La gestion de la performance du personnel de création : mieux comprendre les défis pour mieux les relever
2013-09-09
French
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2019-10-01
La gestion de la performance du personnel de création : mieux comprendre les défis pour mieux les relever
Article publié dans l'édition Automne 2013 de Gestion
Pour de nombreuses organisations, et à plus forte raison pour celles qui œuvrent au sein d’industries créatives (encadré 1), un facteur clé de succès repose sur le déploiement et la valorisation de la créativité d’une bonne partie de leur personnel. Contrairement à la vision romantique de la créativité, où toute intervention de gestion est nécessairement contraire à l’expression et à l’épanouissement des idées, la performance du personnel de création – comme celle de tous les employés – doit également être gérée.
Des artistes de cirque aux designers, en passant par les architectes et les musiciens professionnels, la nature du travail du personnel de création et les caractéristiques individuelles des créatifs posent d’importants défis en matière de gestion de la performance. En effet, le travail des créatifs est réputé pour son aspect immatériel, collectif et peu quantifiable.
Il est donc difficile pour les organisations d’établir des référentiels clairs d’après lesquels le rendement individuel peut d’abord être prescrit, puis évalué. En outre, les personnes qui occupent des postes de création sont reconnues pour leur nature plus affective et sont par conséquent susceptibles d’adopter des comportements particuliers, notamment au moment d’organiser leur travail, d’interagir avec les collègues et de recevoir une rétroaction sur leur performance.
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Dans ce contexte, il importe de se pencher sur la manière dont les dirigeants parviennent à gérer la performance du personnel de création – tant sur le plan individuel que sur le plan collectif – en vue de favoriser une créativité alignée sur les impératifs d’affaires et économiques. Plus précisément, nous nous intéressons ici aux pratiques déployées pour déterminer les attentes, exercer un suivi, évaluer le rendement, reconnaître la performance des créatifs et développer leurs compétences.
Cet article aborde les étapes de la gestion de la performance du personnel de création, précise les défis auxquels font face les gestionnaires de créatifs et suggère des conditions de succès afin de relever ces défis. Étant donné le peu d’écrits existant sur le sujet, nous basons largement nos propos sur ceux tenus par des superviseurs chevronnés de personnel de création et de dirigeants d’organisations d’industries créatives.
Déterminer les attentes des créatifs
Indépendant, solitaire, curieux, émotif et possédant un penchant pour la fantaisie et l’ambiguïté : ces caractéristiques des créatifs forment un tout pour le moins spécial. C’est pourtant ainsi que sont généralement représentés les individus créatifs, notamment dans les travaux qui émanent du champ de la psychologie cognitive1. Pour les participants à notre enquête, ces traits de personnalité ne sont pas anecdotiques : ils constituent un fait de gestion bien réel.
Gary Savage, directeur du Centre de recherche et d’innovation en performance au Cirque du Soleil, décrit ses employés créatifs comme des individus « particuliers aux habiletés qui vont souvent bien au-delà du poste qu’ils occupent, capables de naviguer dans l’inconnu, d’absorber une grande quantité d’informations et démontrant une persévérance de tous les instants ». Dans le même ordre d’idées, Vincent Leenhardt, directeur de l’innovation chez l’équipementier sportif français Oxylane, déclare que ses designers forment « une population beaucoup plus créative et affective que d’autres qu’il faut gérer d’une manière très différente ».
En outre, pour Patrick Beauduin, ex-directeur général de la radio à Radio-Canada, un gestionnaire de créatifs doit avoir en tête que « ce sont des métiers fragiles, exercés par des personnes sensibles, avec des ego parfois considérables ».
En somme, ces différents traits de personnalité laissent poindre pour les organisations des industries créatives un défi supplémentaire en matière de gestion de la performance, notamment lorsque vient le temps de déterminer, de formuler et de communiquer les attentes qu’elles entretiennent envers leur personnel de création.
Le défi de fixer des objectifs de performance individuels et collectifs
Dès le moment de la formulation des attentes, la gestion de la performance au sein des organisations des industries créatives détonne par rapport aux bonnes pratiques généralement prônées par les théories du management. Il est normalement de mise, soutiennent ces travaux, de fournir à l’employé une série d’objectifs spécifiques, mesurables et atteignables2. Cependant, le fort désir d’autonomie des créatifs et la liberté requise pour le genre de prestation pratiqué dans ces organisations appellent plutôt une grande latitude et un certain niveau d’ambiguïté quand il faut définir les attentes.
