Illustration : Sébastien Thibault

Le monde de la gestion s’est heurté au fil du temps à plusieurs paradoxes, dont l’un a trait à l’équilibre à trouver et à maintenir entre les activités d’exploitation et celles d’exploration au sein des organisations. Or, les approches qui combinent ces deux volets – plutôt qu’elles ne les opposent – sont souvent celles qui connaissent le plus de succès.

L'exploitation consiste à utiliser efficacement des ressources et des compétences existantes pour optimiser la performance à court terme. Elle vise la standardisation et l’efficience opérationnelle, souvent par la réduction des coûts. Les innovations en matière d’exploitation sont habituellement incrémentales : elles se concentrent bien souvent dans la modernisation des systèmes existants.

L’exploration, elle, consiste à rechercher de nouvelles occasions d’affaires, à développer de nouveaux produits ou services et à expérimenter des idées innovantes pour assurer la croissance de l’entreprise à long terme. La majorité des innovations introduites seront qualifiées de radicales, c’est-à-dire en rupture par rapport aux pratiques existantes, provoquant ainsi des changements profonds dans les produits, les services ou les modèles d’affaires.

Les organisations ambidextres arrivent à concilier ces deux approches en créant des structures et des processus qui leur permettent d’exploiter leurs atouts actuels tout en explorant activement de nouvelles perspectives. Cela exige souvent que l’on adopte une structure organisationnelle duale, qui combine des unités dédiées à l’exploitation efficace des opérations existantes et des équipes consacrées directement à l’exploration et à l’innovation. Le défi réside alors dans la gestion efficace de ces deux types d’activités tout en assurant un équilibre entre stabilité opérationnelle et agilité stratégique.

Dossier – SOS stratégie : comment naviguer dans la complexité?

Évidemment, maintenir cet équilibre n’est pas toujours simple. La différence fondamentale entre l’exploitation et l’exploration peut créer des tensions internes, car chaque activité fait appel à des comportements, des schémas mentaux et des indicateurs de performance distincts. Les équipes dédiées à l’exploitation peuvent percevoir les efforts d’exploration comme des distractions coûteuses, tandis que les groupes au cœur de projets exploratoires peuvent considérer les processus d’exploitation comme trop rigides et contraignants.

La répartition des ressources entre les deux activités est aussi un sujet délicat. D’une part, favoriser excessivement l’exploitation peut mener à une inertie organisationnelle, rendant l’entreprise vulnérable aux perturbations du marché. D’autre part, se consacrer démesurément à l’exploration peut entraîner un gaspillage de ressources et se solder par des investissements qui ne seront pas rentables. Les organisations doivent donc apprendre à évoluer de manière dynamique et flexible entre ces deux pôles en fonction des changements qui surviennent dans leur environnement.

Autre défi : favoriser une culture organisationnelle capable de soutenir l’ambidextrie. Les dirigeants doivent alors promouvoir une culture qui encourage à la fois la discipline et la prise de risques, la planification à long terme et la capacité à réagir rapidement aux changements qui se produisent sur le marché. Réussir cet exercice nécessite une communication ouverte et un leadership visionnaire.

Ainsi, naviguer dans le paradoxe de l’exploitation et de l’exploration exige que l’on ait une stratégie bien conçue, une compréhension claire des besoins de l’organisation et une capacité à adapter continuellement les structures et les processus pour répondre aux défis changeants du marché. Dans le cadre de l’étude que nous avons menée auprès de 20 dirigeants de grandes entreprises canadiennes, nous avons tenté de mieux comprendre ce qui leur permettait de réussir à composer avec ce flot d’activités. Les résultats obtenus ont fait ressortir trois éléments cruciaux.

1. Quoi explorer et comment le faire?

Pour favoriser les initiatives en matière d'exploitation, les organisations doivent être en mesure d’analyser les répercussions qu’auront ces innovations et comment elles utiliseront les ressources de l’organisation. La question à se poser est la suivante : quel impact stratégique le projet aura-t-il sur la position concurrentielle de l’entreprise, c’est-à-dire sur sa capacité à créer de nouvelles sources de revenus et à répondre aux tendances du marché?

Pour les initiatives qui ont un faible impact sur la stratégie en place et qui ne dépendent aucunement des ressources existantes de l’organisation
Une approche de type spin-off peut être appropriée. Par exemple, en 1999, Philips a créé une entreprise dérivée appelée Lumileds pour se concentrer sur la technologie d’éclairage DEL, une innovation radicale par rapport à l’éclairage traditionnel. Cela a permis à Lumileds d’innover rapidement sans être ralentie par les activités principales de Philips.

