Article publié dans l'édition Printemps 2019 de Gestion

Miser sur les données en les exploitant intelligemment constitue une excellente façon d’obtenir un avantage concurrentiel. La force de cette orientation stratégique repose toutefois sur un pilier indispensable : une culture organisationnelle qui valorise les données. Comment peut-on susciter l’apparition de cette culture au sein d’une organisation ?

Les entreprises collectent de plus en plus de données, celles-ci étant indispensables notamment à leur capacité à innover. Or, ces données dites massives auxquelles les entreprises ont maintenant accès comportent un défi de taille : comment faire pour en tirer tous les bénéfices? Cinq aspects principaux – les « cinq V » : volume, vélocité, variété, véracité et valeur – caractérisent ces données ainsi que leur utilisation par les entreprises.

Cinq aspects principaux – les « cinq V » : volume, vélocité, variété, véracité et valeur – caractérisent ces données ainsi que leur utilisation par les entreprises

Les deux premiers aspects – volume et vélocité – ont trait à la capacité de traitement des données. Le volume se rapporte bien sûr à la quantité de données, alors que la vélocité renvoie à la vitesse à laquelle les informations sont générées et circulent dans les organisations. Les deux aspects suivants – variété et véracité – concernent l’effort et le degré d’expertise requis pour analyser ces données. Or, la variété des formats de données ne cesse de croître : bases de données structurées, images, courriels et autres contenus tirés des médias sociaux requièrent un traitement parfois complexe avant qu’on puisse les utiliser. Quant à la véracité des données, elle a trait aux difficultés liées à la crédibilité et à la fiabilité des données. Autrement dit, examine-t-on vraiment le phénomène qu’on croit examiner ? Le cinquième et dernier aspect est en quelque sorte la résultante des quatre précédents : la valeur. C’est là que se pose la question fondamentale en ce qui a trait à la conduite des affaires : l’extraction d’une valeur commerciale de ces données.

Plusieurs solutions existent pour remédier aux problèmes liés à la capacité de traitement des données. Il s’agit la plupart du temps de procédés techniques : agrégation ou compression des données, amélioration de l’échantillonnage, réalisation d’approximations ou de simplifications, augmentation de la puissance de calcul dont on dispose. Par contre, lorsqu’il s’agit de maîtriser la complexité de l’analyse de ces données massives afin d’en exploiter toute la valeur, les moyens sont souvent inadéquats. Alors, que faut-il faire? Avant toute chose, il faut mobiliser le personnel de l’organisation et tenir compte du contexte d’affaires de l’entreprise. Autrement dit, il faut créer un environnement qui favorisera l’avènement d’une culture des données au sein de l’organisation.


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Nouvelle culture, nouveaux réflexes

Les capacités des entreprises selon leur degré de maturité analytiqueQu’entend-on au juste par « culture des données » ? De façon générale, on peut dire qu’une entreprise est dotée d’une telle culture lorsque son personnel a pris l’habitude de vérifier ses hypothèses de travail et ses intuitions professionnelles en s’appuyant sur l’analyse d’une quantité suffisante de données pertinentes. C’est une entreprise où on croit essentiellement à la prise de décision basée sur ce type d’information. On peut ainsi exprimer l’évolution d’une culture des données en quatre étapes qui correspondent aux degrés d’analyse qu’on est parvenu à maîtriser.

À son premier stade de développement dans une organisation, une culture des données se traduit par des activités d’analyse assez rudimentaires et avant tout descriptives : rapports, éléments de visualisation, tableaux de bord graphiques, etc. À l’étape suivante, le personnel de l’entreprise est capable de réaliser des analyses assez détaillées et de poser des diagnostics d’affaires fiables, bien qu’il demeure incapable d’élaborer des projections (des prédictions de ventes, par exemple). Cette compétence de nature prospective correspond en effet au troisième stade de maturité de la culture des données : l’organisation analytique. Enfin, lorsqu’une entreprise parvient à l’étape la plus avancée de la culture des données, elle peut effectuer des analyses prescriptives et se distingue alors de ses concurrentes grâce à sa maîtrise des données. Ce stade ultime consacre l’entreprise en tant que compétiteur analytique, d’où un avantage concurrentiel indéniable. Il s’agit par exemple de firmes comme Spotify ou Netflix, qui utilisent des outils prescriptifs tels que des agents de recommandation intelligents (ou algorithmes de recommandation), qui génèrent automatiquement des offres destinées aux clients en fonction du profil de consommation de ceux-ci.

Compte tenu du caractère progressif du développement de la culture des données, il va de soi qu’une entreprise qui peine à réaliser des analyses descriptives ne devrait pas envisager de se lancer dans des analyses prescriptives, même à petite échelle. Elle peut tenter le coup, bien sûr, mais elle risque alors d’échouer en raison des compétences insuffisantes de son personnel. Et si elle réussit, les analyses produites seront de toute façon mises au rancart très rapidement, car le développement insuffisant de sa culture des données n’incitera pas les gens à y avoir recours, bien au contraire.

