Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

Plus que jamais, la gestion des talents se maintient au sommet des préoccupations des dirigeants. En effet, dans un contexte d’affaires où il n’y a pas de place pour l’erreur, il revient au comité de direction de chaque organisation de minimiser les risques d’échec en ce qui concerne l’attraction, la fidélisation et le développement de ses talents prometteurs. Voici quatre questions qui méritent d’être examinées attentivement pour fins de discussion.

Notre recherche1 montre que, depuis cinq à sept ans, les entreprises ont été nombreuses à mettre en œuvre des « revues de talents ». Il s’agit d’une série de rencontres, généralement deux fois par année, qui impliquent les comités de direction à divers chapitres (usine, fonction, unité d’affaires, région) et qui vont du bas vers le sommet de l’organisation.


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Auparavant, les discussions concernant la relève se faisaient derrière des portes closes, en groupe très restreint, de façon informelle, sans que ce processus soit balisé par des critères bien définis. Dans le contexte d’une guerre des talents, de telles pratiques ne sont plus tolérables aujourd’hui.

Lors d’une revue de talents, le comité de direction poursuit plusieurs objectifs : clarifier les enjeux liés à la relève, définir les exigences des postes clés à pourvoir au cours des prochaines années, positionner chaque personne en ce qui a trait à la performance et au potentiel, planifier le développement professionnel des personnes pressenties pour la relève et, ultimement, décider de leur déploiement optimal (mandats, affectations, promotions) en fonction de leurs ambitions, de leur potentiel et des besoins prioritaires de l’organisation. Ces rencontres comportent donc un programme très chargé.

Tous ces points de discussion sont pertinents et essentiels, mais d’autres questions cruciales sont parfois négligées. Elles sont du ressort du comité de direction et ne peuvent pas être déléguées aux professionnels en ressources humaines. Nous en aborderons quatre.

1 - Quelle est votre stratégie de gestion des talents ?

Tout en gardant à l’esprit la question de la gestion des risques, le comité de direction doit insérer le processus de gestion des talents entre la planification stratégique (orientations, long terme) et la planification opérationnelle (budgétaire et annuelle). Le but de l’exercice consiste à s’assurer que l’organisation ait les moyens de réaliser ses ambitions en ayant les bonnes personnes aux bons postes et au bon moment. Réussir cela dans un contexte toujours changeant, avec un marché de la main-d’œuvre sous tension et des talents plus exigeants et plus mobiles que jamais, est un véritable défi.

Avant d’aborder les questions usuelles, le comité de direction a intérêt à prendre du recul afin de se positionner par rapport à deux décisions cruciales.

Segmenter les individus et les postes

Le but visé consiste à optimiser les investissements en ciblant les talents prioritaires et en adoptant des solutions appropriées à chaque segment. Ici, deux approches s’opposent : l’approche inclusive (tous les individus ont du talent et sont donc tous également importants) et l’approche exclusive (seuls ceux qui présentent un potentiel élevé pour assurer la relève font l’objet de l’attention de la direction).

Entre ces deux extrêmes non mutuellement exclusifs, il y a un vaste terrain que le comité de direction peut explorer en deux temps. Premièrement, il doit identifier les individus qui, pour différentes raisons, ont une valeur stratégique pour la direction et dont il faut s’occuper en priorité. Ce peut être le cas, entre autres, d’experts rares, de membres du personnel hautement performants à potentiel limité ou d’individus proches de la retraite détenant des connaissances précieuses. Deuxièmement, il est utile d’étendre la discussion aux postes cruciaux ou stratégiques qui ont un impact disproportionné sur les résultats de l’organisation (par exemple, les responsables de projets et les leaders de proximité) ainsi qu’aux questions qui pourraient fragiliser l’organisation (par exemple, des départs massifs à la retraite ou de nouvelles compétences requises par un changement majeur).

