Les employés qui partent deviennent de plus en plus difficiles à remplacer en raison de la rareté des candidats sur le marché du travail. L’idéal reste donc de conserver sa propre main-d’œuvre. Certains tentent d’utiliser l’intelligence artificielle pour réduire les risques de départ.

L’intelligence artificielle (IA) prend de plus en plus de place dans la gestion des ressources humaines. «C’est en pleine explosion, surtout depuis la généralisation du télétravail, constate Xavier Parent-Rocheleau, CRHA et professeur adjoint au Département de ressources humaines de HEC Montréal. Les gestionnaires ne voient plus leurs employés régulièrement, donc ils cherchent de nouveaux moyens d’évaluer leur état.»

Série Pénurie de main-d'oeuvre

L’IA s’est d’abord immiscée dans le recrutement, par exemple pour automatiser certaines fonctions, comme trier les CV d’après des mots-clés. Mais son usage peut aller plus loin. Des outils basés sur l’IA aident les gestionnaires à évaluer un entretien d’embauche. Le candidat est filmé et l’IA analyse sa voix, son état émotionnel, etc. Des tests entièrement automatisés servent à mesurer des capacités telles que l’analyse de statistiques et de graphiques des candidats ou leur degré de maîtrise de certains logiciels.

L’IA peut aussi permettre d’en savoir plus sur les candidats en scrutant leurs messages, leurs photos et leurs émojis sur les médias sociaux professionnels et personnels. «Cela soulève toutefois des enjeux éthiques majeurs et ne donne pas nécessairement des résultats très convaincants, prévient le professeur. Les professionnels de ressources humaines s’inquiètent de ces tendances.»

Certains exemples ont déjà montré que l’IA risque de systématiser certains biais. Un logiciel de recrutement testé par Amazon en 2018 devait trier les CV et identifier les meilleures candidatures. Or, il dévaluait toutes les candidatures féminines et même tous les CV qui contenaient le mot «femme». Amazon avait utilisé ses données d’embauche des dix années précédentes pour entraîner ce logiciel. Puisque sa main-d’œuvre était constituée très majoritairement d’hommes, le logiciel a naturellement cherché à reproduire cette tendance.

Anticiper les départs

Dans un contexte où la main-d’œuvre devient plus rare, l’IA s’invite aussi dans la rétention de travailleurs. «Plusieurs firmes tentent de mettre au point des outils qui permettent de réduire les risques de départ», note Patrice Poirier, PDG de Sigma-RH, une firme spécialisée dans le développement de logiciels de gestion des ressources humaines.

Sigma-RH a travaillé pendant trois ans à élaborer un tel outil. La gestion des ressources humaines produit une foule de données sur les travailleurs : absences, retards, mesures disciplinaires, augmentations de salaire, évaluations, formations, accidents de travail, etc. «Notre objectif est d’analyser ces données et d’identifier des tendances chez les employés qui ont quitté leur poste dans les cinq années précédentes et chez ceux qui sont restés, afin de créer un modèle prédictif», explique Patrice Poirier.

Le modèle s’est avéré assez efficace pour prédire les risques de départ inférieurs à 30% ou supérieurs à 90%, mais moins dans la vaste zone grise entre ces deux extrêmes. L’expérience a également démontré la complexité de ce type de projets. Sigma RH s’est buté à la résistance des gestionnaires de ressources humaines, qui craignent de devoir déléguer à une machine une responsabilité qu’ils estiment leur revenir.

Le développement de tels logiciels exige aussi de grandes quantités de données sur les travailleurs. Même si ces données sont anonymisées et mélangées à celles d’autres entreprises, les employeurs hésitent à les partager. «Les attitudes commencent à évoluer, s’encourage cependant Patrice Poirier. Nous avons recommencé à travailler sur notre modèle prédictif, avec l’espoir de le rendre plus efficace.»

Pas la solution miracle

Xavier Parent-Rocheleau voit lui aussi apparaître de multiples outils numériques qui prétendent évaluer la santé psychologique des employés ou encore le climat de travail. Ils prennent souvent la forme de sondages, dont l’analyse des résultats est automatisée. Ils servent également à l’analyse d’autres types d’information, comme l’examen des émojis ou des courriels et textos des employés.

«Cela pose le même problème de fiabilité et les mêmes enjeux éthiques que pour les outils de recrutement basés sur l’IA, affirme Xavier Parent-Rocheleau. Il y a très peu de recherches sur la validité des résultats de ces outils. Certains présentent un risque clair de glisser de l’évaluation de l’engagement des employés à leur surveillance.»

Selon lui, le principal intérêt de l’IA demeure de pouvoir traiter une grande quantité de données et d’identifier des tendances qui pourraient échapper à l’humain. En ce sens, elle peut aider à améliorer certains processus. «Mais elle ne doit pas servir à retirer le contrôle et la prise de décisions des mains des professionnels des ressources humaines», juge-t-il.