Tout être humain porte en lui le désir d’être entendu et reconnu. Que ce soit dans notre vie professionnelle ou personnelle, il arrive un moment où nous souhaitons amener nos interlocuteurs à adhérer à notre opinion, à notre projet, à nos objectifs. Or, la raison n’est pas la seule garante de réussite.

Nous sommes formés à présenter des arguments logiques pour faire valoir notre point de vue. Nous passons des années à développer nos capacités rationnelles. Nous rassemblons toutes les données pertinentes pour ensuite les analyser jusqu’à concevoir la solution souhaitée. Nous vantons les mérites de notre étude rigoureuse des faits pour rendre notre proposition crédible aux yeux des autres.

Toutefois, le processus rationnel a ses limites : il n’est pas infaillible. De nombreux projets, pourtant bien réfléchis et rigoureusement planifiés, ne voient jamais le jour. Même dans des conditions optimales, la présentation d’arguments logiques n’est pas garante de l’adhésion d’autrui à nos objectifs. Exercer son influence dépasse nécessairement l’approche rationnelle et requiert un talent additionnel dont on a souvent peu conscience : nos facultés intuitives.

Le processus intuitif

Pour aller plus loinGagnon, Ginette, L’intuition, carte maîtresse – Influencer au-delà de la raison, Montréal, Isabelle Quentin éditeur, 2017, 167 p.

Gagnon, Ginette, L’intuition, carte maîtresse – Influencer au-delà de la raison, Montréal, Isabelle Quentin éditeur, 2017, 167 p.

Avoir le sens de la répartie, répondre efficacement et rapidement aux questions et aux objections qui fusent, percevoir l’état émotionnel de nos interlocuteurs, adapter notre stratégie et savoir trouver un compromis dans le feu de l’action : tout cela requiert de la promptitude intellectuelle, de l’acuité et de la spontanéité. Or, le processus rationnel est relativement lent ; il procède par étapes avant d’arriver à une conclusion.

La clé réside dans le processus mental intuitif. Les neurosciences nous apprennent en effet que notre cerveau génère des pensées non seulement grâce à la raison mais également au moyen de l’intuition.

L’intuition repose principalement sur les connaissances accumulées au fil de nos expériences et sur la conception du monde que nous nous sommes forgée. Contrairement à la raison, l’intuition est vive en soi et nous impose d’elle-même une conclusion sans que nous ayons pris conscience des étapes qui y ont mené. Plutôt que de décortiquer des informations, elle fait automatiquement des liens, distingue des analogies, synthétise divers éléments et dégage des conclusions. L’intuition se manifeste d’abord par une émotion : excitation, attrait, malaise, peur, etc. En fait, elle oriente la majorité de nos décisions et de nos actions quotidiennes. Tant que les enjeux ne sont pas suffisamment importants pour requérir un effort intellectuel soutenu de notre part, nous nous laissons guider par notre processus intuitif.

Dans un contexte professionnel, la plupart des gens tiennent compte de leurs intuitions – en plus de leur raison – pour prendre des décisions. D’après une étude publiée en 1999, 90 % des 60 leaders sondés ont déclaré qu’ils utilisaient leur intuition de concert avec l’analyse rationnelle des données. Ils considéraient que leurs décisions étaient meilleures et prises plus rapidement de cette façon1.

Cette étude a confirmé les conclusions qu’avait tirées en 1986 le professeur américain en administration publique Weston H. Agor. Il avait alors testé le recours à l’intuition chez plus de 2 000 gestionnaires. Ses résultats ? En ce qui concerne l’habileté à se servir de son intuition pour prendre les décisions les plus importantes, les gestionnaires des échelons supérieurs avaient obtenu de meilleurs scores que les gestionnaires intermédiaires ou de premier niveau2.

L’intuition influe aussi sur nos relations avec les autres. Elle nous permet notamment de percevoir l’état d’esprit ou l’état émotionnel de nos interlocuteurs.

Elle agit également comme bougie d’allumage de la créativité, responsable des amalgames spontanés nécessaires à l’émergence d’idées ou de solutions originales.

Trois conditions pour bien allier intuition et raison

Concrètement, l’amalgame de l’intuition et de la raison décuple notre capacité à influencer les autres. Trois conditions sont essentielles pour réussir.