Déterminer la stratégie pour chaque segment

À haut niveau, gérer les talents, c’est avant tout choisir parmi trois options :

  1. Embaucher (buy) à l’extérieur de l’organisation, en mode « juste à temps », les individus qui ont déjà le profil recherché, la bonne trajectoire professionnelle et le type de réalisations attendues.
  2. Favoriser le développement (build) des individus au sein de l’organisation en mettant en place un véritable vivier de talents pour assurer la présence d’une relève qui aura les bonnes qualifications au bon moment.
  3. Se lier temporairement (borrow) aux bonnes ressources (des consultants ou des contractuels, par exemple) afin de répondre à des besoins ponctuels en matière de compétences.

Depuis quelques années, la préférence se déplace de l’embauche à l’externe vers le développement à l’interne. Alors que la première option peut s’avérer coûteuse et perturbatrice, la seconde peut être lente et risquée. Par ailleurs, ces deux options s’appuient sur une relation employeur-employés souvent exigeante. Dans un monde incertain et fluctuant, des observateurs2 font valoir que les organisations préfèrent de plus en plus la troisième option en raison de sa flexibilité et de ses coûts moindres. Les plateformes de talent virtuelles (Upwork, Mechanical Turk d’Amazon) s’aventurent en dehors de la relation employeur-employés et donnent accès à des bassins de talents totalement nouveaux et inattendus (par exemple, des travailleurs en emploi du type Uber qui valorisent leurs temps libres). Trouver la combinaison optimale entre les trois options pour chacun des segments de talents impose donc une discussion plus poussée et, surtout, plus engageante pour le comité de direction3.

2 - Devez-vous avoir un vivier de talents réservé à des groupes spécifiques ?

Songez au vivier de talents qui existe dans le domaine du sport, par exemple au hockey. Les joueurs s’initient souvent très jeunes à ce sport et ceux qui se démarquent rapidement grâce à leurs performances et à leur sens du jeu sont invités à se joindre à des équipes d’élite de divers niveaux (par exemple AAA). Des tournois sont organisés non seulement pour leur offrir des expériences formatrices mais aussi pour les observer et les évaluer. À mesure qu’ils progressent, ils bénéficient de plus de ressources, d’encadrement et de soutien. Observez-vous des ressemblances avec un vivier de talents en entreprise ?

Toutefois, une question intéressante concerne la place qu’on réserve à des groupes spécifiques. Prenons l’exemple des femmes. Au hockey, si cet enjeu ne pose pas de problème au début du processus (il y a des équipes mixtes), il survient un moment où on juge nécessaire de créer un vivier différent afin d’assurer une certaine égalité des chances et de permettre à celles qui ont la volonté et le talent nécessaires de progresser, du moins jusqu’aux Jeux olympiques. Devrions-nous faire la même chose en entreprise ? Au sein de plusieurs organisations, bien des gens pensent que oui.

Il est vrai que les faits vont dans ce sens. Bien que les femmes soient souvent majoritaires dans les programmes de formation universitaire ou dans certains milieux de travail, elles demeurent nettement sous-représentées aux postes de direction. L’étude récente effectuée par l’université Harvard4 auprès de plusieurs milliers de diplômés (en majorité des MBA) vient déboulonner les raisons habituelles invoquées pour expliquer cet écart. Les femmes ne diffèrent pas des hommes en ce qui concerne la valeur qu’elles accordent au travail et à la carrière ; par ailleurs, le nombre de celles qui quittent le marché du travail pour prendre soin de leur famille demeure relativement faible.

La firme McKinsey5 explique cette lacune par un manque croissant de mixité au sein des bassins de talents au fur et à mesure qu’on gravit les échelons jusqu’à atteindre le comité de direction. Le vivier de talents comporte donc des fuites de plus en plus sérieuses quand on progresse dans la hiérarchie. Cette lacune peut aussi s’appliquer au défi de la diversité culturelle. Avec l’arrivée massive d’immigrants souvent plus scolarisés que la main-d’œuvre locale, il s’agit là d’un véritable enjeu pour les années à venir.