Pour les initiatives qui exigent que l’on utilise des ressources de l’organisation, mais qui ont un faible impact sur la stratégie en place
L’exploration au sein des équipes existantes est alors recommandée, ce qui comprend des initiatives comme le reconditionnement, l’évolution ou la dérivation de produits existants. Ce type d’innovation s’apparente plus à de l’innovation incrémentale qu’à de l’innovation radicale. Un exemple concret de cela est celui de Procter & Gamble (P&G), qui utilise ses compétences et ses infrastructures de R&D, de production et de distribution déjà en place pour développer de nouvelles variantes de produits existants, comme de nouveaux parfums pour des détergents à lessive ou des shampoings. Ces initiatives peuvent être intégrées directement dans les unités d’affaires existantes de l’entreprise.

Pour les initiatives qui ont un fort impact sur la stratégie en place, mais qui n’utilisent pas les ressources de l’organisation
La création d’une unité indépendante dans l’organisation sera plus judicieuse. Cela permet de créer un nouveau produit qui pourrait remplacer sur le long terme le produit en exploitation, tout en se libérant des modes de pensée existants. Netflix représente bien ce type d’innovation, l’entreprise de divertissement étant passée de la location de DVD à une plateforme de diffusion en continu, scindant ainsi son activité en deux entités distinctes.

Pour les initiatives qui ont un fort impact sur la stratégie en place et qui utilisent les ressources de l’organisation
Une structure ambidextre serait la plus appropriée, bien qu’elle soit plus complexe à mettre en œuvre. Cette approche crée souvent des tensions et une dépendance entre l’exploration et l’exploitation. Un exemple bien connu de cela est Amazon et le lancement de ce qui allait devenir par la suite AWS. Amazon avait déjà développé une infrastructure technologique élastique pour gérer son propre commerce électronique. En réutilisant ses connaissances et les technologies existantes, elle a su étendre sa stratégie pour y inclure AWS, tout en maintenant une forte synergie avec son activité principale.

Malgré sa pertinence, la stratégie ambidextre crée une certaine forme de paradoxe au sein d’une organisation et peut provoquer des tensions entre l’exploitation et l’exploration. Le rôle du comité de direction est alors crucial : il doit non seulement adopter une stratégie claire en ce qui a trait à l’exploration, mais aussi s’engager fermement à la soutenir.

Le comité de direction doit cibler les ressources et les actifs existants qu’il serait pertinent de réutiliser comme avantages compétitifs pour l’exploration. Il doit décider rapidement de la meilleure structure à adopter, sans tomber dans la facilité du statu quo. Les membres du comité de direction doivent résister à la tentation de privilégier les gains à court terme et de protéger l’ordre établi, au risque d’empêcher eux-mêmes l’innovation.

Leur engagement doit être inébranlable : ils doivent surveiller et financer l’exploration, et la protéger des détracteurs, tout en évitant de céder aux pressions internes pour revenir à des pratiques sécuritaires, mais limitatives. L’organisation doit déterminer clairement des frontières entre exploitation et exploration, et choisir des dirigeants distincts dotés d’un pouvoir décisionnel pour chacune de ces approches.

2. Quand et comment intégrer exploration et exploitation?

Tous les projets d’exploration ne doivent pas être systématiquement intégrés dans la compagnie mère. Plusieurs critères doivent être analysés pour déterminer s’il est opportun de le faire.

Adéquation entre les objectifs du projet et ceux de l’organisation
Les objectifs et la vision de ceux qui pilotent l’initiative d’exploration doivent correspondre à ceux de l’organisation. Sinon, l’exploration sera stoppée par les équipes responsables de l’exploitation.

Validation du marché et du modèle d’affaires
La courbe d’acquisition client doit être exponentielle et doit viser une niche spécifique. Cette courbe, combinée à la satisfaction client, permet de valider la proposition de valeur et de s’assurer de la réaction positive du marché.

Capacité d’évoluer
Pour répondre à l’augmentation de la demande, l’entreprise devra soutenir la croissance forte et rapide de son nouveau produit, ce qui pourrait nécessiter un investissement ou un engagement plus conséquent de la part de l’organisation parente.

Stabilité et performance
En raison de l’augmentation de la clientèle du marché existant et du nombre d’utilisateurs tardifs (late adopters), le besoin de stabilité et de performance devient impératif pour répondre aux normes de qualité du marché principal et assurer la croissance de l’entreprise.

Optimisation du ratio d’efficience
Pour demeurer profitable, une entreprise doit optimiser les opérations, les automatiser et en garantir la prédictibilité, surtout en raison de l’augmentation importante du nombre de clients.

