Occuper un poste de gestionnaire dans la fonction publique n’est pas de tout repos. Les administrations gouvernementales sont imposantes et doivent composer avec les décisions des élus, sous le regard souvent critique des médias et de l’opinion publique. Tout cela exige un profil particulier et des formations adaptées.

Avec en poche une maîtrise en droit, Manuelle Oudar aurait pu mener une carrière lucrative dans un cabinet d’avocats privé. Elle a plutôt choisi la fonction publique québécoise. Elle est actuellement PDG de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). «J’avais envie de servir les gens et le bien commun, raconte-t-elle. Je crois que ce sens de l’État et du service public constitue l’élément central qu’on recherche chez un gestionnaire de la fonction publique.»

Ce rôle comporte plusieurs différences marquées par rapport au même travail dans le secteur privé. Les ministères et les organismes publics sont souvent très vastes et leurs décisions affectent un grand nombre de personnes, voire l’ensemble des citoyens. Les modifications de politiques publiques décidées par les élus et les changements de gouvernements remettent régulièrement en question leurs objectifs et leurs projets.

Les médias et le public contestent aussi parfois le travail de ces administrations, notamment lorsque des problèmes surviennent. Au cours des dernières années, l’administration fédérale a suscité de nombreuses critiques lors des ratés du système de paie pour la fonction publique Phénix, des défaillances de son application ArriveCan et des retards dans la livraison des passeports. La polarisation politique et idéologique dans la population exacerbe ces risques comme on l’a vu pendant la pandémie, avec les critiques et les menaces adressées à Horacio Arruda, l’ex-directeur national de la santé publique du Québec. Dans un tel contexte, la gestion exige une bonne dose de courage et de résilience.

«Les gestionnaires publics relèvent actuellement des défis complexes et en partie inédits, comme les retombées de la pandémie de COVID-19, les changements climatiques, le virage numérique, l’émergence du télétravail, la pénurie de main-d’oeuvre et la polarisation de l’opinion publique, des défis qu’ils doivent surmonter en tenant compte d’un cadre législatif et réglementaire très dense», affirme Nancy Chahwan, dirigeante principale des ressources humaines au Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada de 2018 à 2021, aujourd’hui conseillère-cadre autonome.

Les compétences recherchées

En 2020, le Secrétariat aux emplois supérieurs a revu son Profil de compétences des titulaires d’un emploi supérieur en situation de gestion (TES), élaboré avec l’École nationale d’administration publique (ENAP). «On y retrouve sept compétences principales, réparties en trois catégories», résume Nathalie Tremblay, secrétaire adjointe au Secrétariat aux emplois supérieurs du ministère du Conseil exécutif du Québec (MCE).

La catégorie «Postures» exige des gestionnaires agiles, ouverts et courageux, dotés du sens de l’État et qui incarnent les valeurs et les principes de l’administration publique québécoise. Dans un récent texte, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) rappelait à ce sujet que le leadership public n’est jamais neutre et cherche à promouvoir au sein des institutions publiques les valeurs fondamentales d’une nation.

La deuxième catégorie de compétences se nomme «Actions» et vise plus directement la réalisation efficace des mandats et la capacité d’atteindre les résultats espérés. Elle a trait à des compétences comme la capacité de mobiliser, de créer du sens, d’innover et de générer de la concertation. Enfin, la catégorie «Finalités» touche à la gestion des retombées de l’action publique. Celle-ci doit être efficiente (optimisation de la performance) et servir au mieux l’intérêt public.

Le gouvernement du Québec compte 23 ministères et plus de 100 organismes, et chacun peut ajouter son propre profil. «À la CNESST, nous avons trois profils : opérationnel, stratège et partenaire, illustre Manuelle Oudar. Cela nous permet d’adapter les qualités recherchées en fonction du travail qu’exécutera le cadre.» Certains gestionnaires s’occuperont surtout des activités et des projets ; d’autres joueront un rôle dans la mobilisation et la création d’alliances stratégiques ; enfin, une autre partie des leaders travaillera beaucoup en concertation, par exemple, avec les patrons et les syndicats membres du conseil paritaire de la CNESST. Cette dernière compte 247 postes de gestionnaires – dont 18 demeuraient vacants en novembre 2022 –, en plus de trois nouveaux postes créés à l’automne.