Il revient au comité de direction de suivre de près l’évolution de groupes spécifiques dans le vivier de talents. Conséquemment, il aurait intérêt à se positionner clairement en ce qui concerne la pertinence d’ajuster les critères d’évaluation du potentiel et de créer des programmes de développement (formation, mentorat, coaching) spécifiquement conçus pour certains groupes.

3 - Le comité de direction devrait-il agir comme un courtier en talents ?

Lors de la revue de talents, des efforts considérables sont consentis par les membres du comité de direction pour juger du potentiel des employés clés, c’est-à-dire de leur capacité perçue à progresser au-delà de leurs postes actuels. L’information utilisée pour élaborer ce jugement provient notamment de divers outils d’évaluation : batterie de tests psychométriques, centres d’évaluation du potentiel, évaluations à 360 degrés, etc. Une pratique fréquente consiste à utiliser l’information amassée au sujet de chaque personne pour l’intégrer dans une matrice à neuf cases (nine box grid) construite autour de deux dimensions : la performance et le potentiel. De telles initiatives permettent d’enrichir les discussions au sein du comité de direction et de clarifier les critères d’évaluation du potentiel des employés.

Cependant, il existe un piège redoutable dans lequel les organisations peuvent tomber. Cela survient lorsque l’identification des individus à haut potentiel devient une fin en soi. L’essentiel des efforts est alors consacré à l’établissement d’un consensus sur le positionnement d’une personne en tant qu’élément de la relève et à la révision de ce positionnement d’une année à l’autre. L’entreprise finit par gérer des noms dans une grille et crée ainsi des étiquettes qui s’avèrent difficiles à changer par la suite. La revue de talents devient alors une activité effectuée en vase clos, ce qui occasionne une perception de perte de temps chez les membres du comité de direction.


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Une autre limite importante découle du fait que le principal intéressé, l’employé lui-même, est souvent tenu à l’écart de tout ce processus qui, pourtant, le concerne au premier plan. Compte tenu du fait que la nouvelle génération valorise l’autonomie, le feedback, la liberté d’action et le partage de l’information, ceci devient particulièrement préoccupant. Songez aux nombreux employés de valeur, informellement désignés en tant que relève, qui sont laissés dans l’incertitude en ce qui concerne leur progression, sans véritable plan de développement, et qui quittent l’organisation déçus et frustrés.

Pour le comité de direction, il y a donc un risque, sinon une tendance, à consacrer plus de temps et d’énergie à identifier les personnes clés qu’à les développer et à les déployer pour qu’elles aillent au bout du potentiel qu’on perçoit en elles. Agir comme un courtier en talents plutôt qu’en simple évaluateur du potentiel nous semble donc la posture optimale pour le comité de direction. Un courtier remet les intérêts et les ambitions des employés au cœur de la revue de talents. Il aplanit les obstacles au développement et facilite les mouvements de carrière dans l’ensemble de l’organisation, au-delà du « silo » actuel des individus ciblés.

4 - Quel rôle laissez-vous aux leaders de proximité dans la gestion des talents ?

Tout au long du processus de gestion des talents, l’attention est grandement tournée vers ceux qui identifient les individus au potentiel prometteur. Cela donne l’impression que les patrons (les leaders de proximité) de ces derniers ont un rôle mineur à jouer. Ceci entre en contradiction avec le discours dominant selon lequel les leaders de proximité sont responsables du développement des membres de leur équipe. Certaines organisations vont même jusqu’à les rémunérer en fonction de leur succès à promouvoir leurs employés.

