Alain Juillet est expert en intelligence économique. Cet ancien directeur à la DGSE, le service de renseignement français, nous explique pourquoi cet outil stratégique est primordial pour les entreprises et corollaire de l’innovation. Et regrette, au passage, que la France soit encore réticente à l’utiliser, contrairement aux pays anglo-saxons.

L’intelligence économique est une démarche de management de l’innovation, car le savoir n’est pas suffisant, dites-vous, pour être novateur. Qu’est-ce à dire?

L’innovation, c’est avant tout un état d’esprit. Mais comme dans les parties de poker des westerns hollywoodiens, celui qui gagne, c’est celui qui a mis un miroir dans le dos de son adversaire. « Cela diminue le niveau d’incertitude », comme disent les techniciens… Dans le monde concurrentiel actuel, il est de plus en plus difficile de créer un produit véritablement nouveau. Pour y arriver, il faut connaître parfaitement le marché ciblé, son environnement, la législation dont il dépend, ses rapports de puissance, sa culture, procéder à une surveillance planétaire des revues, des brevets, fréquenter les salons, connaître les produits et les actions des concurrents, etc. Il faut non seulement aller chercher toutes les informations nécessaires, mais en faire ensuite une analyse méthodique. C’est ce que nous appelons l’intelligence économique concurrentielle. Cela permet aux entreprises de réduire leur marge d’erreur, dans l’exploitation des pistes en R et D, par exemple, parce qu’on apprend toujours des réussites, mais aussi des échecs de ses adversaires. Cela évite des investissements inutiles et entraîne un gain de temps. D’autant que la montée du numérique dans le cyberespace ouvre des failles énormes et de multiples possibilités d’intrusion contre lesquelles il faut se protéger. L’une des premières difficultés est celle de l’identité numérique : le destinataire et l’expéditeur sont-ils ceux qu’ils affirment être? Question simple, mais réponse complexe… Il faut donc augmenter la sécurité de sa filière et de son activité quand on veut défendre sa capacité d’innovation et empêcher les vols, les pillages, les détournements, les sabotages, bref tout ce qui, aujourd’hui, est le lot commun des entreprises et des laboratoires de recherches. Les entrepreneurs prennent vite conscience que « l’autre », le concurrent, l’adversaire, parfois le partenaire – mais en aucun cas l’ami, car cela n’existe pas dans le monde des affaires –, que tout le monde pratique les mêmes méthodes, car chacun veut gagner la course.

L’intelligence économique repose sur trois piliers : la collecte d’informations, la protection des données et l’influence. Comment procède-t-on pour « influencer »?

Je vais vous raconter ce qu’il s’est passé dans les années 1990, au moment de la construction de l’Airbus A 380, qui était à l’époque en concurrence avec le Dreamliner de Boeing. Pendant deux ans, tous les déboires de la compagnie européenne sortaient régulièrement dans la presse, tandis que jamais personne ne parlait du projet américain. Il a fallu monter toute une opération pour en comprendre la raison. En réalité, Boeing aussi rencontrait beaucoup de problèmes : l’entreprise était en retard de plus de deux ans sur son programme! Les dirigeants essayaient donc de cacher les faits en menant ce qu’on appelle des opérations d’influence, afin que les regards se portent sur leur concurrent. C’était d’autant plus facile que les Européens connaissaient de vraies difficultés, il faut l’avouer! Ce n’est plus un secret aujourd’hui, car l’histoire a été racontée. La carlingue de l’A 380 était construite en partie en Allemagne et en partie en France. Chaque équipe utilisait un système de conception assistée par ordinateur (CAO). Tout allait bien sauf que… ils n’étaient pas exactement en ligne. Quand il a fallu assembler les pièces, on s’est aperçu qu’une partie des trous pour passer les câbles ne correspondaient pas! Et dans un avion, il y a environ 50 km de câbles… Morale de l’histoire : tout le monde s’était « planté », mais on ne connaissait que la facette européenne de l’affaire.

Pourquoi la France en particulier et les Européens en général sont-ils plus fragiles et perméables à l’espionnage industriel?

À l’exception notable des Britanniques, qui pratiquent depuis longtemps et fort bien le renseignement économique, la « vieille Europe » continentale, que ce soit les Français, les Allemands ou les Espagnols, ne sait pas faire. Du coup, nous servons de vivier à tout le monde – les Chinois, les Américains, les Russes, etc. Nous le subissons, car nous n’avons pas d’outils pour nous défendre. Heureusement, la jeune génération d’entrepreneurs est consciente du problème, contrairement aux politiques français qui méconnaissent l’économie et le monde de l’entreprise, car pour l’immense majorité d’entre eux, ils ne l’ont jamais fréquenté. C’est l’une des grandes différences avec les Anglo-saxons. De plus, contrairement à nous, la notion même d’intelligence économique n’a rien chez eux de sulfureux, bien au contraire, c’est plutôt une activité noble. Depuis 2007, nous avons essayé en France de faire passer trois fois une loi sur le secret des affaires et trois fois, cela n’a pas marché. D’une part, les lobbies anglo-saxons exercent une forte pression pour préserver leur liberté d’action dans un pays où ils font allègrement « leur marché »; d’autre part, la presse, au nom de la liberté d’expression, veut protéger les lanceurs d’alertes et enfin, une partie de l’administration française considère que, au nom du libéralisme économique, il ne faut pas mettre de barrières, que le marché se régule tout seul. Exactement le contraire de ce que croient des gens comme moi. Parce que le marché ne s’autorégule que si tout le monde joue le jeu, il suffit d’une seule personne qui transgresse les règles pour que tout le système se délite. Et c’est à ce jeu-là que tout le monde s’adonne, les entreprises comme les États. C’est devenu un sport international de haut niveau…