Article publié dans l'édition Printemps 2019 de Gestion

Tout comme le Japon, l’Allemagne, le Danemark ou la Suède, le Canada doit faire face à des défis spécifiques en matière de gestion de la diversité au sein des entreprises. Bien qu’il existe déjà un certain nombre de programmes et de mécanismes d’inclusion, un écart subsiste entre les intentions et la pratique. Jean-Pierre Dupuis, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, fait le point sur cette question.

Suite de l'article « Vu d'ailleurs... La gestion de la diversité »

Quelle est la situation des groupes appartenant à la diversité en ce qui a trait à leur intégration au marché du travail au Canada ?

J.-P. D. : Dans les organisations canadiennes, on observe une progression constante du nombre de femmes qui détiennent des postes de cadre supérieur. Bien qu’un plafond de verre existe toujours en ce qui concerne les postes à caractère stratégique et les conseils d’administration, de plus en plus de femmes occupent des postes de direction dans les organisations.

Toutefois, c’est plus difficile pour les personnes issues des communautés culturelles : on en compte très peu à des postes de cadre supérieur et au sein des conseils d’administration. Il y a aussi très peu de personnes handicapées et de personnes appartenant aux communautés autochtones qui occupent des postes de gestionnaire. Et il reste beaucoup de chemin à parcourir pour les homosexuels, les lesbiennes et les transgenres.

Il est étonnant de voir qu’encore aujourd’hui, certaines grandes entreprises n’ont toujours pas de règlement interne en matière de diversité ou, lorsqu’elles en ont un, que les pratiques ne suivent pas nécessairement les règles en vigueur.

Comment expliquez-vous cet écart entre le discours des entreprises et la réalité ?

Pour qu’une politique d’entreprise sur la diversité soit efficace, elle doit susciter l’adhésion de tous, tant les cadres que les employés. Or, très souvent, les gens ne sont pas prêts à l’accepter, car ils ne sont pas sensibilisés à ces questions.

Les entreprises offrent des formations à leurs gestionnaires et à leurs hauts dirigeants, mais tout le monde devrait avoir accès à des formations portant sur les enjeux de la diversité.

Dans plusieurs entreprises, on observe également ce qu’on appelle de la discrimination systémique : afin de pourvoir des postes de cadre supérieur, on embauche des gens qu’on connaît ou on promeut des collègues qui ont les mêmes origines que soi. Or, les processus de recrutement et de promotion devraient être neutres par rapport à toute la question de la diversité, voire la favoriser, comme c’est le cas dans la fonction publique.

Les préjugés et les stéréotypes sont-ils encore des obstacles à l’intégration professionnelle des gens issus de la diversité ?

Les préjugés et les stéréotypes sont toujours très présents, malheureusement. Il existe toutefois des initiatives conçues pour les combattre : par exemple, la Banque nationale du Canada a créé un programme de formation à l’intention de ses cadres afin de leur faire prendre conscience de ce problème.

Dans le cadre de mes recherches universitaires, j’ai fait passer des tests à des dirigeants et à des gestionnaires. Au départ, ils s’estiment très ouverts d’esprit, mais après les tests, ils ne comprennent pas pourquoi ils ont obtenu des résultats aussi faibles. Bien évidemment, nous ne sommes pas toujours conscients du fait que certains préjugés peuvent fausser nos perceptions et guider nos actions. C’est un aspect dont doit tenir compte toute entreprise qui veut changer certaines mentalités parmi son personnel et qui souhaite que la mise en œuvre de sa politique interne en matière de diversité soit couronnée de succès.


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Y a-t-il des enjeux spécifiques au Canada en ce qui a trait à l’intégration de la diversité ?

La question la plus épineuse, c’est le peu d’accès des autochtones à des emplois décents et à des chances d’avancement. Nous sommes très en retard là-dessus, malgré les programmes créés par le gouvernement fédéral pour encourager les entreprises à embaucher des autochtones. L’écart entre les comportements et les mentalités des uns et des autres est immense.

Il est vrai que le bassin de personnes qualifiées dans ces communautés est faible : un effort de formation doit impérativement être déployé à grande échelle afin d’accroître leur inclusion dans le marché du travail partout au pays. C’est une question spécifique au Canada et à l’Australie ; la situation est différente dans les pays européens.

Quels facteurs peuvent favoriser l’intégration des gens issus de la diversité dans une entreprise ?

À mon avis, le mentorat est la meilleure pratique qui soit. D’ailleurs, plusieurs entreprises ont recours à cette méthode sans nécessairement avoir adopté un règlement interne sur la diversité. Ainsi, pour venir en aide aux immigrants qualifiés qui veulent intégrer le marché du travail mais qui ne trouvent pas d’emploi à la hauteur de leur formation, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain a lancé le programme Interconnexion. Dans le cadre de ce programme, l’entreprise s’engage à offrir du mentorat : quelqu’un va guider l’immigrant dans son travail, dans son apprentissage de la culture organisationnelle et de la culture locale et, plus encore, dans la société. Je pense que le mentorat est la clé pour intégrer cette diversité, tant pour les grandes entreprises que pour les PME.

 Au Québec, y a-t-il des différences entre les entreprises montréalaises et celles de l’extérieur de Montréal en ce qui concerne les pratiques d’embauche et d’intégration ?  

Quand on s’installe à l’extérieur de Montréal, on entre dans une culture québécoise plus homogène, très traditionnelle, ce qui rend le mentorat d’autant plus nécessaire. Les dirigeants de PME en sont conscients, mais le problème, c’est qu’ils ont de la difficulté à attirer les immigrants, qui s’établissent majoritairement à Montréal. D’ailleurs, avec l’aide du gouvernement, les PME des régions du Québec ont modifié leur stratégie au cours des dernières années : elles recrutent les candidats directement dans leur pays d’origine même si les coûts sont plus élevés.  