De son côté, le gouvernement fédéral a révisé en mars 2015 ses profils des compétences clés en leadership, qui définissent les comportements que l’on attend des dirigeants dans la fonction publique canadienne et servent de base à la sélection, à l’apprentissage, au perfectionnement et à la gestion du rendement des cadres supérieurs. On y trouve la capacité de créer une vision stratégique, de mobiliser, de préserver l’intégrité et le respect, de collaborer avec les partenaires et les intervenants, d’obtenir des résultats et de promouvoir l’innovation.

Trois éléments clés permettent d’articuler ces profils. Les normes minimales de planification établies par le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada visent d’abord à attirer les meilleurs candidats dans les différents postes disponibles en établissant des critères comme le niveau d’éducation, de connaissances et d’expérience. Ensuite, on se base sur les compétences clés citées plus haut. Enfin, on tient compte des exigences liées au poste, qui sont très décentralisées.

«Il y a plus de 70 classifications, ce qui est énorme, souligne Nancy Chahwan. Un projet de simplification est en cours et permettra de réduire ce nombre, mais il faut aussi repenser la structure du travail et de la rémunération si on veut introduire agilité, attractivité et efficacité.» Autre enjeu : seule la nomination des sous-ministres adjoints repose actuellement sur une gestion horizontale des talents. Pour le reste, la gestion se fait beaucoup par ministère ou par organisme.

Les bouleversements du monde du travail

À l’image du contexte externe, la gestion du travail au sein même des institutions se complexifie. «Les employés, notamment les plus jeunes, s’attendent beaucoup plus qu’avant à ce que les organisations s’adaptent à leur situation personnelle et à leurs attentes», note Alexandre Hubert, secrétaire associé au Sous-secrétariat aux ressources humaines gouvernementales, à Québec.

D’ailleurs, la fonction publique, dont le taux de rétention avoisinait généralement les 100%, voit soudainement un nombre un peu plus grand de ses employés quitter leur poste. On reste loin d’une «grande démission» et les taux de rétention demeurent élevés, mais le phénomène déstabilise tout de même les gestionnaires. Les processus d’embauche et de promotion axés sur l’élimination (examens, évaluations, etc.) cèdent lentement le pas aux méthodes pour attirer et conserver les meilleurs talents

La pandémie a également généralisé le recours au télétravail et à de nouveaux outils numériques, ce qui constitue probablement la plus grande transformation du travail depuis l’arrivée des ordinateurs dans les années 1970 et 1980. En raison de tous ces changements, les gestionnaires doivent désormais se montrer plus empathiques, plus ouverts et plus innovants.

La complexification du contexte a donc modifié en partie les critères de sélection des leaders. «Traditionnellement, les gens qui étaient choisis pour occuper ces postes l’étaient principalement en raison de leur maîtrise des contenus et de leur grande expertise, souligne Alexandre Hubert. Les habiletés de gestion n’étaient pas le critère principal. La compétence et l’expertise demeurent essentielles, mais les habiletés de gestion prennent une plus grande importance.»

Neil Bouwer, professeur invité à la Max Bell School of Public Policy de l’Université McGill et ex-fonctionnaire fédéral, note une tension entre deux cultures de leadership dans la fonction publique. «Le gestionnaire de type “Protecteur” assure la conformité et préserve des changements potentiellement risqués alors que le gestionnaire de type “Avant-garde” favorise la modernisation par l’innovation et l’expérimentation. Les deux sont nécessaires, mais l’équilibre penche traditionnellement vers les gestionnaires protecteurs, considérés comme des personnes rassurantes, explique-t-il. Les défis actuels nécessitent toutefois l’embauche et la promotion de leaders du second style.»

Le professeur observe d’ailleurs un changement de paradigme dans les méthodes de sélection des gestionnaires dans la fonction publique fédérale. Il y a vingt ans, la gestion des ressources humaines reposait sur la concurrence et la transparence. On affichait le poste, les employés soumettaient leur candidature et un processus d’élimination s’amorçait. Désormais, cette approche cède le pas à ce qu’on appelle la «gestion des talents», dans laquelle le gestionnaire identifie les employés qu’il estime prêts à accéder à un poste supérieur et les intègre dans un processus de développement.

