’indicateurs de littératie numérique, de littératie de l’IA et de littératie algorithmique

FORMES DE LITTÉRATIE

EXEMPLES DE QUESTIONS POUR ÉVALUER SON DEGRÉ DE COMPÉTENCE

LITTÉRATIE NUMÉRIQUE7

 

 

  • Dans quelle mesure suis-je capable de naviguer sur les sites Internet pour trouver l’information recherchée?
  • Suis-je confiant lorsque j’utilise les outils numériques?
  • Suis-je capable de modifier le contenu d’un document à partir des plateformes collaboratives?
  • Suis-je capable de télécharger des logiciels sur mon ordinateur?
  • Est-ce que je sais comment diffuser du contenu sur les réseaux sociaux?

LITTÉRATIE DE L’IA8

 

 

  • Suis-je capable de distinguer un appareil intelligent d’un appareil non intelligent?
  • Est-ce généralement facile pour moi d’apprendre à utiliser une nouvelle application d’intelligence artificielle?
  • Suis-je conscient des abus que pourrait entraîner l’utilisation d’une technologie de l’IA ?
  • Suis-je en mesure de déterminer quelle technologie d’IA est utilisée par les produits et les applications que j’emploie?

LITTÉRATIE ALGORITHMIQUE9

 

 

  • Suis-je capable d’influencer les algorithmes par mon comportement sur les sites Web et les applications?
  • Est-ce que je sais que les bases de données sur lesquelles reposent les algorithmes sont déterminantes pour la qualité des résultats?
  • Suis-je en mesure de comprendre pourquoi certains algorithmes peuvent être biaisés?
  • Vrai ou faux : les algorithmes sont capables de penser comme les humains.
  • Vrai ou faux : l’utilisation des algorithmes est toujours dépourvue d’intervention humaine.

Deux autres formes de compétences sont étroitement associées à la littératie algorithmique : la littératie numérique et la littératie de l’intelligence artificielle (IA). La première réfère à la capacité de gérer l’information de manière adéquate et éthique à l’aide d’outils numériques. On parle ici de savoir communiquer par messagerie, de faire des achats en ligne de façon sécuritaire, de publier sur les réseaux sociaux, d’être à l’aise avec les recherches sur le Web et les plateformes de collaboration, etc. Il s’agit d’une compétence de base, considérée par le Gouvernement du Canada comme une aptitude essentielle que tout citoyen doit détenir pour apprendre, vivre et travailler.

Les compétences numériques sont un préalable de la littératie de l’IA qui, elle, se définit comme la capacité de déterminer, d’utiliser et d’évaluer adéquatement les produits et les applications liés à l’IA en respectant les standards éthiques. De nombreux systèmes de gestion algorithmique sont propulsés par l’IA.

Les avantages d’un capital compétence algorithmique

Les études des bienfaits de la littératie algorithmique en sont encore à leurs balbutiements. Les recherches sur la littératie de l’IA et sur la littératie numérique permettent néanmoins d’entrevoir des retombées positives. De manière générale, cela pourrait avoir des effets bénéfiques non négligeables sur les interactions humains-algorithmes qui sont désormais monnaie courante et qui, parfois, se développent à l’insu même des travailleurs.

Combiné à une plus grande transparence, le développement de la littératie algorithmique des travailleurs et des gestionnaires pourrait également accroître l’autonomie, l’habilitation (empowerment), le sentiment de contrôle et l’engagement des individus et des équipes. Un haut niveau de littératie algorithmique dans une organisation pourrait ainsi contribuer globalement à réduire les effets indésirables d’une gestion algorithmisée sur les travailleurs. Cela faciliterait également l’engagement des gestionnaires et des professionnels en gestion des ressources humaines dans le développement et l’implantation des systèmes algorithmiques au sein de leur organisation.

Combler les écarts de compétences

Voici quelques activités cruciales pour relever le niveau de littératie algorithmique dans les organisations : 

  • Investir dans le développement des compétences numériques, de l’IA et algorithmiques;
  • Diagnostiquer l’état de la situation afin de déceler les besoins en matière d’apprentissage;
  • Promouvoir, soutenir et offrir les ressources nécessaires à l’apprentissage continu des gestionnaires et des travailleurs, que celui-ci soit formel ou informel;
  • Collaborer avec les différentes parties prenantes dans une démarche transparente entourant la gestion algorithmique.

Dans un monde du travail de plus en plus numérisé, les employeurs devront mettre les bouchées doubles pour combler les écarts de compétences des travailleurs et des gestionnaires, afin d’assurer une gestion algorithmique efficace et responsable, faute de quoi les bolides que sont les systèmes de gestion algorithmiques pourraient laisser les organisations au point mort… Ou, pire, les faire rouler dans le champ! Car la transparence algorithmique sans littératie devient vite un cul-de-sac!

Article publié dans l’édition Printemps 2023 de Gestion


Notes

1- Parent-Rocheleau, X., Bujold, A., Gaudet, M. C., Gagné, M., et Lirio, P., «La gestion algorithmique de la main-d’oeuvre : mise en lumière des impacts sur les travailleurs et des bonnes pratiques», rapport de recherche, Conseil de recherches en sciences humaines, 2021.

2- Certains algorithmes évoluent de manière autonome. Ils apprennent à prendre des décisions par eux-mêmes en s’entraînant à partir de données. Cet apprentissage automatique complique grandement les algorithmes, qui deviennent opaques même pour les programmeurs.

3- Parent-Rocheleau, X., et Parker, S. K., «Algorithms as work designers: How algorithmic management influences the design of jobs», Human Resource Management Review, vol. 32, n° 3, septembre 2022.

4- Vorm, E. S., et Combs, D. J., «Integrating transparency, trust, and acceptance: The intelligent systems technology acceptance model (ISTAM)», International Journal of Human-Computer Interaction, vol. 38, nos 18-20, décembre 2022, p. 1828-1845.

5- Bujold, A., Parent-Rocheleau, X., et Gaudet, M. C., «Opacity behind the wheel: The relationship between transparency of algorithmic management, justice perception, and intention to quit among truck drivers», Computers in Human Behavior Reports, vol. 8, décembre 2022.

6- La chercheuse Leyla Dogruel et ses collègues ont défini en 2022 la littératie algorithmique comme «le fait d’être conscient de l’utilisation des algorithmes dans les applications, plateformes et services en ligne, de comprendre leur fonctionnement, d’être en mesure d’évaluer de manière critique la prise de décision algorithmique et de posséder les habiletés requises pour gérer, voire influencer, les opérations algorithmiques» (traduction libre).

7- Ces questions sont tirées et inspirées de divers instruments de mesure de la littératie numérique, comme l’Internet Skills Scaled’Alexander J. A. M. van Deursen et ses collègues.

8- Ces questions sont tirées et inspirées de l’instrument de mesure AI Literacy Scale créé par Bingchang Wang et ses collègues.

9- Ces questions sont tirées et inspirées de l’instrument de mesure Algorithm Literacy Scale développé par Leyla Dogruel et ses collègues.