Aux États-Unis, on parle de la valeur que la diversité peut apporter à une entreprise. Au Canada, avons-nous la même vision ?

Ce discours existe aussi au Canada depuis longtemps : embaucher des gens de différentes cultures est un actif, un atout, un avantage. On parle de créativité, d’innovation, etc. C’est le discours qu’on tient dans à peu près toutes les entreprises qui agissent de façon à mieux intégrer les immigrants. Par contre, quand on demande à leurs dirigeants de citer des exemples concrets de ces avantages, ils ont parfois de la difficulté à répondre. C‘est plus simple pour les entreprises qui ont des activités internationales et qui cherchent à gagner de nouveaux marchés. Si elles visent le Mexique ou l’Allemagne, par exemple, le fait d’avoir des gens qui proviennent de ces pays est un avantage évident.

Quels sont les meilleurs programmes du gouvernement du Québec pour favoriser l’intégration des immigrants ?

Il y a le Programme d’aide à l’intégration des immigrants et des minorités visibles en emploi (PRIIME), qui aide les entreprises à intégrer les immigrants et les membres des minorités visibles. Ce programme couvre une partie du salaire d’un nouvel employé pendant presque un an et offre du soutien financier pour réaliser des activités d’accompagnement, pour adapter les outils de gestion des ressources humaines et pour assurer une mise à niveau des compétences de la personne embauchée.

Cependant, on a découvert que certains employeurs changeaient constamment d’employés afin de toucher cette subvention plusieurs fois : quelques entreprises ont donc été bannies de ce programme, et avec raison, car il a pour raison d’être l’emploi à long terme des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles.

Le gouvernement québécois a l’intention de réduire le nombre de nouveaux immigrants au Québec. S’agit-il d’un problème d’intégration ?

Le problème, ce n’est pas le nombre d’immigrants mais le fait que le Québec n’est pas capable d’attirer assez d’immigrants économiques qui parlent le français et qui ont les qualifications recherchées. On admet donc des gens qui ont des formations dont le Québec n’a pas besoin actuellement. Or, de 30 à 40 % de ces immigrants ne peuvent pas se trouver un emploi qui corresponde à leur formation et ont des problèmes en matière d’intégration. À mon avis, il faut que la formation reçue devienne un critère de sélection quasi discriminatoire pour les immigrants économiques.


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Quelle est la politique du gouvernement pour stimuler l’intégration de la diversité dans les entreprises ?

Il y a des programmes des gouvernements fédéral et provincial qui imposent le respect des lois sur l’équité au travail (Loi sur l’équité en matière d’emploi au fédéral ; Loi sur l’équité salariale au Québec). Au fédéral, les entreprises de 100 employés et plus qui désirent obtenir des contrats gouvernementaux doivent se soumettre à la loi. Au Québec, on a élargi cette notion à toutes les entreprises de 10 employés et plus, qui doivent donc soumettre un plan d’égalité au travail.

Les recherches ont toutefois montré que ce n’est pas très efficace dans le secteur privé1. Par contre, dans le cas de la fonction publique et des agences gouvernementales, la situation est différente. Par exemple, tant au gouvernement fédéral qu’au gouvernement provincial, l’intégration des femmes à tous les échelons de la fonction publique a très bien marché.

Par quels moyens les entreprises canadiennes peuvent-elles attirer et garder les jeunes générations de travailleurs ?

Les jeunes s’attendent à occuper des emplois intéressants qui leur donneront l’occasion d’apprendre. Ils mettent davantage l’accent sur le plaisir au travail que les générations précédentes. Les entreprises doivent en tenir compte, notamment dans le domaine des technologies de l’information, où il y a une forte demande de spécialistes. Les jeunes préfèrent aller travailler pour des entreprises comme Ubisoft, où ils ont l’impression de faire du travail créatif et de s’amuser. Les autres entreprises essaient donc de leur confier des mandats qui les intéressent et de leur donner des responsabilités. Attirer et retenir les jeunes travailleurs est un défi pour les entreprises, et c’est d’autant plus difficile lorsque le travail est moins stimulant et moins créatif.

Pouvez-vous citer une pratique vraiment innovante destinée à intégrer la diversité au Canada ?

C’est quelque chose que j’ai moi-même cherché au cours des enquêtes que j’ai menées dans les entreprises et j’ai été surpris de constater qu’il n’y a pas de pratiques innovantes. Il y a des mesures très classiques : une politique interne, un « comité diversité », du mentorat, mais aucune pratique ne se démarque. La seule pratique vraiment innovante dont j’ai pu prendre connaissance est celle d’une entreprise qui avait attribué à un gestionnaire la seule fonction d’aider les immigrants à réaliser leur rêve dans la société québécoise. C’est une expérience qui a duré une année ou deux et qui a fonctionné, mais le propriétaire de l’entreprise avait obtenu une subvention pour créer ce poste et a décidé de ne pas assumer ce coût à lui seul par la suite.


Note

1- Haq, R., et Ng, E. S. W., « Employment Equity and Workplace Diversity in Canada », dans Klarsfeld, A. (dir.), International Handbook on Diversity Management at Work – Country Perspectives on Diversity and Equal Treatmentt, Cheltenham (G.-B.), Edward Elgar Publishing, 2014, p. 68-82 ; Chicha, M.-T., et Charest, É., Le Québec et les programmes d’accès à l’égalité : un rendez-vous manqué ? – Analyse critique de l’évolution des programmes d’accès à l’égalité depuis 1985, Centre d’études ethniques des universités montréalaises, avril 2013, p. 149.