De plus, la grande imbrication des contributions individuelles au sein d’une œuvre collective rend difficile l’équilibrage entre les attentes du créatif et celles du groupe. Lorsque la cible d’un projet de création est mouvante, que les moyens à prendre pour l’atteindre sont à inventer et que l’apport individuel n’a de sens que dans le cadre d’un projet collectif, la définition des attentes à l’égard de la performance des créatifs semble relever de l’exploit.
Les moyens de relever ce défi
Dans un tel contexte, il n’est pas rare d’observer une forme d’autodétermination de la cible de la part du créatif, ou du moins un effort de codéfinition de cette cible avec son gestionnaire, en plus d’une grande liberté quant aux moyens de l’atteindre. Dans les organisations appartenant à des industries créatives, ces considérations se traduisent par des pratiques surprenantes, qui s’appuient davantage sur l’énonciation d’émotions à « faire vivre » que sur des livrables précis à atteindre.
Ainsi, pour Luc Mayrand, directeur créatif chez Walt Disney Imagineering, la formulation des attentes est avant tout un accord sur une trame générale entre lui et son personnel de création. Il n’est pas question d’exiger de ses créatifs que la conception d’un nouveau manège réponde en tous points à un modèle précis, aux paramètres connus et aux fonctionnalités prédéfinies. Plutôt, le personnel de création doit tout au long de l’année et au fil des projets livrer et incarner dans ses prestations l’émotion désirée par son directeur, en offrant par exemple aux visiteurs du parc d’attractions tantôt du mystère ou de l’épouvante, tantôt de l’humour ou du dépaysement.
« Avec des créatifs, ça doit rester très flou. Lorsque j’ai à communiquer mes attentes, je me limite d’habitude à une thématique générale, à une histoire, à une personnalité. C’est à moi de mettre la table en dictant les émotions principales à offrir, ce à quoi le travail des créatifs devra toujours revenir. Le reste, ils peuvent le résoudre à leur manière. »
Nos répondants s’entendent également sur un point : déterminer les attentes de façon trop précise constitue un frein à l’expression de la créativité. Selon Patrick Beauduin, le personnel de création exerce des métiers « où il faut laisser un maximum de portes ouvertes, car si c’est trop directif, les créatifs risquent d’étouffer ». Conséquemment, il est périlleux de vouloir se substituer à un GPS afin de dicter en détail le chemin à emprunter ou la manière de se rendre à destination.
Plutôt, lorsqu’il s’agit de communiquer à un créatif ce sur quoi sa prestation sera ultimement jugée, tout est une question de balisage large, de zones grises et de zones d’ombres, de valeurs et de confiance mutuelle. Une idée que défend Boris Verkovsky, directeur conception et développement des performances au Cirque du Soleil : « Les objectifs des projets ne sont jamais fixes. Par conséquent, les attentes sont aussi très variables; après tout, l’ambiguïté fait partie de notre métier. En fait, un créatif qui veut obtenir trop de détails sur sa performance me rend très nerveux dès le départ. Passé un certain point, ce n’est plus de la création ! »
Soulignons cependant que ces attentes imagées et en apparence peu contraignantes ne signifient pas pour autant une absence totale de mécanismes de contrôle ou d’impératifs financiers. Au contraire, les gestionnaires de créatifs jugent important de poser un certain nombre de balises en ce qui a trait à l’échéancier ou au budget d’un projet donné. Le personnel de création doit donc répondre, en fonction d’une pondération qui varie d’une organisation à l’autre, à une série d’objectifs individuels, d’équipe et d’entreprise.
Cela constitue une manière, comme l’indique Sylvain Lafrance, professeur associé à HEC Montréal et ancien vice-président des services francophones à Radio-Canada, de « responsabiliser les créatifs par rapport à la réalité financière de l’organisation et de s’assurer qu’ils sont conscients du modèle d’affaires ». En fait, selon les personnes interrogées, isoler les créatifs de cette réalité de l’entreprise et du marché s’avère souvent une grave erreur. Finalement, puisque aucun créatif ne peut prétendre au monopole de l’idée dans un contexte de travail collectif, les répondants privilégient, en plus de cibles individuelles, l’énonciation d’attentes quantitatives (par exemple, le succès commercial) et qualitatives (par exemple la capacité de travailler en équipe) au niveau du groupe.
