Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

Une nouvelle infrastructure planétaire est en train de se mettre en place. Il s’agit non pas de ports ou d’aéroports mais bien d’une infrastructure technologique d’analyse de données massives. Et la Chine vient d’appuyer sur l’accélérateur. Que les acteurs économiques et gouvernementaux du monde entier se le tiennent pour dit !

La quatrième révolution industrielle est en marche. Au-delà des mythes, des espoirs et des risques qui apparaissent quant à cette transformation colossale, il convient d’abord de déterminer la nature même de cette révolution. Il est également intéressant – et le mot est faible – de tenter de savoir qui s’apprête à la dominer. À côté des superpuissances habituelles – les États- Unis, le Japon et l’Europe occidentale – se trouve désormais la Chine. Avec près de 1,4 milliard d’habitants, sa population fait d’elle un pays de tout premier plan. Toutefois, ce n’est pas le seul facteur.

Depuis son entrée au sein de l’Organisation mondiale du commerce – donc dans le grand marché mondial –, en 2001, la Chine a entrepris une révolution tous azimuts, passant d’une économie de production industrielle qui avait fait d’elle l’atelier du monde entier à une économie de production de connaissances, et ce, à une vitesse et à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Or, cette dynamique chinoise est inspirante pour le Québec et pour ses entreprises. Dans le contexte où la métropole québécoise, Montréal, mise actuellement sur l’intelligence artificielle (IA) et sur la science des données pour trouver un nouveau souffle, la Chine fait ici la preuve que cette transformation est possible, et ce, en quelques années à peine.

L’université scientifique et technologique de la province du Jiangsu, près de la ville de Shanghai, en Chine.

L’université scientifique et technologique de la province du Jiangsu, près de la ville de Shanghai, en Chine.

Des millions de cerveaux

Cependant, prenons garde aux mythes ! En ce qui concerne l’économie du savoir, nous avons longtemps pensé que les pays industrialisés auraient toujours l’avantage. Mais il semble désormais que les pays qui, jusqu’à tout récemment, n’étaient que les « petites mains » du monde aient aussi décidé d’investir dans leurs cerveaux.

Les géants américains du numérique, connus sous l’acronyme GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), font dorénavant face aux Alibaba, Didi, Lenovo, Huawei, etc., de ce monde. Nous devons donc nous poser des questions cruciales pour l’avenir de notre économie. Ainsi, qui sont les maîtres d’œuvre (pays et entreprises) de cette nouvelle infrastructure technologique? Quels sont les secteurs industriels qui font le plus appel à ces nouvelles technologies ? Quelles techniques sont les plus utilisées par les divers secteurs d’activité industrielle à l’échelle internationale ? Et, surtout, comment mesurer l’ampleur de cette nouvelle révolution industrielle ? Les enjeux économiques et géopolitiques sont énormes. Par exemple, « pour Vladimir Poutine, maîtriser l’intelligence artificielle [pourrait] permet[tre] de dominer le monde1 ». Le choix des mots est capital ici : pour maîtriser l’IA, il faut nécessairement contrôler l’infrastructure technologique qui permet d’utiliser les algorithmes d’IA. En effet, il vaut mieux vendre des pelles aux chercheurs d’or que d’être un chercheur d’or qui achète une pelle.

Attention, la Chine se prépare

C’est exactement là le contexte qui a inspiré la création d’un des programmes de recherche du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO). Et les conclusions sont significatives. En 2017, Romain Le Duc, William Sanger2 et moi-même avons répertorié tous les brevets liés à l’IA, y compris ceux portant sur les différentes techniques d’apprentissage automatique, en utilisant des techniques de science des données. Nous avons donc passé au crible 40 bureaux d’enregistrement de brevets dans le monde, de même que l’ensemble des 14,3 millions de brevets déposés entre 1990 et 2017. Au moyen d’une classification non supervisée soutenue par des algorithmes d’analyse sémantique, cet exercice nous a permis de répertorier 55 109 brevets qui reposent sur les techniques suivantes : apprentissage profond, réseaux neuronaux, intelligence artificielle, apprentissage statistique, apprentissage automatique, forage de données et modèles prédictifs.

L’industrialisation de l’IA

Grâce à la plateforme technologique dont nous disposons au CIRANO, nous avons pu étudier plus de 14,3 millions de brevets à l’échelle mondiale qui portent sur les outils utiles à l’analyse des données massives, à savoir la science des données et l’intelligence artificielle. Les conclusions s’imposent d’elles-mêmes : assurons-nous de ne pas trop tarder, car le train est déjà parti. Et il ressemble beaucoup au train rapide de conception chinoise Fuxing Hao, un nom qui signifie « rajeunissement ». Tout un symbole !


