Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

Les valeurs intégrées dans leur philosophie ont façonné, au fil des millénaires, le comportement des Chinois. Or, celui-ci est souvent déroutant pour les Occidentaux qui cherchent à faire affaire avec eux. Mieux connaître les différentes écoles de pensée chinoises peut donc non seulement aider à comprendre ce peuple mais aussi inspirer à son tour le management stratégiquemoderne.

Un des plus anciens livres de philosophie chinoise est le Yi Jing (Le Livre des mutations). Les Chinois croient que l’auteur légendaire de ce livre, Fuxi, est le fondateur de la pensée philosophique chinoise et le reconnaissent comme la source d’inspiration de toutes les écoles philosophiques chinoises. Par la suite sont apparues plusieurs autres écoles dont les maîtres à penser, notamment Confucius et Lao-Tzu, se sont tous considérés comme des disciples du Yi Jing.

S’inspirer des grands penseurs chinois

Chacune de ces écoles est en fait une partie d’un grand puzzle. Ainsi, le taoïsme a été un rival du confucianisme pendant plusieurs millénaires. Tandis que Confucius préconisait des comportements susceptibles de mettre fin à l’injustice au sein de la société, Lao Tzu croyait, lui, en une perspective de « laisser-faire ». Toutefois, les Chinois les réconcilient constamment dans la vie courante. Par exemple, un dicton affirme ceci : « Pratique le confucianisme à l’extérieur [dans ton comportement] et pratique le taoïsme à l’intérieur [dans tes croyances et ton attitude]. » Pour les Chinois, confucianisme et taoïsme sont les deux faces d’une même pièce. Pour un dirigeant, le laisser-faire de la passivité taoïste est en fait un choix stratégique actif et confucéen. Ainsi, Lao-Tzu soutenait que « le meilleur dirigeant est celui dont on sait à peine qu’il existe ».


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Le relativisme taoïste aide les Chinois à se calmer quand ils réussissent et à se donner du courage quand ils échouent : « La misère, aux côtés de laquelle on trouve le bonheur ; le bonheur, sous lequel on voit poindre la misère. » Confucius encourage les Chinois à « agir même quand cela paraît impossible et à faire pour le mieux, puis à accepter le résultat pour ce qu’il est ». Ce fut la clé de la survie de la civilisation chinoise.

L’école stratégique propose des principes de stratégie proactive et réactive afin que la population puisse faire face à des situations difficiles ou à des défis, alors que l’école historique cite des expériences et des leçons de l’histoire avec des illustrations vivantes et des guides tactiques détaillés. Lao-Tzu et Confucius ont tous deux appelé à la sobriété et à l’humilité, invitant les Chinois à être modestes. Toutefois, les diverses interprétations de l’école stratégique préconisent la dissimulation de la force et de l’avantage : « feins l’incapacité et montre de la faiblesse » de manière à « agir quand on s’y attend le moins ».

De plus, la hiérarchie sociale inspirée du confucianisme ainsi que les règles et les lois du légalisme fournissent l’infrastructure requise pour la gouvernance. De cette façon, si le pouvoir est toujours centralisé, les dirigeants suivent constamment la suggestion de Lao-Tzu : « Diriger un grand pays, c’est comme cuire de tout petits poissons. » Il faut donc faire preuve de modération (c’est-à-dire, dans le précepte cité, cuire à température moyenne), ne pas trop remuer, être attentif et se montrer respectueux de son propre pouvoir. Adoptant une perspective mohiste, l’empereur Li Shimin affirmait ceci : « L’empereur est un bateau. Le peuple est l’eau, qui peut faire flotter le bateau, qui peut couler le bateau. »

Supercherie et confiance

Les comportements des Chinois déconcertent souvent les gestionnaires occidentaux. En effet, nombreux sont les témoignages de ceux qui, lors de leurs échanges avec des hommes d’affaires chinois, les ont jugés trompeurs, peu fiables et en général peu recommandables. Ces observations ne sont pas fausses, mais elles sont fragmentaires.

Les philosophies chinoises, tout particulièrement l’école stratégique, expliquent les tactiques de mensonge et de tromperie observées dans le comportement des Chinois en affaires. Le recours à ces tactiques est délibéré. Elles ont trois fonctions :

  1. vérifier la sincérité des autres et discerner ceux qui sont vraiment susceptibles de coopérer ;

  2. se protéger en dissimulant ses forces et ses faiblesses ;

  3. donner des informations erronées pour « confondre et épuiser » ses rivaux. Ces tactiques constituent en fait une zone tampon destinée à tester tant l’adversaire que le partenaire. Ainsi, si le comportement d’un partenaire n’est pas « défait par les épreuves », il est fort probable que les Chinois changeront complètement d’attitude.

Pour décoder ces comportements, les experts de la culture chinoise s’appuient sur les manifestations culturelles, par exemple les valeurs familiales, le guanxi(les relations), le mianzi (faire face, sauver la face) et l’échange de cadeaux. Cependant, sans une bonne compréhension du contexte culturel chinois, un recours inapproprié au guanxi peut entraîner des réactions hostiles plutôt qu’amicales. Ainsi, un cadeau somptueux peut être considéré comme une insulte, tandis que l’expression d’une volonté de coopération peut être perçue comme un piège.