1. La pensée fluide

Allier nos intuitions à la puissance de notre raison enrichit notre pensée et nous permet de réagir plus efficacement aux exigences du moment. La raison, lente et délibérée, fait appel à des connaissances que nous utilisons consciemment, alors que l’intuition, rapide et spontanée, dépend essentiellement d’acquis auxquels nous avons spontanément recours. Naviguer de façon fluide entre ces deux modes de pensée bien distincts nous permet à la fois de mettre à profit un maximum de connaissances et d’agir avec discernement.

À preuve, des tests en laboratoire ont démontré que notre cerveau est capable de détecter notre intention de passer à l’action avant même d’agir. En effet, une demi-seconde avant d’agir, le cerveau s’active, tandis que nous prenons conscience de ce que nous allons faire 0,2 seconde avant d’agir.

Dans ce très court intervalle, nous pouvons capter les éléments suivants : les émotions qui émergent et qui orientent la décision que notre intuition privilégie; l’état d’esprit ou l’état émotionnel que nous détectons chez notre interlocuteur ; l’émergence d’une idée ingénieuse. La prise de conscience de nos intuitions et notre capacité à les évaluer de façon impartiale décuplent notre capacité à agir à la fois rapidement et intelligemment.

2. L’attention portée aux intuitions

Notre capacité naturelle d’attention à nos propres intuitions est variable et limitée. Dans un contexte professionnel, les occasions de se concentrer sur notre processus rationnel sont nombreuses. Ce faisant, il est possible que l’attention résiduelle soit insuffisante pour observer ce qui émerge en nous et ce que nous percevons de nos interlocuteurs, nous privant ainsi d’informations précieuses.

Nous pouvons toutefois nous exercer à être plus attentifs à nos intuitions, d’abord en nous exerçant à prêter attention à ce que nous ressentons et percevons lors d’interactions où nous jouons un rôle de simple observateur. De façon progressive, nous pouvons répéter cet exercice lorsque les enjeux nous concernent davantage. La pratique nous permettra à la longue de maintenir une capacité d’attention suffisante à notre propre intuition.

3. Le processus intuitif de nos interlocuteurs

Ce qui convainc la raison de nos interlocuteurs ne persuade pas nécessairement leur intuition. En matière d’influence, négliger les capacités intuitives dans nos interactions est une erreur.

Nous sommes vus avant d’être entendus. Quel effet avons-nous sur les autres ? Dans quelle mesure démontrons-nous de l’assurance ? De la conviction ? Du dynamisme ? Quelle est la posture qui correspond le mieux à ce qu’on attend de nous?

On s’attend généralement à ce qu’un leader démontre sa détermination, son courage et son charisme par sa simple façon d’être. On peut prévoir qu’un entrepreneur agira avec passion, conviction et pragmatisme. Du coach, on compte sur de l’écoute, de l’expérience et de l’empathie. Or, si notre posture diffère de ce qui est espéré, il est probable que nos interlocuteurs résisteront à nos propos.

De façon similaire, si nos arguments ne font appel qu’au processus rationnel des gens à qui nous nous adressons, notre effet risque d’être limité. Comprendre nos vis-à-vis avant de nous faire comprendre, tenir compte de leurs objectifs, inspirer confiance, susciter des émotions favorables, démontrer notre intégrité : voilà autant de moyens de décupler l’effet de nos actions et de nos paroles.

En matière d’influence, les arguments rationnels sont une nécessité, mais il est tout aussi essentiel de tenir compte de l’intuition, qu’il s’agisse de la vôtre ou de celle des autres. Notre succès professionnel dépend de la rapidité avec laquelle nous prenons des décisions judicieuses et de notre capacité à influencer les autres. Tirer avantage de ces deux facultés plutôt que de miser sur l’une au détriment de l’autre peut faire toute la différence entre un succès potentiel et un échec assuré.

Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Notes

1 Burke, L. A., et Miller, M. K., « Taking the Mystery Out of Intuitive Decision Making », Academy of Management Executive, vol. 13, n° 4, novembre 1999, p. 91-99.

2 Agor, W. H., « The Logic of Intuition – How Top Executives Make Important Decisions », Organizational Dynamics, vol. 14, n° 3, hiver 1986, p. 5-18.