Exercer un suivi et coacher la performance des créatifs
Une fois les attentes définies et communiquées, le rôle du gestionnaire consiste à accompagner son personnel de création, à assurer un suivi sur les écarts observables entre les cibles et les comportements et, le cas échéant, à rectifier le tir pour qu’arrivent à bon port les projets. Pour les répondants, c’est là, au quotidien, et bien plus qu’une fois l’an au moment de l’évaluation du rendement, que s’opère la véritable gestion de la performance.
Le défi de suivre et de coacher la performance des créatifs
En pratique, suivre le travail des créatifs n’est pas une mince affaire. La nature immatérielle de la création et l’absence générale de niveaux intermédiaires (ou échantillons) observables entre l’idée et le livrable final compliquent grandement la tâche du gestionnaire qui désire mesurer au quotidien la performance de son personnel de création.
Pire, l’obsession de certains gestionnaires pour les questions de stratégie se fait habituellement au détriment du suivi de la progression de leurs employés3. Au premier rang de ces comportements contre-productifs, les auteurs désignent l’organisation du travail qui ne permet pas aux créatifs d’avoir une vision globale de leur contribution individuelle.
Les moyens de relever ce défi
Au quotidien, le rôle d’un gestionnaire de créatifs consiste à générer du sens et à construire une vision partagée, en plus d’expliquer aux créatifs en quoi leurs actions individuelles se rapportent aux objectifs globaux et à la performance collective4. Les répondants soutiennent également qu’un gestionnaire soucieux de la performance de ses créatifs contribue activement à maintenir ce « sens ».
À ce titre, Vincent Bédard, consultant en design et en couleurs, y va d’une analogie révélatrice : « Les créatifs mettent au monde des bébés, parfois dans la douleur, et le plus difficile pour eux est souvent de les donner en adoption à quelqu’un d’autre dans l’entreprise. Le gestionnaire doit alors constamment situer leur contribution dans un portrait plus large. Les créatifs doivent saisir le sens de leur apport dans la chaîne de développement et garder un lien avec le bébé, aussi dis- tant soit-il. »
En matière de création, l’ambiguïté volontairement entretenue quant aux cibles exige un accompagnement dans la durée et un balisage invisible mais continu tout au long de l’année. Une gestion de la performance réactive qui permet de recadrer les écarts, de cibler les besoins de perfectionnement des employés, d’inspirer la créativité et de donner un sens est, selon les personnes interrogées, le gage d’une relation épanouissante pour l’ensemble des parties concernées.
Pour illustrer cette approche, l’une de ces personnes compare le suivi de la performance des créatifs à la conduite automobile : pour avancer sur une trajectoire donnée, il ne s’agit pas simplement de mettre le cap et de laisser aller, mais de corriger constamment et ne serait-ce que très légèrement la conduite lorsque le véhicule se déporte sur la droite ou sur la gauche.
En somme, le fait de s’arrimer au rythme du collectif et de s’appuyer sur les préoccupations des employés afin de suggérer des correctifs – s’il va trop à gauche ou trop à droite – est un moyen efficace de suivre la performance des créatifs. Après tout, comme l’explique Luc Mayrand, « les bons créatifs sont les premiers à sentir quand les choses ne tournent pas rond et apprécient lorsque le gestionnaire intervient pour améliorer les choses ».
Évaluer les performances individuelles et collectives des créatifs
Selon plusieurs auteurs, la période des rencontres d’évaluation de la performance ressemble à une grand-messe5 où convergent tous les fidèles. Pour les gestionnaires, le processus est perçu comme long et laborieux; il donne l’impression que toute l’entreprise s’arrête net un mois par an. Pour les employés, c’est là que tout se joue en une heure : rémunération, bonis, promotion, etc. En théorie, l’évaluation permet de juger du rendement de l’employé et de fournir une rétroaction qui valorise les comportements souhaités ou corrige les faiblesses observées. En pratique cependant, ce processus se révèle souvent un exercice bureaucratique en décalage par rapport à son objet d’évaluation.