«Les recherches ont montré que la performance lors d’une entrevue constitue l’un des pires prédicteurs de la performance en emploi d’une personne», souligne Neil Bouwer. À l’inverse, la performance dans les tâches et dans les situations comparables à celles du poste visé représente l’un des meilleurs indicateurs des résultats à venir.

La formation évolue

La fonction publique québécoise compte 3 500 gestionnaires, dont 250 quittent leur emploi chaque année, généralement pour prendre leur retraite. «C’est un nombre assez élevé ; pour les postes de cadres, nous travaillons donc à implanter un programme de relève gouvernementale qui couvre l’ensemble des ministères et des organismes», confie Alexandre Hubert. L’exercice consiste à créer un tronc commun pour les postes d’entrée en gestion, afin de bien outiller les gens qui montrent un potentiel et qui témoignent de l’intérêt pour ces emplois.

Le programme de leadership en gestion a été revu en 2021, en collaboration avec l’ENAP. L’ancienne version comportait deux volets : un qui s’adressait à tous les gestionnaires et l’autre uniquement aux cadres de niveau 2, celui des gestionnaires qui dirigent d’autres gestionnaires. La plus récente mouture en comprend plutôt trois : «Initiation», qui enseigne les principes de base, «Évolution», qui amène de nouvelles compétences après trois ans de gestion, et «Consolidation», qui vise les gestionnaires des niveaux supérieurs.

Depuis 2009, l’État québécois mise aussi sur le programme Cercle des jeunes leaders de la fonction publique, développé avec l’ENAP. «Il s’adresse aux gestionnaires de premier niveau qui affichent un potentiel pour occuper éventuellement des postes plus élevés», précise Alexandre Hubert. Ce programme de 20 mois comporte près de 200 heures de formation et d’accompagnement, et du mentorat. Presque tous les membres de ses 18 cohortes ont progressé dans la hiérarchie de la fonction publique. Le nombre de places, aujourd’hui limité à 30, sera bientôt augmenté.

Du côté fédéral, l’École de la fonction publique et certaines universités, dont l’ENAP, proposent des programmes de formation. «Ils vont plus loin que les compétences techniques ou l’expertise en gestion, affirme Nancy Chahwan. Ils portent aussi sur l’éthique, la gestion des partenariats ou de l’équité, de la diversité et de l’inclusion.» Elle ajoute que la formation continue compte désormais encore plus que la formation initiale, parce que la pertinence des diplômes dure moins longtemps qu’avant.

Miser sur le potentiel

Cette approche de développement des talents change aussi la sélection des gestionnaires de très haut niveau. Au Québec, le Secrétariat aux emplois supérieurs, qui conseille le gouvernement en matière de dotation d’emplois, a entamé en décembre 2021 une nouvelle démarche pour repérer les talents. «Nous souhaitons identifier les gestionnaires de haut niveau qui pourront à court ou à moyen terme occuper des postes de sous-ministres adjoints ou de vice-présidents», explique Nathalie Tremblay.

Le Secrétariat a mené un processus d’identification dans tous les ministères et organismes québécois, auprès de ses premiers dirigeants. Ces personnes devaient déposer un dossier de candidature traditionnel, mais le Secrétariat a aussi exploré d’autres angles, à l’aide de tests psychométriques, d’entrevues structurées, de mises en situation, etc.

«Les candidats retenus intègrent désormais le parcours “Appui aux talents à haut potentiel”, qui permet d’identifier leurs forces et de développer les points qui restent à travailler», précise Nathalie Tremblay. Cela passe par du mentorat, des formations et la participation à des activités comme des commissions parlementaires.

Que ce soit au provincial ou au fédéral, le défi demeure donc de bien repérer les talents, afin de n’échapper personne. «Nous avons beaucoup de cadres répartis dans des ministères et des organismes aux missions bien différentes ; nous devons donc conserver une vision complète de notre bassin de talents et de leurs compétences», conclut Nathalie Tremblay.

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion