Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Comment retenir les meilleurs talents? Comment leur permettre de s’épanouir avec un travail plus enrichissant? Et comment développer leurs compétences pour accroître les capacités d’innovation de l’organisation? Voici des questions avec lesquelles jonglent de nombreuses entreprises du monde entier, y compris les grands cabinets d’audit et de conseil.

En profonde transformation depuis une dizaine d’années et désormais menacés par l’automatisation annoncée d’une part significative des tâches de vérification, les cabinets d’audit et de conseil investissent aujourd’hui massivement afin d’élaborer des offres commerciales additionnelles destinées à leurs clients. Cependant, pour tirer profit de ces changements, ils doivent parvenir à retenir et à fidéliser leurs collaborateurs les plus estimés.

Voici pourquoi les grands cabinets conçoivent aujourd’hui des programmes d’intrapreneuriat, c’est-à-dire des dispositifs d’accompagnement de leurs employés qui œuvrent à la création d’entreprises internes1 généralement spécialisées dans l’élaboration de nouvelles offres de services. Si ces dispositifs sont toujours prometteurs pour une entreprise, leur articulation dans la gestion des carrières n’a rien d’évident et suppose même de réfléchir en profondeur à la manière dont le travail est organisé.

Travail enrichi et capacités d’innovation élargies

Principalement orientés vers l’accompagnement des nouvelles entreprises, les programmes intrapreneuriaux mis sur pied par les cabinets d’audit et de conseil permettent aux consultants et aux auditeurs aguerris de s’immerger dans divers écosystèmes d’entrepreneurs. Avec son programme « Open Innovation », EY propose par exemple à ses employés de jouer les facilitateurs dans la mise en relation de start-ups du numérique et de grandes entreprises. Avec «HealthTek », KPMG cherche à accroître sa notoriété auprès de jeunes pousses du secteur des biotechnologies en permettant à ses employés d’élaborer une offre de services spécialisée afin de répondre aux besoins de financement de ces entreprises émergentes.

Le gestionnaire principal d’un grand cabinet a ainsi expliqué avoir vu son quotidien transformé en s’engageant dans un de ces programmes : « Aujourd’hui, 20 % de mon temps consiste en missions de certification des comptes classiques et 40 % en missions complémentaires (gestion des risques, systèmes d’information, etc.) auprès de jeunes pousses. Le temps restant, le cabinet me laisse travailler en interne avec ma co-associée à notre propre firme-conseil auprès d’entreprises biotechnologiques », explique-t-il.

Les avantages de ces dispositifs d’intrapreneuriat semblent nombreux. Tout d’abord, ils permettent aux cabinets d’accroître leur notoriété et de renforcer leur image de marque auprès de clients potentiels. Même si ce n’est qu’une minorité de jeunes pousses qui deviendront de grandes entreprises à succès, les cabinets espèrent s’y attacher durablement en les accompagnant dès le début. Ceci est d’autant plus vrai qu’ils peuvent aussi faire connaître leurs divers services à ces entreprises qui ne perçoivent pas toujours la manière dont des cabinets comptables peuvent contribuer à leur développement.

Les cabinets espèrent aussi accroître les compétences de leurs employés. En se consacrant à leur propre entreprise interne, ces derniers peuvent assimiler les codes entrepreneuriaux et ainsi mieux comprendre les préoccupations et les priorités de leurs interlocuteurs créateurs d’entreprises. La proximité créée avec les jeunes pousses leur permet d’imaginer des offres sur mesure, puis d’élaborer de nouveaux services pour leurs autres clients et ainsi de compenser la stagnation des honoraires d’audit observée depuis plusieurs années. Grâce à ces initiatives intrapreneuriales, les grands cabinets d’audit espèrent enfin renforcer l’attractivité des carrières dans leur domaine. Ils cherchent à rester des organisations en mouvement, attentives aux transformations de nos économies.

Les possibilités offertes par ces dispositifs d’intrapreneuriat sont tout aussi nombreuses pour les employés. Ceux-ci peuvent tout d’abord mettre à profit l’expérience qu’ils ont acquise lors des vérifications annuelles des états comptables d’entreprises qui évoluent souvent dans des secteurs très variés. En s’immergeant dans le quotidien d’entrepreneurs et en découvrant de nouveaux écosystèmes d’affaires, ils disposent en interne d’un moyen de se distinguer favorablement auprès de leurs supérieurs et de leurs pairs. Alors que la répétition annuelle des missions d’audit peut émousser la motivation de ces employés au fil du temps, l’absence de routine et la flexibilité caractéristiques de la création d’entreprises peuvent leur permettre de renouveler le sens qu’ils attribuent à leur travail2. Toutefois, ces dispositifs ne constituent pas des solutions miracles pour retenir les collaborateurs à plus fort potentiel. L’équilibre est parfois difficile à maintenir entre l’innovation qu’on souhaite stimuler et le développement de carrière au sein d’une organisation.