Le défi d’évaluer la performance des créatifs
À ces tensions classiques s’ajoutent, dans les organisations des industries créatives, la difficulté à distinguer les contributions individuelles d’une œuvre souvent collective, la présence de critères qui relèvent davantage d’un « jugement de beauté » et les risques de froisser un personnel de création de nature plus sensible. D’un côté, nos répondants s’entendent pour dire qu’il faut recueillir une série d’observations précises pour le dossier de l’employé.
Même en milieu de création, pour des questions aussi délicates que la planification de la main-d’œuvre, le cheminement de carrière, la rémunération ou les sanctions disciplinaires, les organisations ont le devoir de documenter la performance de leurs employés. Dans les industries créatives comme ailleurs, certains éléments de la performance d’un employé se mesurent plus facilement que d’autres : le respect des échéanciers ou des budgets, le nombre de brevets déposés ou d’affectations effectuées, le taux d’absentéisme, etc.
La présence de tels critères d’évaluation quantifiables (par exemple, 50 % des critères du personnel de création à la télévision de Radio-Canada) rend le processus plus rigoureux et porte autant sur la performance individuelle que sur celle de l’équipe. C’est seulement ainsi, soutiennent les gestionnaires, qu’ils parviennent à limiter les comportements individuels contre-productifs au profit d’une collaboration authentique. Toutefois, pour Sylvain Lafrance, la véritable évaluation de la performance du personnel de création se trouve ailleurs et les gestionnaires de créatifs doivent éviter de s’en remettre exclusivement à ce qu’ils peuvent mesurer.
« Les entreprises ont tendance à favoriser l’empirique; tout ce qui rentre dans un fichier Excel est rassurant. Mais nous devons surtout mesurer l’immatériel, et ça, c’est nécessairement moins rassurant, car ça ne rentre pas dans un fichier Excel. Pour satisfaire la machine, on finit par mettre un peu d’empirique sur de l’immatériel, par exemple le fait d’avoir développé cinq nouveaux programmes, lancés ou non. Mais ultimement, ce qu’on mesure, c’est moins le résultat que le processus. »
Les moyens de relever ce défi
L’idée de mesurer l’immatériel peut sembler farfelue. Pourtant, d’autres répondants poussent cette logique un peu plus loin en proposant un jugement sur des performances qui n’ont jamais existé. Jean-Jacques Stréliski, professeur associé à HEC Montréal et ancien directeur général de la division montréalaise de l’agence de publicité Publicis, est l’un de ces gestionnaires : « J’aime voir les idées refusées par les clients, ça me permet de constater le potentiel des créatifs, non pas à travers ce qu’ils ont fait dans l’année, mais à travers ce qu’ils auraient voulu faire. »
Dans un milieu de création, se couper de l’invisible revient en fait à ignorer une proportion importante du travail de l’employé. À cet effet, Boris Verkovsky souligne que « 90 % des idées de l’employé ne sont jamais testées, et dans le 10 % restant, moins de la moitié sont déployées dans un spectacle du Cirque du Soleil ». Parmi les autres critères utilisés, les gestionnaires s’attardent à la capacité de proposer de nouveaux concepts, à la pertinence des idées et à la capacité des créatifs de prendre des risques. Savoir regarder l’invisible et juger de ces critères imprécis : une telle gestion de la performance requiert nécessairement un courage en matière de gestion, un bon bagage d’expériences et un flair créatif indéniable.
Finalement, soulignons que l’appréciation que porte le gestionnaire sur la performance de ses créatifs entre potentiellement en concurrence avec une foule d’autres regards tout aussi importants, voire plus importants, à ses yeux : le jugement des pairs du créatif, les résultats externes et le regard que pose le créatif sur son propre rendement. Pensons, par exemple, aux cotes d’écoute à la télévision ou aux entrées à la billetterie dans les arts de la scène.
Selon M. Stréliski, les industries créatives ne sont pas « des milieux qui vivent isolés de l’extérieur, bien au contraire », et il est impossible de rester insensible au regard que porte le marché. Surtout, le créatif a naturellement tendance à s’autoévaluer à travers chaque performance qu’il livre au quotidien. Pour les musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) par exemple, chaque note est une occasion d’évaluer leur rendement. Jean Gaudreault, chef des musiciens de l’OSM, explique que ce jugement s’effectue « devant son miroir, à toujours se demander s’il est possible de faire mieux ». Dès lors, les gestionnaires doivent dégager de ces multiples évaluations celles qui influent le plus sur les résultats de l’entreprise et sur le développement de l’employé.
Comme l’indique M. Gaudreault, dans une organisation comme l’OSM, « les opinions peuvent différer d’un individu à l’autre, mais ce qui compte ultimement, c’est ce que le maestro pense ». Soupeser, considérer, mais trancher : c’est en quelque sorte l’essence du rôle du gestionnaire de créatifs lorsque vient le temps de départager les sources d’évaluation.
Reconnaître et développer la performance des créatifs
Gérer la performance du personnel de création implique la reconnaissance de cette performance et l’actualisation en continu des compétences des membres de l’équipe. Pour ce qui est de la reconnaissance, la théorie soutient que les créatifs sont guidés par des motivations qui ne répondent que marginalement aux stimuli financiers ou autres types de récompenses extrinsèques (bonis, augmentations de salaire, etc.).
Si la rémunération n’est pas pour autant une question sans intérêt, c’est plutôt du côté des motivations intrinsèques qu’il faut regarder pour comprendre ce à quoi les créatifs carburent; ainsi, le défi, la reconnaissance des pairs et la croissance personnelle sont autant d’éléments nettement plus valorisés6.
Le défi de reconnaître la performance des créatifs
« Plusieurs créatifs aiment bien se retrouver sous les projecteurs, mais cela ne veut pas dire qu’ils désirent les voir braqués sur eux s’ils ne se sentent pas outillés. » C’est en ces termes que M. Verkovsky explique qu’une de ses responsabilités consiste à trouver constamment un équilibre entre la reconnaissance des créatifs et le soutien qui leur est offert. Ces propos illustrent la dimension à la fois complexe et paradoxale du rôle du gestionnaire de créatifs : favoriser l’expression des talents individuels, appuyer le développement personnel des employés et souligner leurs contributions exceptionnelles dans un projet donné, et ce, tout en valorisant la collaboration et la primauté du succès de l’œuvre collective.
Le défi de développer la performance des créatifs
Le créatif est souvent la personne la plus sensible à son rendement et à l’état de son développement : s’il n’apprend plus ou s’il se sent de plus en plus en décalage par rapport à son art, il risque fort de quitter l’organisation pour se tourner vers d’autres possibilités plus enrichissantes. Selon Denis Faubert, ancien superviseur des chercheurs (R&D) au ministère de la Défense nationale et aujourd’hui directeur général de l’Institut de recherche d’Hydro-Québec (IREQ), « les questions d’argent sont, pour les créatifs, des considérations secondaires, qui viennent bien après la possibilité de participer à des colloques, à des conférences ou à des formations ». S’assurer du développement de son personnel de création constitue donc pour l’organisation un enjeu de taille, pouvant avoir des incidences sur sa pérennité.
Les moyens de relever ce défi
Même si les deux dimensions de la reconnaissance et du développement des créatifs sont assez imbriquées, nos répondants semblent accorder la priorité au développement de leurs créatifs. Il n’y a rien de plus valorisant pour le créatif, explique Vincent Bédard, que d’être choisi pour représenter l’organisation à une conférence dans le domaine de son expertise, ou encore d’être soutenu au moyen des plus récents logiciels qu’utilise ce dernier.
Certaines organisations, comme Oxylane et l’IREQ, honorent également leur personnel de création à l’occasion d’événements dédiés à l’innovation et à la créativité, alors que la plupart des répondants s’accordent à dire que les récompenses reçues par un créatif à l’externe (par exemple, un prix de l’industrie) doivent être soulignées à l’interne et considérées au moment de l’évaluation de sa performance.
Enfin, puisque le pourtour des contributions individuelles est difficile à percevoir dans un travail collectif, les gestionnaires de créatifs s’appuient par moments sur les commentaires de l’équipe lorsque vient le temps de reconnaître certains apports exceptionnels. Selon Jean-Jacques Stréliski, les équipiers « sont plutôt enclins à identifier les plus créatifs d’entre eux, un groupe a moins d’ego par définition et il est plus reconnaissant envers les individus dont il sent que la contribution est essentielle ».
