Sommes-nous encore naïfs de croire que tout fonctionne au mérite dans les organisations?

En un monde idéal, et a fortiori dans une organisation idéale, les plus méritants, ceux possédant les meilleures aptitudes et fournissant les plus grands efforts, devraient normalement accéder aux plus hauts échelons. C'est à tout le moins la situation théorique à laquelle bon nombre d'entreprises et d'organisation aspirent, formellement ou non, et à laquelle nous voulons évidemment tous croire. Après tout, nous sommes au deuxième millénaire, et l'arbitraire ne devrait plus guider les gestionnaires lorsqu'il est question, par exemple, d'embauche, de rémunération ou d'avancement professionnel.


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La conséquence logique à ce schème de pensée auquel nous tenons fermement est que nos milieux de travail devraient donc être exempts de toute forme d'injustice. Mais est-ce réellement le cas? Certes, de grands efforts ont été menés au cours des dernières décennies afin d'atteindre cet objectif, mais à l'aide d'initiatives parfois paradoxales. Comme le souligne avec justesse Marianne Cooper dans les pages du magazine The Atlantic (lire son article « The False Promise of Meritocracy »), au nom de la méritocratie, certaines entreprises n'ont pas hésité à implanter en leurs murs des programmes de discrimination positive afin de mettre tous les employés sur le même pied et de faire valoir, au final, les talents et les mérites de tous et chacun. À l'inverse, d'autres entreprises, soucieuses de ne pas accorder d'avantages indus à certaines personnes, évitent ce genre de politiques, toujours au nom de la méritocratie... Qui a raison? Qui a tort?

Une méritocratie toute théorique?

La question demeure entière toutefois : est-ce qu'une entreprise qui met de l'avant des valeurs méritocratiques, notamment dans ses pratiques de ressources humaines, parvient à éliminer toute trace d'injustice? Question importante, à laquelle le professeur Emilio J. Castilla, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a tenté de répondre dans une étude1 menée auprès de 9 000 employés de soutien d'une entreprise américaine de services qui avait déjà en place un système de rémunération basé sur le mérite. Et les conclusions du professeur Castilla ont de quoi surprendre : à travail égal, et surtout à évaluation égale de ce même travail, les femmes, les employés issus de minorité ethniques et les employés qui n'étaient pas nés en sol américain ont reçu des augmentations de salaire moins importantes que leur collègues masculins et blancs.


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Nos entreprises et nos organisations seraient-elle victimes de ce que le professeur Castilla nomme le « paradoxe de la méritocratie »? Alors que ces dernières mettent ouvertement de l'avant des valeurs méritocratiques, les gestionnaires chargés d'évaluer la performance de leurs employés et de déterminer la rémunération seraient encore la proie de nombreux biais qui feraient en sorte, dans les faits, de discriminer certains groupes par rapport à d'autres.Comment peut-on en arriver à un tel état de fait aussi contradictoire? Une partie de la réponse nous est peut-être donnée par les professeurs Eric Luis Uhlmann et Geoffrey L. Cohen2 : les entreprises et les organisations qui se veulent méritocratiques instilleraient un tel sentiment d'objectivité chez leurs gestionnaires que ces derniers en viendrait à croire que l'évaluation qu'ils font de leur personnel ne peut être... qu'objective! Rien ne viendrait alors bousculer la conviction qu'ils ont bien évalué la performance de leurs employés.

La méritocratie est-elle une utopie?

Serons-nous en mesure de rendre nos entreprises et nos organisations plus équitables et de récompenser objectivement les employés méritants? Une telle situation relève-t-elle de l'utopie? Le professeur Castilla, dans la foulée d'une autre étude qu'il a menée sur le sujet, nous apprend que les biais manifestés par les gestionnaires peuvent être atténués par deux moyens : la transparence de l'information, permettant ainsi la comparaison des performances entre employés, et l'imputabilité, forçant ainsi le gestionnaire à considérer deux fois plutôt qu'une le jugement qu'il porte sur un employé.

Mais d'ici à ce que de tels mécanismes soient mis en place dans nos milieux de travail pour contrer ces biais, l'enfer restera pavé de bonnes intentions...


Notes

1. Castilla, E. J. (2008). « Gender, race, and meritocracy in Organizational careers ». American Journal of Sociology, 113(6), pp. 1479-1526.

2. Uhlmann, E. L., & Cohen, G. L. (2007). « I think it, therefore it's true: Effects of self-perceived objectivity on hiring discrimination ». Organizational Behavior and Human Decision Processes, 104(2), pp. 207-223.