L’intrapreneuriat : des avantages pour les employés et pour les entreprises

  Avantages Points d'attention
Employés
  • Travail enrichi, flexibilité et équilibre de vie
  • Expérience de la création d’entreprises
  • Acquisition de compétences et création d’un réseau de relations
  • Définition des objectifs
  • Définition des compétences recherchées
  • Rapports d’étape et conditions de réussite
Entreprise
  • Création de nouveaux services et de nouvelles offres
  • Accroissement de la notoriété de l’entreprise
  • Création d’un réseau d’entreprises partenaires
  • Conditions d’intéressement au succès
  • Valorisation des compétences acquises
  • Définition des conditions de réintégration des employés

Les limites de l’intrapreneuriat

Il est important de préciser que les dispositifs d’intrapreneuriat mis en place dans les grands cabinets ne sont pas destinés à l’ensemble des employés. Puisqu’ils doivent avant tout servir à créer de nouveaux services qu’on offrira aux jeunes pousses, ces dispositifs n’ont pas pour fonction de supplanter ou de menacer les métiers traditionnellement exercés au sein des grands cabinets. Ils s’apparentent davantage à des laboratoires d’idées et d’innovation au service de leurs activités futures.

Ainsi, le succès de ces dispositifs ne se mesure ni à leur nombre, ni à celui des participants, ni même au chiffre d’affaires qu’ils parviennent à générer. Ce succès tient plutôt à leur capacité de perdurer, de ne pas relever d’une mode aussi vite apparue qu’abandonnée, dont le caractère éphémère découragerait les candidats. Pour que ces dispositifs fonctionnent avec succès, il faut plutôt parvenir à pérenniser la participation et l’implication des employés. À cette fin, il convient donc de réfléchir en amont à la façon dont la création d’entreprises internes s’insère dans les trajectoires de carrière.

En effet, que ces dispositifs intrapreneuriaux réussissent ou non à stimuler l’innovation dans une organisation, les manières de reconnaître ou de récompenser les efforts investis par les employés peuvent poser problème. Par exemple, lorsqu’une nouvelle offre de services connaît du succès, on peut s’attendre à ce que les intrapreneurs concernés veuillent tirer profit des résultats de l’entreprise interne qu’ils ont créée. Or, la structure hiérarchique des grands cabinets d’audit et de conseil réserve aux seuls associés tout intéressement au chiffre d’affaires. Toute remise en cause de ce principe, même justifiée par la volonté de récompenser un succès intrapreneurial, peut alors déstabiliser le système de récompenses et de prérogatives attachées aux divers grades et ainsi fragiliser l’organisation du travail au sein des cabinets.

En outre, il peut être très difficile de réintégrer les intrapreneurs déçus dans les métiers traditionnels de l’entreprise en cas d’échec, même si les compétences qu’ils ont acquises peuvent toujours être utiles à l’organisation. Autre défi : les rapports d’étape qui servent à mettre en valeur les progrès réalisés ou au contraire à corriger des orientations inadaptées sont généralement réalisés sur de longues périodes, les projets intrapreneuriaux se matérialisant sur plusieurs années, et ce, de façon relativement improvisée.

Les dispositifs d’intrapreneuriat peuvent être de formidables outils pour retenir les employés à fort potentiel et, de ce fait, pour renforcer la capacité d’innovation des grands cabinets de conseil et des entreprises en général. Toutefois, pour que ces outils réussissent à bien fonctionner, il convient de réfléchir à la manière dont l’expérience intrapreneuriale peut être valorisée et prise en compte dans une organisation. C’est en proposant des trajectoires de carrière sur mesure, focalisées sur des objectifs de compétences à acquérir, que ces dispositifs pourront alors séduire les talents et servir longtemps.


Notes

1 Filion, L. J., « Êtes-vous un intrapreneur? », Gestion HEC Montréal, vol. 41, n° 4, hiver 2016, p. 100-103.

2 Beau, P., « Le maintien d’un bon climat social au travail : relevez ce nouveau défi ! », Gestion HEC Montréal, vol. 43, n° 1, printemps 2017, p. 100-103.