Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

Pour un grand nombre d’employés, la crise sanitaire a provoqué des chambardements d’une ampleur inédite : du jour au lendemain, leur sphère professionnelle a brutalement envahi leur sphère privée lorsqu’ils ont dû télétravailler en compagnie de leurs enfants, d’un conjoint ou d’un autre membre de leur famille dans un espace parfois restreint. En quelques jours à peine, au printemps 2020, la conciliation famille-travail est donc devenue une préoccupation majeure au sein de la plupart des organisations en Occident, notamment au Québec.

Une réalité bien connue

Le sujet de la conciliation famille-travail n’est pas nouveau en soi : depuis quelques années déjà, des travaux de recherche1 soulignent le fait qu’une forte proportion de parents qui occupent un emploi se sentent stressés parce qu’ils parviennent difficilement à concilier leurs obligations professionnelles et familiales. Selon une étude réalisée en 2015 par le Pew Research Center aux États-Unis, 65% des parents qui avaient un emploi et au moins un diplôme universitaire ont déclaré qu’il leur était difficile de répondre simultanément aux exigences du travail et de la famille2.

Si la question de la conciliation famille-travail n’est pas nouvelle au sein des organisations, elle est traditionnellement perçue comme une question individuelle : chaque employé est responsable de la gestion de son temps et de l’atteinte d’un certain équilibre entre les différentes sphères de sa vie. Les gouvernements sont vus comme les deuxièmes grands acteurs de la conciliation famille-travail, notamment en ce qui a trait au droit du travail, aux politiques familiales, à la fiscalité et même aux régimes de retraite. Enfin, les organisations agissent généralement au moyen de mesures d’intervention indirecte, par exemple en créant des garderies sur les lieux de travail, en accordant des compléments de salaire et des congés additionnels lors de la naissance d’un enfant, en instaurant le travail à temps partiel volontaire, en adoptant des horaires flexibles et en offrant la possibilité de travailler à domicile.

Vers une culture conciliante pour cocréer le travail de demain

Riche de son expérience en intervention multi-niveaux dans le domaine de la santé, l’entreprise montréalaise Yapouni a créé le parcours «Équilibre vie professionnelle – vie personnelle» pour des départements de RH, des gestionnaires, des employés et leur famille. Conçu à l’hiver 2020, ce parcours a depuis lors été déployé avec succès au CHU Sainte-Justine et chez Desjardins (plus précisément à la Caisse du Plateau-Mont-Royal). Son objectif? Accompagner les organisations vers l’instauration de nouvelles pratiques organisationnelles et de nouveaux modes de travail tout en les amenant à codéfinir une culture qui leur permettra d’atteindre un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.

Au printemps 2020, dans le cadre d’un autre projet mené en pleine pandémie, Yapouni a outillé les employés d’Hydro-Québec pour les aider à se libérer du sentiment d’urgence en sacralisant dans leur agenda des moments de «silence» en équipe (blocs de concentration) ainsi que des moments durant lesquels le travail n’empiéterait pas sur leur vie personnelle (blocs sociaux). En plus des outils offerts aux équipes, Yapouni a fourni aux employés parents des trousses dites « de conciliation » pour favoriser tant l’autonomie que la motivation de leurs enfants pendant leurs blocs de concentration en ludifiant leurs blocs sociaux. Si les employés qui ont utilisé ces outils ont fait état d’une meilleure évaluation de leur performance en télétravail, notre étude a également souligné l’importance de l’accompagnement offert aux gestionnaires dans la mise en oeuvre d’un nouveau contrat social avec leur équipe.

Forte de ces résultats positifs, Yapouni a enrichi sa solution et créé le parcours «Équilibre», articulé autour de trois grands thèmes : planifier et performer grâce à la concentration, pratiquer la reconnaissance, gérer les émotions dans son quotidien et au sein de son équipe. En effet, «afin d’établir de nouveaux modes de collaboration et de gestion, il semble aujourd’hui important que les gestionnaires et leurs équipes puissent partir d’un terrain commun et utiliser un même langage», explique Marianne Burkic, fondatrice de l’entreprise.

Grâce à ces notions clés et à la mécanique du parcours, dans lequel est intégré l’ensemble des parties prenantes, les RH, les gestionnaires et les employés sont amenés à redéfinir seuls et collectivement leurs modes de fonctionnement, leurs attentes et leurs engagements.