5 dimensions d’une stratégie efficace selon Sun Tzu
  1. Les valeurs et les normes : un objectif organisationnel accepté et partagé

  2. L’institution

  3. La concurrence dans le secteur d’activité

  4. Les ressources humaines

  5. La gouvernance

L’art de la stratégie, pas de la guerre

En rédigeant L’Art de la guerre, Sun Tzu voulait indiquer des façons de remporter la victoire au moyen d’un positionnement stratégique et tactique sans recourir au conflit. Alors qu’il s’adressait d’abord à des militaires, ce livre est devenu une véritable bible en matière de management stratégique pour les gens d’affaires chinois, car il se concentre sur le leadership organisationnel et sur les principes stratégiques d’un point de vue macroscopique.

Pour Sun Tzu, la stratégie doit toujours se fonder sur l’analyse ; vous devez « vous connaître et connaître votre adversaire », tandis que la stratégie adoptée doit être unique et inimitable afin que vous soyez en mesure de réussir lorsque vous entrez en concurrence. La stratégie a toujours pour but de réaliser une certaine ambition, mais les leaders doivent être prêts à faire des compromis lorsque cela s’avère nécessaire. Telle une valeur fondamentale, l’ambition soutient la légitimité d’un leader, alors que le compromis constitue un moyen de maintenir l’équilibre du pouvoir afin de « maîtriser l’ennemi sans combattre ».


Les 5 grandes écoles de pensée chinoises

Voici les cinq grands courants philosophiques qui ont dominé l’histoire de la Chine :

  1. Le confucianisme, qui définit les bonnes pratiques en matière de relations sociales, de justice, de tradition ainsi que de sincérité et d’authenticité dans les comportements.

  2. Le taoïsme, apparu à la même époque que le confucianisme et dominé par les idées de Lao-Tzu, est presque l’opposé du confucianisme, favorisant le laisser-faire au lieu de l’activisme confucéen.

  3. L'école stratégique, la plus connue en Occident, dont le maître à penser, Sun Tzu, prône l’art de la stratégie et non l’art de la guerre.

  4. L'école historique, qui, à l’instar de l’empereur Li Shimin1 préconise ceci : « Prends une plaque de cuivre comme miroir pour t’habiller convenablement, prends le peuple comme miroir pour comprendre les pertes et les profits, prends l’histoire comme miroir pour maîtriser l’ascension et le déclin [de la nation]. »

  5. Le légalisme et le mohisme, qui se fondent sur la loi pour favoriser la bienveillance, y compris celle des empereurs, et qui sont à la base des systèmes de gouvernance chinois.

Une complexité dynamique

Dans la langue chinoise, les caractères (les idéogrammes) qui servent à écrire le mot « organisation » pourraient se traduire par « tisser » et « filer ». Dans ce sens, pour les Chinois, une organisation est vue comme un grand réseau ouvert, tandis qu’un leader est considéré comme un tisserand qui a la vue d’ensemble requise pour intégrer toutes les forces internes et externes afin d’atteindre les objectifs organisationnels. Dans ce système, toutes les variables et les forces sont interdépendantes et en interaction. Gérer une organisation, c’est gérer une complexité dynamique plutôt qu’un ensemble de variables contrôlables ou mesurables.


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Bien que les Chinois considèrent l’équilibre et l’harmonie comme des objectifs finaux pour une organisation, ils croient, en vertu des enseignements taoïstes, qu’il s’agit de buts quasi impossibles à atteindre. Par ailleurs, selon l’école taoïste, il n’y a pas de dualité claire entre le positif et le négatif : les avantages sont interdépendants et interactifs. L’école stratégique stipule aussi que la force peut être transformée en faiblesse, et vice-versa, lorsqu’une stratégie adéquate est déployée.

L’importance décisive des gestionnaires intermédiaires

Trois types de gestionnaires s’avèrent essentiels pour permettre à cette complexité dynamique de bien fonctionner : le leader de l’organisation, les conseillers stratégiques (des gestionnaires intermédiaires de haut calibre autour du leader) et des chefs divisionnaires ou encore des gestionnaires opérationnels. Le rôle du leader consiste donc à gérer le contexte organisationnel en établissant les règles du jeu, les valeurs et les standards ainsi que les objectifs organisationnels.

Les managers intermédiaires, considérés comme des conseillers stratégiques classiques, jouent un rôle plus important, et les Chinois croient que la réussite d’un leader dépend de sa capacité à choisir des conseillers qui conviennent à son leadership et à ses objectifs. Ces conseillers sont souvent considérés comme les garants du système parce qu’ils sont les mieux équipés et les plus engagés dans une organisation. Tels les gardiens du temple – et à l’instar de certains penseurs ou experts –, ils assurent l’orientation et la stabilité de toute l’organisation. Ils représentent le moyen par lequel un leader a accès à la connaissance, à la technologie et au comportement général « qui a été fructueux dans le passé et le sera dans le futur ».


Note

1. Li Shimin (598-649 après J.-C.) fut le deuxième empereur de la dynastie Tang (618-907). Il est considéré par les Chinois comme le plus grand et le plus respecté des empereurs de la Chine.