Première conclusion intéressante : nous avons observé une augmentation substantielle du nombre de ce type de brevets depuis 2010, et ce, de façon encore plus accentuée depuis 2016.

Nombre de brevets dans le domaine de l'IA au sens large déposés entre 1990 et 2017

Source : NÜANCE-R

Notre étude nous a aussi appris que l’innovation fondée sur l’apprentissage automatique et sur l’IA a en très grande partie été réalisée depuis 2008. Ces brevets sont donc récents et protègent encore leurs inventeurs en raison de la durée de leur validité, quelles que soient les entreprises concernées ou l’origine nationale de celles-ci.

classement des acteurs les plus innovants en IA et en apprentissage automatique

Source : NÜANCE-R

Et c’est justement lorsqu’ils permettent de connaître l’origine nationale des concepteurs de ces innovations que nos résultats deviennent très intéressants. En classant les acteurs les plus innovants en IA et en apprentissage automatique, il apparaît que les entreprises chinoises sont en position avantageuse et, bien plus encore, que les universités chinoises côtoient de près les grands joueurs mondiaux, notamment américains et japonais.

La conclusion est donc sans appel : la présence en grand nombre et quasi exclusive d’universités chinoises est un indicateur révélateur de l’originalité de la recherche chinoise et de son degré d’avancement. Cela signifie aussi que la formation des étudiants de ces universités porte sur les plus récentes innovations dans ce domaine. Lorsqu’on croise cette information avec la taille moyenne des universités chinoises, un constat s’impose : non seulement la Chine n’en est qu’au début de cette transformation, elle est de surcroît en train de former des chercheurs de pointe à très grande échelle. Autrement dit : nous n’avons encore rien vu.

Si on agrège les données en fonction des pays en n’utilisant que les mots clés « intelligence artificielle » utilisés dans les résumés des brevets, les trois pays qui dominent ce classement issu de nos recherches sont les États-Unis, la Chine et la Corée du Sud, suivis de loin par le Japon et par l’Allemagne. Fait non négligeable : il s’agit du seul classement où les États-Unis devancent la Chine ! Toutefois, lorsqu’on analyse le nombre de brevets dans les autres catégories mentionnées précédemment (apprentissage automatique, apprentissage profond, forage de données, réseaux neuronaux, modèles prédictifs et apprentissage statistique), la Chine arrive loin devant. En effet, pour les 55 109 brevets étudiés, la Chine occupe la première place. Évidemment, ces chiffres sont à soupeser avec précaution, notamment parce que bon nombre d’entreprises étrangères possèdent des filiales de production et de R-D en Chine. Cependant, ces résultats révèlent tout de même qu’il pourrait s’avérer avantageux pour une entreprise québécoise de graviter autour de l’écosystème d’innovation chinois.

domaines les plus innovants en IA et en apprentissage automatique

Source : NÜANCE-R


En ce qui a trait aux domaines d’application, pour l’heure, il s’agit principalement d’innovations essentielles à la création de l’infrastructure technologique (ingénierie, informatique et instrumentation) ainsi qu’au secteur de la santé dans son ensemble. Les conclusions de cette recherche – qui repose elle-même sur des techniques de science des données – sont cruciales pour notre avenir, non seulement d’un point de vue économique et géopolitique mais aussi dans le domaine industriel. En effet, la Chine est en train de passer du statut de superpuissance industrielle en ce qui a trait à la production manufacturière mondiale au rang d’hyperpuissance en ce qui concerne la réalisation de la prochaine infrastructure technologique mondiale. En ce début de 21e siècle, elle devient ainsi la pionnière de l’industrialisation de l’intelligence artificielle au sens le plus large. Si ce n'est pas déjà fait, c’est là une information nouvelle que nos entreprises québécoises et nos gouvernements doivent intégrer rapidement dans leurs analyses.

* Article écrit en collaboration avec Liette D’Amours, rédactrice-journaliste


Notes

1- Tanguy, V., « Poutine pense dominer le monde en maîtrisant l’intelligence artificielle », Sciences et Avenir, 5 septembre 2017 (consulté en ligne le 4 octobre 2018).

2- Cette recherche a été rendue possible grâce à la plateforme www.nuance-r.com. Voir aussi Warin, T., Le Duc, R., et Sanger, W., « Mapping Innovations in Artificial Intelligence Through Patents – A Social Data Science Perspective », Proceedings of the 4th International Conference on Computational Science and Computational Intelligence (CSCI), décembre 2017.