La création d’Office 365 par Microsoft représente un bel exemple de réussite dans cette démarche d’intégration de l’exploration à l’exploitation. L’exploration d’une solution en infonuagique correspondait tout à fait à la stratégie «cloud first, mobile first» de Microsoft, ce qui a permis d’utiliser adéquatement les ressources de l’organisation. L’offre initiale ciblait uniquement les entreprises qui avaient déjà un modèle d’abonnement, afin de valider le marché avant qu’elle ne soit élargie à l’ensemble des clients. Devant cette croissance, Microsoft a ressenti la nécessité d’adapter ses infrastructures pour répondre à la demande grandissante et gagner la confiance de la clientèle. L’entreprise a également éprouvé le besoin d’optimiser son ratio d’efficience pour diminuer les coûts de maintenance et affecter les ressources de manière adéquate. L’analyse de ces critères a donc permis à Microsoft de passer à l’étape de l’exploitation au bon moment et de profiter du succès qu’elle connaît aujourd’hui.

À l’inverse, le cas de Kodak montre les dangers qui guettent une organisation qui ferait une mauvaise lecture de ces critères. Malgré une demande croissante pour la photographie numérique, Kodak n’a pas su adapter sa stratégie à la tendance à la numérisation par peur de cannibalisation. L’entreprise n’a pas testé de nouveau modèle d’affaires ni validé la réceptivité du marché à une niche, restant concentrée sur ses produits et sur ses modèles de revenu traditionnels. Aveuglée par son offre, elle n’a pas réussi à évoluer de manière à répondre à la demande croissante de photographie numérique et à anticiper le besoin de stabilité et de performance dans la transition vers de nouveaux produits. Ces lacunes dans l’analyse des critères ont entraîné une inertie et un refus de passer de l’exploration à l’exploitation, menant à la destruction de la valeur créée et, finalement, à la perte de revenus.

Trop souvent, à l’étape de l’exploration, les organisations se précipitent et passent en mode exploitation avant que tous ces critères soient remplis. Cet empressement est souvent motivé par le désir de réduire les coûts et d’être rentable. Pour réussir cette transition délicate et mobiliser les équipes d’exploitation concernées, les dirigeants doivent adopter une communication claire et continue. Ils doivent non seulement leur expliquer les répercussions qu’aura le projet, mais aussi leur communiquer l’importance de ces nouvelles initiatives dans la stratégie globale et pour l’avenir de l’organisation. Ils seront ainsi en mesure d’obtenir l’adhésion du personnel et pourront remettre en question le statu quo qui règne au sein de l’organisation traditionnelle.

L’engagement des équipes responsables de l’exploitation envers la nouvelle initiative doit être suscité grâce au transfert régulier et continu des connaissances acquises lors des apprentissages clés effectués au cours de l’exploration. Pour inciter les équipes d’exploitation du nouveau produit à passer à l’action, de très petites initiatives – dont le succès est certain – doivent être planifiées avant d’enclencher progressivement le transfert de contrôle vers l’exploitation. Ces activités permettent une transition harmonieuse et auront pour effet de réduire la résistance des équipes d’exploitation et de préserver la valeur initialement créée par les équipes d’exploration.

3. Comment maintenir sa vision stratégique?

Pour assurer une harmonisation constante sur le plan stratégique, les dirigeants doivent intégrer l’exploration dans la stratégie et l’identité même de leur entreprise. Cela nécessite de remodeler ces aspects et de mettre en place une communication aspirationnelle, claire et régulière. Pour ce faire, les dirigeants doivent s’entourer d’«explorateurs» capables de naviguer dans l’organisation et d’identifier des partenaires, des alliés et des ambassadeurs à travers toute l’entreprise.

En parallèle, les dirigeants doivent encourager les gestionnaires de l’organisation à adopter un leadership paradoxal, ce qui revient à défendre et à communiquer l’importance et l’impact de l’exploration sur la stratégie à long terme. Ils doivent incarner cette vision et démontrer un engagement ferme qui favorisera l’innovation, en s’assurant que l’ensemble de leur entreprise comprenne la nécessité de l’exploration pour maintenir sa compétitivité future1.

Plusieurs leviers peuvent être utilisés pour atteindre cet objectif, notamment la mise en valeur d’une culture d’entreprise qui récompense les comportements orientés vers la croissance, ainsi que l’apprentissage et les itérations rapides pour tester le marché. Cette approche vise à réorienter l’organisation vers des valeurs qui favorisent la remise en question du statu quo, réduisant ainsi l’aversion au risque et la résistance au changement. Elle représente également le point de départ d’une véritable transformation culturelle.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion


Note

1 - Pour en apprendre davantage sur le sujet, lire : Harvey, J.-F., «Microfoundations of sensing capabilities: From managerial cognition to team behavior» (article en ligne), Strategic Organization, novembre 2022; Harvey, J.-F., Bresman, H., Edmondson, A. C., et Pisano, G. P., «A strategic view of team learning in organizations», Academy of Management Annals, vol. 16, n° 2, 2022, p. 476-507; Harvey, J.-F., et Kudesia, R. S., «Experimentation in the face of ambiguity: How mindful leaders develop emotional capabilities for change in teams», Journal of Organizational Behavior, vol. 44, n° 4, 2023, p. 573-589.