Il faut reconnaître que les organisations investissent souvent des sommes importantes dans des programmes de formation pour rendre les leaders de proximité aptes à gérer la performance. Or, la performance est tournée vers le passé, se situe dans le court terme (souvent un an) et fait référence à un processus de gestion bien balisé depuis plusieurs années (attentes signifiées, feedback continu, évaluations périodiques, etc.). Gérer le talent, par contre, est souvent nouveau pour eux. Cette responsabilité s’inscrit dans le long terme, fait référence au potentiel, une notion plus ambiguë, et soulève des enjeux encore plus complexes (déterminer un cheminement de carrière, par exemple). Les leaders de proximité ont besoin de préparation pour relever ce défi.

Par ailleurs, un enjeu de confiance se pose puisque l’employé pourrait avoir des réticences à divulguer à son gestionnaire des informations qu’il juge susceptibles de ternir son image ou de mettre en péril sa progression. De son côté, le leader de proximité pourrait être réticent à soutenir le développement d’un employé prometteur, par crainte de le voir quitter ses responsabilités actuelles ou son unité d’affaires, ou encore de voir sa progression se faire au détriment de la sienne.

À cet enjeu de confiance s’ajoute également celui de la compétence du gestionnaire à soutenir adéquatement son employé de talent. Il faut se rendre à l’évidence : la plupart des gestionnaires n’ont pas été préparés adéquatement et certains n’ont pas la fibre d’un coach pour accompagner les individus dans leur progression. Enfin, il ne faut pas non plus négliger le nombre souvent substantiel d’employés directs à diriger. Pour toutes ces raisons, une entreprise peut éventuellement courir le risque de rater le virage de la relève en n’assurant pas, au quotidien, un soutien et un suivi adéquats pour les employés de talent.

Le comité de direction peut alors envisager deux options. La première consiste à valoriser la contribution des leaders de proximité à la gestion des talents, à clarifier leur rôle et leurs responsabilités et, bien sûr, à les former adéquatement pour qu’ils les assument. Ces efforts devraient avant tout porter sur leur capacité à déterminer tôt le potentiel, à gérer efficacement le plan de développement individuel (PDI) des employés de talent et à avoir des conversations, parfois difficiles, en ce qui concerne leur carrière, et ce, au moment opportun.

À l’ère 2.0 et du « Moi inc. », une deuxième option est envisageable. Pourquoi ne pas miser sur la puissance des réseaux et sur l’agilité avec laquelle ceux-ci répondent aux besoins individuels en adoptant une gestion des talents en mode collectif ? Au lieu de s’en remettre au leader de proximité, il pourrait être judicieux d’offrir à la personne de talent une diversité de moyens et de ressources qui lui permettraient d’accélérer son apprentissage et de personnaliser son parcours. Toutefois, cela requiert un décloisonnement des rôles pour impliquer un plus grand nombre de personnes : collègues, membres de la haute direction, responsables des ressources humaines, mentors, coachs et autres experts.

Les quatre questions « négligées » que nous avons abordées ne sont pas les seules. D’autres questions auraient pu s’ajouter à notre liste, par exemple le fait de ne pas accorder suffisamment d’attention à la stratégie de fidélisation des individus de talent ou aux indicateurs de performance de la gestion des talents. Ce qui importe, c’est que ce dossier soit jugé prioritaire, qu’il mobilise des ressources suffisantes et interpelle directement les membres du comité de direction.


Notes

1 Marie-Ève Cruz-Riendeau, Sarah Dow-Jodoin et Alain Gosselin, L’état de la gestion du talent au Québec – Étude exploratoire auprès de 27 grandes entreprises, document inédit, HEC Montréal, octobre 2013, 26 pages.

2 John W. Boudreau et al., Lead the Work – Navigating a World Beyond Employment, Wiley, 2015, 304 pages.

3 The Conference Board, Buy, Build, Borrow, or None of the Above ?, 2015, 30 pages.

4 Robin J. Ely et al., « Rethink what you know about high-achieving women », Harvard Business Review, décembre 2014, p. 101-109.

5 Lareina Yee, « Fostering women leaders : A fitness test for your top team », McKinsey Quarterly, janvier 2015.