On doit donc acquérir les compétences nécessaires et laisser le temps à une culture des données de se disséminer dans toute l’organisation avant d’entreprendre des analyses plus poussées. Autrement dit, l’expérience acquise aux étapes précédentes procure la maturité indispensable aux étapes suivantes.

Les freins

Si la culture des données permet aux organisations d’améliorer leur positionnement concurrentiel et de créer de la valeur, pourquoi sont-elles si nombreuses à ne pas aller de l’avant ? Tout simplement parce qu’il existe de nombreux obstacles internes qui nuisent à l’émergence d’une telle culture et qui, par la suite, en ralentissent le développement.

Dans plusieurs entreprises, on craint par exemple la paralysie par analyse excessive, c’est-à-dire la stagnation causée par une incapacité à prendre des décisions. On estime en effet que le temps consacré au travail d’analyse équivaut à de l’inaction, voire à de l’inertie. Dans certaines organisations, la direction est réfractaire à l’instauration d’une culture des données, en laquelle elle voit une menace contre son pouvoir décisionnel. Dans d’autres entreprises encore, les processus destinés à assurer la bonne gestion des données souffrent de graves lacunes. Par ailleurs, on doit absolument veiller au respect de la réglementation en vigueur et à la protection de toutes les parties prenantes grâce à une saine gouvernance à l’interne ; de plus, chaque fonction liée au traitement des données (de la collecte à l’analyse) doit être chapeautée par un responsable officiellement désigné. Or, toutes ces attentes en matière de gouvernance entravent souvent l’essor d’une culture des données.


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Le développement de la culture des données

Malgré les obstacles énumérés ci-dessus, l’éclosion d’une culture des données reste possible et, surtout, s’avère généralement avantageuse.

Pour y parvenir, la direction d’une organisation doit toutefois se montrer favorable à ce projet. Elle doit non seulement s’impliquer activement dans la promotion de cette culture mais aussi l’incarner : les gestes doivent suivre les paroles. Par exemple, si un conseil d’administration prend ses décisions en fonction d’intuitions du moment, le message implicite qui est ensuite transmis à l’ensemble de l’entreprise peut nuire à la valorisation d’une culture des données.

Les ressources technologiques, y compris les données elles-mêmes, doivent être rendues accessibles dans leur intégralité. Cela peut sembler banal, voire évident, mais bien des entreprises envisagent de se lancer dans l’exploitation des données massives alors qu’elles n’ont aucune donnée exploitable. Une fois ces ressources en place, il faut acquérir des compétences, mais pas seulement dans des domaines techniques. Évidemment, une entreprise a besoin de professionnels en analytique d’affaires et en technologies de l’information. Cependant, sans une compréhension profonde des activités de l’entreprise, de son environnement d’affaires et des particularités de son secteur, ces professionnels risquent de ne pas reconnaître les données exploitables et de produire des analyses sans aucune valeur.

L’entreprise qui désire susciter l’avènement d’une culture des données doit également le faire progressivement, notamment en reconnaissant les progrès à chacune des étapes du processus, y compris au début. C’est là une excellente façon d’encourager le changement et de soutenir la motivation des équipes. Par exemple, avant d’acheter et d’installer un système informatique complexe et onéreux qui risque de ne pas être utilisé faute des compétences requises, une organisation qui en est à ses premières armes en analyse des données devrait plutôt avoir recours à de bons outils de visualisation ou à des tableaux de bord efficaces qui serviront concrètement sur le terrain. C’est là un solide facteur de renforcement de la culture des données, car les équipes auront ainsi le sentiment d’être vraiment en contact avec leur réalité d’affaires.


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Le poids de la routine managériale

La culture des données est avant tout une activité humaine. Pour amener les gestionnaires à changer leurs façons de faire, il est préférable d’y aller à petites doses. De cette façon, les données compléteront progressivement les routines managériales de chacun d’eux.

Pour transformer leurs habitudes trop bien ancrées, les gestionnaires peuvent par exemple intégrer des rapports et d’autres outils descriptifs à leurs méthodes de travail. Ainsi, lorsqu’un projet leur demandera davantage de réflexion ou lorsqu’ils auront tout simplement envie de pousser leur analyse un peu plus loin, ils seront déjà prêts à passer à la prochaine étape. L’introduction d’un outil de diagnostic ou de pratiques prévisionnelles dans le travail de tous les jours contribue dans une certaine mesure à induire une culture des données.

Pour le reste, il faut continuer à encourager et à renforcer les réflexes analytiques afin qu’il devienne toujours plus naturel de se référer aux données disponibles lorsqu’on doit résoudre un problème ou définir de nouveaux objectifs d’affaires.

Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste.