Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

La fracture canadienne

Alain Dubuc est professeur associé à HEC Montréal.

Le soir du 21 octobre dernier, bien des gens ont découvert à quel point le Canada était divisé, ce qu’illustrait de façon saisissante la tache bleu foncé des circonscriptions des provinces des Prairies sur la carte électorale.

Ces tensions n’ont pourtant rien de nouveau ; elles ne s’expliquent pas non plus par le ton acrimonieux de la campagne électorale, quoique le scrutin ait révélé que cette fracture s’est encore élargie.


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Cette division vient largement de ce qu’on appelle l’aliénation de l’Ouest, en fait celle des Prairies, dont les citoyens, plus conservateurs, s’estiment négligés dans la fédération canadienne et ne se reconnaissent pas dans les valeurs dominantes presque partout ailleurs, en Colombie- Britannique ainsi que du Manitoba à l’océan Atlantique. C’est cette colère qui avait donné naissance au Reform Party à la fin des années 1980.

Le malaise s’est amplifié avec le boom pétrolier, qui a provoqué un déplacement de la richesse vers l’Ouest, changé les rapports de force et ébranlé les équilibres de la fédération canadienne.

Il s’est transformé en crise avec le réchauffement climatique, avec la mobilisation mondiale pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et avec la prise de conscience des enjeux environnementaux.

Le Canada a alors dû trouver une façon de résoudre la quadrature du cercle : réduire les émissions de GES tout en préservant une des sources de sa prospérité, une production pétrolière reposant sur les sables bitumineux, dont l’extraction engendre plus d’émissions de GES que celle du pétrole conventionnel.

Ce débat s’est cristallisé autour d’une réalité géographique. Les provinces productrices, enclavées et sans accès à la mer, subissent des pertes de revenus parce qu’elles ont du mal à acheminer leur pétrole vers les marchés mondiaux et sont ainsi plus dépendantes du marché américain, où les prix du baril sont plus bas. D’où les pressions pour construire des pipelines.

Le gouvernement de Justin Trudeau croyait avoir trouvé une solution. D’un côté, une politique de réduction des émissions de GES plus énergique avec l’imposition d’une taxe fédérale sur le carbone dans les provinces qui n’auraient pas instauré de mécanisme équivalent. De l’autre, l’appui à un projet d’oléoduc qui a mené Ottawa à carrément acheter à prix fort le projet de Trans Mountain pour assurer sa mise en œuvre.

La solution était imparfaite et insatisfaisante, comme le sont souvent les compromis. Mais elle cherchait à faire accepter à l’Ouest une taxe sur le carbone en soutenant le projet de pipeline et à faire accepter au reste du pays le soutien à l’activité pétrolière avec un plan crédible de lutte contre le réchauffement climatique.

Ce fut l’échec. Le gouvernement libéral a été pris en sandwich entre les citoyens des Prairies pour qui la taxe sur le carbone est un affront et les citoyens plus verts qui estiment que Justin Trudeau a trahi l’image qui avait contribué à sa popularité.

L’échec vient aussi du fait que cette solution était difficile à expliquer à une période où la pensée complexe n’a pas sa place dans des débats politiques qui se font davantage à coups de tweets, de clips et de slogans.

Il tient également à un facteur qui n’est pas unique au Canada : la radicalisation des discours et des comportements politiques, entre autres avec la montée du populisme. Un durcissement exacerbé par le régionalisme, bien présent dans un pays comme le Canada, où il n’y a pas d’économie nationale mais une juxtaposition d’économies locales.

Il y a du dogmatisme dans les Prairies. Si leur désir de protéger l’économie et les emplois est compréhensible, l’opposition farouche à une taxe sur le carbone relève de la ferveur religieuse, tout comme la détestation de Justin Trudeau après le cadeau de 4,5 milliards de dollars à l’Ouest avec l’achat de Trans Mountain.

Il y a aussi, dans l’opposition au pipeline, une bataille qui relève davantage du symbole. Sans ce pipeline, le pétrole albertain sortira quand même de la province, mais par chemin de fer. Il n’est pas illogique, pour la période de transition où on utilisera encore du pétrole, qu’on consomme le nôtre.

Il n’est pas non plus scandaleux que ce pétrole puisse se vendre à meilleur prix en accédant à d’autres marchés que celui des États-Unis.

Est-ce à dire qu’après les élections d’octobre, avec les divisions qu’elles ont révélées, le gouvernement minoritaire libéral ne pourra que perpétuer l’impasse ? Pas nécessairement, parce qu’il est peut-être mieux placé pour faire accepter le compromis qu’il avait proposé au départ, mais sans succès.


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D’un côté, le premier ministre Trudeau a rapidement affirmé après sa victoire que Trans Mountain irait de l’avant et que cela ne ferait pas l’objet de négociations  avec  les  autres  partis, ce qui est possible parce que ce projet n’a pas besoin de l’aval du Parlement pour voir le jour.

De l’autre côté, une forte proportion des électeurs a appuyé des partis pour lesquels l’environnement est une priorité. Aux 33 % des voix accordées au Parti libéral, il faut ajouter les 16 % récoltés par le NPD, les 7 % du Parti vert et une bonne proportion des 8 % du Bloc québécois. Des résultats qui assureront au gouvernement minoritaire les appuis parlementaires nécessaires pour faire adopter ses politiques environnementales et qui lui donneront la légitimité populaire dont il aura bien besoin.