Quant aux difficultés liées à la détermination des besoins de développement, les personnes interrogées sont d’avis qu’il importe d’être à l’écoute du personnel de création et de le faire participer à la définition d’une feuille de route à cet effet. Comme l’explique M. Faubert : « Côté développement, il faut permettre aux créatifs de développer leur art, mais ce ne sont pas des habiletés explicites comme pour un technicien. Puisqu’ils sont plus autonomes et qu’ils savent ce dont ils ont besoin, la meilleure chose à faire est encore de solliciter leur avis. »
Une grande proximité entre le gestionnaire et ses créatifs permet non seulement de prendre le pouls au quotidien et de rendre les évaluations moins arbitraires, mais également de rester connecté aux besoins de développement du personnel de création. S’il est impossible d’inscrire tout le personnel de création aux conférences, aux séminaires ou aux formations de pointe dans leur domaine respectif, une autre manière d’assurer l’actualisation de ses connaissances et le développement de ses compétences passe par la diffusion de ces contenus à l’interne.
C’est dans cette perspective que M. Stréliski organisait une série de rencontres destinées à ses créatifs en marketing chez Publicis, à raison de « trois ou quatre fois par an pour discuter avec eux de ce qui se fait à l’extérieur, des tendances, des règles en place, des démarches nouvelles et des postures des autres agences ». En matière de créativité, la stimulation par la connaissance de l’extérieur est donc un incontournable, et les gestionnaires doivent, par conséquent, mener une activité de veille efficace afin de garder leur personnel créatif à l’affût.
Conditions de succès de la gestion de la performance des créatifs
Inspirer, imager, mobiliser, réconforter, abreuver : le quotidien du gestionnaire de créatifs n’est certes pas banal. Surtout, il est à des lieues de la vision classique du PODC (planifier, organiser, diriger, contrôler) de Fayol. Quelles sont donc les conditions de succès d’une bonne gestion de la performance d’un personnel de création ? Les éléments de réponse avancés par les participants à notre enquête portent généralement sur une sélection minutieuse des créatifs en amont d’un projet, sur un bon alignement entre les indicateurs de performance et les caractéristiques propres à chaque créatif, sur une formation adéquate des gestionnaires aux particularités de la communication avec des créatifs et sur l’instauration d’un climat organisationnel propice à l’émergence de la créativité.
Sélectionner les créatifs avec soin
Dans un contexte de création, le recrutement d’individus au profil, au parcours et au talent créatif recherchés est une manière de perpétuer le climat pouvant favoriser l’émergence d’idées nouvelles au sein de l’organisation7. Mais attention, la quête de la perle rare présente plusieurs limites. D’une part, la validité et le caractère prédictif des tests psychométriques sur la créativité sont encore à ce jour fortement contestés8. Puis, ces résultats en disent très peu sur la capacité du créatif de travailler dans un contexte donné, et encore moins sur sa capacité de s’arrimer à l’équipe en place.
Pour Gary Savage, du Cirque du Soleil, le risque est très réel et le jeu n’en vaut pas la chandelle : « Nous engageons des gens pour leur savoir-faire et leur savoir-être. Nous faisons le pari que si l’employé fait preuve d’un bon savoir-être, son savoir-faire va ressortir un jour ou l’autre, et non l’inverse. Avoir un groupe de prima donna serait un cauchemar. Même si un créatif est le meilleur du monde dans son domaine, s’il a un ego démesuré, je ne le veux pas, il va détruire l’équipe. »
Pour réaliser ce recrutement sensible et favoriser une intégration rapide, certaines organisations des industries créatives (par exemple, le studio américain de développement de jeux vidéo Valve) vont privilégier la recommandation de candidats externes par le personnel de création en place, alors que la littérature suggère une recherche axée sur la passion et le plaisir que démontre un créatif pour son métier9.
Pour nos répondants, nul doute que les priorités ont évolué et que l’habileté à travailler en équipe est aujourd’hui le critère premier en matière de recrutement. « Il y a 30 ans, seule la capacité de créer comptait, on faisait le sacrifice au nom du talent créatif. Aujourd’hui, on ne peut plus faire table rase de la capacité de participer au collectif », explique à cet effet Patrick B le domaine de la radio comme exemple.
Moduler les indicateurs de performance en fonction du créatif
Le succès d’une gestion efficace de la performance des créatifs passe également par une approche modulable en fonction de chaque créatif. Vincent Bédard est catégorique sur ce point : « La pire erreur consiste à vouloir gérer les créatifs d’une manière uniforme. Il faut reconnaître chacun d’entre eux à leur juste valeur, être attentif aux besoins qui leur sont propres et miser sur les stimuli qui leur conviennent. » À la manière d’un jeu de cartes que le gestionnaire tient devant lui, la gestion de la performance semble uniforme de l’extérieur, mais s’avère très nuancée de l’intérieur.