Déployé dans le secteur hospitalier auprès d’un personnel particulièrement touché par les aléas de la pandémie, le parcours «Équilibre» a été l’objet d’un nouveau cadre d’étude de la part de notre équipe de recherche. Nous avons alors été en mesure de démontrer que ce parcours a notamment permis d’atténuer les sentiments d’iniquité au sein des équipes du CHU Sainte-Justine : au préalable, les employés avec de jeunes enfants se sentaient moins reconnus dans leur travail, sentiment qui a disparu à la suite du parcours.

Également instaurée à la Caisse du Plateau-Mont-Royal chez Desjardins, la mesure d’impact élaborée en collaboration avec notre équipe de chercheurs a montré que ce parcours atteignait un autre de ses objectifs : l’émergence d’une communauté de pratiques avec un sentiment de soutien renforcé auprès des gestionnaires. «Il s’agit de créer un espace où les gestionnaires peuvent à la fois résoudre leurs questions les plus criantes, liées par exemple à la gestion des équipes qui travaillent selon une formule hybride, et innover en discutant de l’évolution de leurs pratiques afin d’être à l’avant-garde en ce qui a trait aux modes de travail de demain. Nous espérons que la plateforme que nous élaborons présentement permettra, à terme, de créer un espace de valorisation et d’échanges entre les différentes communautés de pratiques issues de notre parcours», ajoute Marianne Burkic.

La conciliation au temps de la COVID-19

Avant le printemps 2020, la conciliation famille-travail faisait donc rarement l’objet de mesures d’intervention directe de la part des gestionnaires, bien qu’on ait démontré que de telles mesures puissent avoir une grande influence sur la rétention, l’absentéisme, la productivité et le degré d’engagement des employés3. Or, l’obligation de travailler à la maison ainsi que la fermeture des écoles et des garderies ont complètement changé la donne : la frontière entre la vie personnelle et la vie professionnelle est devenue beaucoup plus fine. La conciliation famille-travail s’est donc introduite dans le quotidien des gestionnaires.

Par ailleurs, le recours aux pratiques et aux mesures de soutien indirect traditionnelles a vite montré ses limites. En septembre 2020, une étude du New York Times4 nous apprenait que de nombreuses entreprises du secteur technologique avaient adopté de nouvelles politiques afin d’aider leurs employés parents d’enfants pendant la fermeture des écoles et des garderies. Ces employeurs avaient décidé d’utiliser leurs marges bénéficiaires considérables pour offrir des congés payés aux parents afin de leur permettre de prendre soin de leurs enfants en confinement. Mais il n’a pas fallu longtemps pour que des questions d’équité soient soulevées et que des employés sans enfants se demandent ceci : «Et nous?»

Ces politiques d’appoint ont été remises en cause avec plus d’insistance à mesure que s’est prolongée la durée du télétravail obligatoire et qu’est apparue la variabilité des situations lors des vagues successives de COVID-19 (nouveaux décrets de confinement, travail selon une formule hybride, quarantaines imposées en raison d’éclosions dans certaines écoles, etc.).

Un nouvel inconnu?

Les gestionnaires ont donc dû faire face à un nouveau problème : comment accompagner et soutenir les employés parents dans cette nouvelle réalité sans déséquilibrer les dynamiques d’équipe?

Le premier pas à franchir consiste probablement à se requestionner sur ce qu’est la conciliation famille-travail en 2021, et ce, en ne se limitant surtout pas à la simple organisation du temps de travail. Lors d’une recherche menée au printemps 2020 chez Hydro-Québec5, nous avions déjà démontré que la conciliation n’est pas simplement une affaire individuelle qui repose exclusivement sur l’employé : les travailleurs qui avaient le plus utilisé les outils de conciliation famille-travail mis à leur disposition menée par l’entreprise Yapouni étaient ceux qui se sentaient soutenus dans leur démarche par leur gestionnaire et par leur équipe, ce qui faisait donc de cette question un enjeu crucial en matière de gestion.

Cela nous a alors amenés à revoir notre approche : comment peut-on envisager la conciliation famille-travail d’un point de vue collectif? Les gestionnaires ont dû s’adapter à des réalités individuelles parfois très différentes, qu’il s’agisse d’employés seuls à leur domicile ou de parents devant à la fois travailler et s’occuper de jeunes enfants non autonomes. Dans un tel contexte, l’instauration de nouvelles règles favorables à la conciliation nécessite aussi de maintenir des relations de confiance et un fort sentiment d’équité entre les membres d’une équipe afin de ne pas perturber la cohésion du groupe et de ne pas nuire aux relations de travail. Les gestionnaires doivent offrir des possibilités équivalentes aux employés parents et non parents. Ils doivent aussi tenir compte du fait que les évaluations de performance seront forcément affectées par les situations familiales et personnelles de chacun tout en veillant scrupuleusement à dissiper les préjugés individuels et collectifs qui peuvent apparaître envers les employés parents.

