La guerre des puces
2025-02-25

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2025-03-20
La guerre des puces
Technologie , Stratégie

Une course se dispute à l’échelle mondiale en vue de contrôler le marché des puces électroniques nécessaires au développement de l’intelligence artificielle (IA). Dans cette concurrence géopolitique et commerciale, les adversaires ne retiennent pas leurs coups.
Les puces électroniques indispensables pour développer l’IA, notamment l’IA générative, sont de plus en plus sophistiquées. Elles sont aussi très recherchées. La plateforme mondiale de données Statista prévoit que la valeur du marché de ces produits aura grimpé de 54 à 92 milliards de dollars américains entre 2023 et 2025 – une progression de 70% en seulement deux ans.
En plus de leur valeur commerciale, les pièces les plus avancées ont un intérêt militaire et sécuritaire. Elles devraient occuper une place cruciale dans la prochaine génération d’armement. «Pour toutes ces raisons, la chaîne d’approvisionnement, que personne ne contrôle totalement, fait l’objet d’une concurrence internationale forte, avec une importante dimension sécuritaire», explique Jean-François Gagné, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.
«Le problème avec cette chaîne d’approvisionnement, c’est que chaque partie est très concentrée, ce qui crée des goulots d’étranglement la rendant vulnérable», précise de son côté Yan Cimon, professeur titulaire de stratégie à l’Université Laval.
Un marché concentré
La production des puces électroniques se déroule en trois étapes principales : la conception, la fabrication et l’assemblage. Moins connue, cette dernière étape consiste à encapsuler la puce pour la protéger et la connecter à l’appareil auquel elle est destinée.
Du côté du design, la firme américaine NVIDIA contrôle de 70 à 95% du marché des puces utilisées pour entraîner et déployer les modèles d’IA générative comme ChatGPT. Ses principaux concurrents sont Intel et AMD, deux autres entreprises américaines.
Le reste de la chaîne d’approvisionnement se situe surtout en Asie. L’entreprise taïwanaise TSMC fabrique environ 90% des puces destinées au marché de l’IA, et l’entièreté des puces les plus avancées. Ces composants sont ensuite envoyés dans des pays comme Singapour et la Malaisie pour y être empaquetés. Et pour ajouter à la concentration du marché, toutes les machines de lithographie ultraviolet extrême (EUV), les seules qui peuvent servir à fabriquer les puces les plus perfectionnées, proviennent de l’entreprise néerlandaise ASML.
Un coup de Jarnac
Si aucun pays ne contrôle entièrement la chaîne d’approvisionnement, les États-Unis y occupent tout de même une position dominante, puisque la plupart des entreprises qui vendent des puces de pointe sont américaines. Et nos voisins du Sud, qui comptent bien conserver cet avantage, n’hésitent pas à mettre des bâtons dans les roues de la Chine. «C’est comme un marathon couru à la vitesse d’un 100 mètres, illustre Yan Cimon. L’objectif, pour les États-Unis, consiste à courir plus vite que les autres pour maintenir leur avance.»
À la différence que dans une course, on n’a normalement pas le droit de faire trébucher son concurrent, une règle qui n’est manifestement pas en vigueur dans la rivalité sino-américaine. En 2019, l’administration du président Donald Trump a imposé des sanctions visant à interdire la vente à la Chine d’équipements destinés à la fabrication de puces sophistiquées, notamment les machines EUV d’ASML. C’est avec ces machines que Huawei avait produit sa puissante puce Ascend 910, lancée justement en 2019.
La Chine a tout de même continué d’acheter des puces à l’extérieur de ses frontières, jusqu’à ce que l’administration de Joe Biden interdise à des entreprises américaines comme NVIDIA et AMD d’exporter leurs puces les plus perfectionnées en Chine. Considérant qu’à peu près toutes les puces utilisées dans l’industrie de l’IA en Chine provenaient de ces deux entreprises, c’était un coup dur.
La Chine a répliqué en prohibant l’exportation de technologies servant à extraire les terres rares nécessaires à la production de semi-conducteurs. Les États-Unis en ont rajouté en proscrivant la vente de logiciels américains d’automatisation de la conception électronique des puces. Les trois plus grands producteurs de ces logiciels sont américains.
«Ces sanctions entravent énormément le développement de l’IA et la fabrication des puces avancées en Chine, et celle-ci prend du retard comparativement à d’autres pays comme les États-Unis, Taïwan et la Corée du Sud, qui compte sur Samsung, le principal concurrent de TSMC», estime Alex He, chercheur principal au Centre for International Governance Innovation et spécialiste de l’industrie numérique chinoise.
Jean-François Gagné est moins convaincu. Il juge difficile à ce stade d’évaluer l’efficacité réelle des sanctions. «Elles ralentissent le développement des puces les plus avancées en Chine, mais ce n’est pas évident à quel point elles pourront l’empêcher à plus long terme, nuance-t-il. Cependant, la Chine reste très loin des États-Unis sur ce plan.»
Des risques géopolitiques
La concentration de la fabrication des puces en Asie-Pacifique soulève par ailleurs des inquiétudes en raison des tensions géopolitiques dans cette région. «Si la Chine devait attaquer Taïwan ou lui imposer un blocus, ou si des affrontements survenaient dans la mer de Chine méridionale, la chaîne d’approvisionnement des puces serait brisée», craint Alex He.
Ce risque pèse toutefois sur les deux côtés, spécifie Jean-François Gagné. «Taïwan sert aussi des clients chinois; la Chine doit donc tenir compte de l’impact d’une invasion militaire de Taïwan sur son propre approvisionnement, croit-il. Elle n’a pas intérêt à interrompre la chaîne et encore moins à détruire les capacités de production taïwanaises.»
Pour sa part, Louis Hébert, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, rappelle que les États-Unis tentent de rapatrier une partie de la production des puces. «C’est une manière pour eux de réduire le risque sur la chaîne d’approvisionnement, entre autres en réduisant la concentration dans la région Asie-Pacifique», analyse-t-il.
Le gouvernement américain consacre 52 milliards de dollars au développement de l’industrie des puces sur son sol, dans le cadre de la loi CHIPS. L’entreprise TSMC a accepté de construire deux usines de fabrication en Arizona. Cependant, la production y restera très modeste. Celles-ci devraient fabriquer environ 5% de la production annuelle totale de la firme taïwanaise.
«Ce n’est pas facile de délocaliser une telle production, souligne Louis Hébert. C’est long et coûteux, et on perd les avantages économiques de la concentration.» Le coût très différent de la main-d’œuvre entre les États-Unis et Taïwan constitue en soi un frein important au développement de cette industrie.
Et le Canada dans tout cela? «Nous sommes un acteur appréciable dans le domaine de l’IA, mais pas dans la fabrication de puces, constate Jean- François Gagné. Le gouvernement canadien ne cherche pas à s’assurer une souveraineté technologique nationale, contrairement aux États-Unis, mais plutôt une souveraineté technologique dans une chaîne d’approvisionnement commune composée de régimes démocratiques.»
Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion
Technologie , Stratégie