À première vue, une telle pratique peut sembler arbitraire, voire injuste. Pourtant, les personnes interrogées affirment qu’il s’agit là d’une manière de reconnaître la singularité de leurs employés et les défis qui leur sont propres. Pour M. Beauduin, la relation de confiance avec ses créatifs se construit à travers ces « évaluations à la carte, ces situations de cas par cas dans lesquelles le rôle du gestionnaire consiste à trouver les défis appropriés et les forces du créatif devant lui ».
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les chercheurs qui ont étudié cette question tendent également à déconseiller une approche de type modèle unique. En se basant sur l’exemple des sportifs professionnels10, un auteur rappelle aux gestionnaires de traiter « équitablement les employés, tout en gardant en tête que tout est relatif11 ».
Cependant, nous nous gardons bien de préconiser la mise en place de mesures qui pourraient « starifier » un petit nombre d’employés ou encourager un retour à une forme d’« apartheid créatif12 » au sein des organisations. Simplement, nous défendons l’idée d’une gestion de la performance flexible et réaliste qui reconnaît, comme dans tout bon orchestre, la présence de premiers et de seconds violons. Si tous les employés contribuent aux résultats de l’organisation, ils ne partagent pas pour autant les mêmes attentes et besoins, imposés ou personnels, en ce qui a trait à la gestion de leur performance.
Former les gestionnaires à la communication avec des créatifs
Au-delà du processus de gestion de la performance, des manuels de gestion et des outils élaborés par les services des ressources humaines, le regard posé par le gestionnaire sur le rendement de son subordonné est d’abord et avant tout une relation entre deux êtres13. Dans une organisation où le cœur de métier est la création, cette façon d’aborder la gestion de la performance est d’autant plus importante que le personnel créatif est particulièrement sensible aux regards qui sont posés sur son travail. Savoir communiquer avec les créatifs, c’est également incarner le rôle occasionnel de « traducteur14 » entre collègues aux profils éclectiques et aux connaissances variées.
Dès lors, être un gestionnaire de créatifs requiert un doigté, une empathie, un jugement et une sensibilité qui relèvent bien plus de l’art que du métier. Pour Denis Faubert, c’est dans cette approche humaine que réside le succès d’une gestion de la performance efficace du personnel de création : « Le secret, c’est de s’intéresser à ce que les créatifs font, plutôt que de demander des comptes. Quand je vais dans le laboratoire, c’est d’abord pour parler aux chercheurs, c’est une marque de reconnaissance qui ne passe pas inaperçue. Bien plus qu’une forme de contrôle, c’est une occasion d’en apprendre davantage sur ce qu’ils font, de discuter avec eux et de faire un peu de coaching. J’aime pouvoir discuter de scientifique à scientifique, d’égal à égal, et non de superviseur à employé. »
Si le quotidien du gestionnaire de créatifs relève souvent de l’art, voire de l’artisanat, c’est principalement en raison du travail qu’il reste à faire pour formaliser les approches gagnantes et les conditions de succès de cette gestion parti- culière. Pour les nouveaux gestionnaires, il n’existe aucune ressource pour naviguer dans l’univers affectif de la gestion de la performance en milieu de création15.
En effet, pour ces quelques organisations qui outillent, forment et soutiennent adéquatement leurs gestionnaires, bon nombre d’entre eux doivent encore s’en remettre à leur propre capacité d’apprentissage et d’adaptation. Selon Martin Houle, architecte et directeur de Kollectif.net, peu de formations tiennent compte de cette réalité, à tel point que la gestion de la performance des créatifs est une compétence qui s’acquiert souvent de manière autodidacte : « Dans le seul cours de gestion que j’ai eu à l’école d’architecture, il est assumé que les connaissances en gestion de la performance s’acquièrent durant le stage, mais encore là, lorsque vous regardez la description de cette rubrique, on y fait plutôt mention de la gestion de paperasse administrative… »
En somme, le rôle des gestionnaires de créatifs repose aujourd’hui sur une philosophie de gestion tout aussi créative. Par son savoir-faire et son savoir-être, le gestionnaire doit bien doser ses interventions et ajuster son approche en fonction de la nature particulière de son employé. Pour nos répondants, cette nouvelle posture de management, moins normative et plus sensible, suppose également de savoir quand s’effacer – sans disparaître pour autant – afin de permettre aux créatifs de faire ce qu’ils font le mieux : créer.