Une source d’innovation managériale

Pour repenser la façon de concevoir la conciliation famille-travail au sein des organisations, il faut à tout prix explorer de nouvelles pratiques de gestion et faire preuve d’innovation managériale.

Depuis le printemps 2020, les organisations ont eu recours à des approches innovantes pour surmonter les obstacles inhérents à la mise en œuvre d’une nouvelle forme de conciliation famille-travail. De fait, si certains ont été tentés de croire que ces questions allaient disparaître d’elles-mêmes avec le retour progressif des employés dans les bureaux, la crise sanitaire aura tout de même permis de tirer deux grandes leçons pour mieux préparer les gestionnaires à relever les défis liés à une nouvelle organisation du travail.

1. La conciliation famille-travail – et, plus largement, l’équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle – est une question à laquelle les gestionnaires doivent s’attaquer plus directement avec des approches adaptées au contexte particulier de chacune des équipes et non plus avec des politiques uniformes appliquées dans l’ensemble de l’organisation. Puisque nous devons dès maintenant penser le «travail de demain» sous un angle inédit, les futures innovations managériales favorables à cet équilibre pourraient avoir des retombées positives sur l’engagement et sur la productivité des équipes.

2. Afin d’être en mesure d’adapter rapidement l’organisation du travail aux nouvelles réalités, les gestionnaires doivent faire preuve des qualités suivantes :

  • de la curiosité pour détecter les problèmes inattendus;
  • de la créativité pour imaginer des réponses potentielles;
  • de l’audace pour expérimenter de nouvelles façons de faire;
  • un fort esprit d’analyse pour évaluer les effets de leurs expérimentations.

Les gestionnaires de demain seront appelés à maîtriser une vaste panoplie de compétences qui leur permettront d’adapter leurs approches et leurs pratiques à la nouvelle normalité du travail et à l’ensemble des personnes qui composent leurs équipes.

Co-imaginer les modes de travail

Chez CanmetÉnergie, à Varennes, un centre de recherche fédéral où on conçoit des solutions technologiques innovantes dans le domaine des énergies propres, la question de la conciliation famille-travail s’est invitée par la bande dans les discussions internes. Au printemps 2021, dans la foulée de l’étude réalisée le printemps précédent chez Hydro-Québec, notre équipe de chercheurs a donc mené une recherche-action avec une vingtaine d’employés de l’organisation, qui se sont réunis lors d’ateliers d’idéation pour explorer collectivement les contours des modes de travail à mettre en œuvre.

Les questions de visibilité, de reconnaissance et de concentration, tout comme les modalités de gestion selon une formule de travail hybride, ont été abordées. Cette étude exploratoire a conduit à l’élaboration d’une nouvelle charte du travail qui met l’accent notamment sur le devoir de déconnexion, sur la valorisation de la performance ainsi que sur une flexibilité et une autonomie accrues pour les employés.

Cette charte précise par exemple que les employés ont «le droit et le devoir de se déconnecter des serveurs et de faire une véritable coupure en dehors des heures de travail» et qu’ils doivent «privilégier [l’utilisation] des réglages [nécessaires] pour décaler l’heure d’envoi des courriels quand ceux-ci sont envoyés le soir ou le week-end». Cette nouvelle règle organisationnelle, qui parle bien de devoir et non pas seulement de droit de déconnexion, a pour but de rétablir une véritable séparation entre la frontière privée et personnelle et a pour effet de sacraliser les moments consacrés à la vie familiale sans toutefois susciter le moindre sentiment de culpabilité.

 


Notes

1- Voir entre autres les travaux de Diane-Gabrielle Tremblay sur ce sujet, notamment la quatrième édition de son ouvrage Conciliation emploi famille et temps sociaux (2019).

2- «Raising kids and running a household: How working parents share the load» (étude en ligne), Pew Research Center, novembre 2015, 23 pages.

3- Hirschi, A., Shockley, K. M., et Zacher, H., «Achieving work-family balance: An action regulation model», Academy of Management Review, vol. 44, n° 1, janvier 2019, p. 150-171.

4- Wakabayashi, D., et Frenkel, S., «Parents got more time off. Then the backlash started» (article en ligne), The New York Times, 5 septembre 2020.

5- Voir l’article de Letarte, M., «Milieux de travail : comment les rebâtir? – Des outils pour recréer des routines», Gestion HEC Montréal, vol. 46, n° 2, été 2021, p. 69.