Instaurer une culture du droit à l’erreur
Finalement, les participants à notre enquête s’entendent pour dire que la performance des créatifs dépend dans une large mesure du contexte de création dans lequel ils baignent au quotidien. Ainsi, un milieu où les échecs sont tolérés, voire encouragés, l’expression d’idées qui dérangent est facilitée et la collaboration est valorisée contribue largement à l’essor de la créativité.
Cela suppose, d’une part, une certaine maturité organisationnelle pour canaliser les tensions inhérentes à tout processus de création afin que « l’abrasion créative16 » entre les employés produise non pas de la chaleur, mais bien de la lumière. Pour Boris Verkovsky, les organisations, tout comme les créatifs, doivent apprendre à composer avec ces critiques essentielles et à gérer les aléas émotifs de la création : « Quand nous nous donnons le droit d’être créatifs, nous devons également accepter le fait de recevoir la critique. Si une idée parvient à surmonter les critiques, c’est peut-être que l’idée mérite de survivre. »
Un tel milieu suppose, d’autre part, la présence de gestionnaires qui favorisent la réflexivité et l’apprentissage au sein de leurs équipes de création, et savent entretenir « l’envie de jouer » pour que convergent vers un but collectif les cibles de performances individuelles17. Une telle adéquation entre les attentes de l’organisation envers son personnel de création et sa culture est essentielle : comment peut-on juger autrement de l’aptitude au défi d’un employé (un des critères de performance des designers chez Oxylane) si ce dernier ne peut prendre de risques au quotidien sans s’exposer à des sanctions ?
Conclusion
Comme nous l’avons vu dans cet article, une gestion de la performance qui inspire, guide et appuie les employés dans la durée peut être déterminante dans la réussite au sein du personnel de création. Pour le gestionnaire, cela implique de revoir sa manière d’aborder la question de la performance et d’ajuster son approche le cas échéant, en y injectant une dose d’ambiguïté et en faisant participer les créatifs à toutes les phases du processus.
Cela implique également l’adoption de pratiques de sélection qui valorisent les aptitudes à la collaboration, le développement de compétences communicationnelles et l’émergence d’une relation de confiance mutuelle, sensible aux aspirations et aux motivations intrinsèques des créatifs. Pour les organisations, cela se traduit par la mise en place de pratiques de gestion de la performance axées sur les particularités des employés et d’une culture propice à la créativité qui soutient l’exploration et reconnaît l’apport immatériel de tous les employés.
Enfin, à la manière d’une démarche de création où il existe plusieurs solutions parallèles pour une même problématique, les organisations doivent s’appuyer sur leurs gestionnaires et leurs équipes – et les outiller adéquatement – afin qu’ils définissent ensemble une approche adaptée pour stimuler la créativité et développer la performance de l’ensemble du personnel de création.
Notes
1 Voir sur ce point les travaux d’Amabile (1983), Oldham et Cummings (1996) et Csikszentmihalyi (1996).
2 Doran (1981).
3 Amabile et Kramer (2012).
4 Simon (2011).
5 Cette expression est tirée d’un article de Gosselin et Murphy (2001), qui se sont penchés sur les principales causes d’échec de l’évaluation de la performance. Ce processus ressemble en effet souvent à un rituel d’entreprise, à une tradition qu’il ne faut pas remettre en question.
6 Amabile (1997).
7 Carrier et Gélinas (2011).
8 Robinson et Stern (2000).
9 Voir, par exemple, Carrier et Gélinas (2011).
10 L’exemple des sportifs professionnels est d’autant plus pertinent que certaines typologies des industries créatives incluent ce secteur d’activité.
11 Bouchard (2005 : 52).
12 L’expression, qui est de Gary Hamel (2009), fait référence au fossé entre créatifs et non-créatifs observable dans plusieurs industries.
13 « L’autorité est moins la qualité d’un homme qu’une relation entre deux hommes », écrivait Barrès (1893).
14 Simon (2011).
15 Fletcher (2001).
16 Leonard-Barton (1995).
17 Simon (2011).
Références
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