Article publié dans l'édition Printemps 2019 de Gestion

Faire mieux avec moins : c’est la promesse de l’innovation frugale. En plus d’apporter des solutions efficaces à des problèmes sociaux d’envergure, cette approche pourrait transformer radicalement nos façons de concevoir et d’exporter les biens et les services. Gros plan sur une méthode d’innovation méconnue.

C’est en 1976 que l’ophtalmologue indien à la retraite Govindappa Venkataswamy a conçu le projet d’éradiquer la cécité évitable, qui représente l’écrasante majorité des cas de cécité dans le monde1. Initialement doté de 11 lits, le complexe hospitalier Aravind Eye Care System (AECS) qu’il a fondé à l’époque compte aujourd’hui 11 édifices et reçoit le plus grand nombre de patients dans le monde pour des affections oculaires. Puisque les gens qui se rendent dans ces établissements sont en grande majorité des personnes à très faible revenu, un tiers des opérations sont réalisées gratuitement. En 20172, l’AECS a affirmé avoir cumulé plus de quatre millions de patients traités et 463 124 opérations chirurgicales pratiquées en près de 40 ans. La cerise sur le gâteau ? La qualité globale des opérations chirurgicales y est supérieure à celle du célèbre National Health Service (NHS) britannique, puisque les taux de mortalité et de complications opératoires y sont largement inférieurs3.

Cette initiative constitue un excellent exemple d’innovation frugale : élaborée avec peu de ressources, elle répond aux besoins essentiels de la clientèle cible.


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La méthode de l’innovation frugale obéit en fait à deux principes clés : un coût abordable et une qualité suffisante.

L’innovation frugale pour affronter les défis collectifs

Au-delà des différences entre eux, les pays émergents et les pays industrialisés sont tous aux prises avec des problèmes d’envergure tels que l’accès à l’éducation et à des soins de santé ainsi que la lutte contre la pauvreté.

Voici les principales raisons pour lesquelles les innovations frugales devraient être privilégiées afin de relever ces défis sans frontières :

  • Elles s’adressent à des marchés de masse.
  • Elles s’inscrivent dans une démarche de développement durable à caractère social et environnemental.
  • Elles peuvent mener à des solutions tant à forte qu’à faible intensité technologique.
  • Elles présentent un rapport prix-rendement optimal sans compromis sur la qualité.
  • Elles privilégient des solutions polyvalentes qui s’adaptent aux besoins des utilisateurs.
  • Elles répondent à la diversité des besoins des utilisateurs du monde entier.
  • Elles maximisent la valeur ajoutée pour la société, pour l’environnement et pour les utilisateurs.


Des innovations à la fine pointe de la technologie

La technologie Liter of Light permet à de nombreuses communautés du monde entier d’avoir accès à de l’éclairage à prix modique.

La technologie Liter of Light permet à de nombreuses communautés du monde entier d’avoir accès à de l’éclairage à prix modique.

La pratique de l’innovation frugale ne se limite pas à la conception et à la commercialisation de solutions à faible intensité technologique (ou low-tech). Certes, il existe déjà plusieurs inventions de ce type, par exemple le réfrigérateur en argile Mitti Cool et les lampes à eau Liter of Light. Toutefois, grâce à cette méthode, on élabore également des solutions à forte intensité technologique (ou high-tech), notamment l’application ClickMedix, qui permet aux professionnels de la santé de poser un diagnostic à distance et de prescrire le traitement approprié. Dans le cas de l’AECS, on a décidé d’investir dans des technologies de pointe afin de réduire les coûts sans compromettre la qualité des soins. Cette organisation indienne s’est donc dotée de bus comportant des salles de consultation en télémédecine satellitaire à l’intention des patients qui vivent dans des zones rurales reculées.

Dans un tout autre domaine, le programme spatial indien4 représente lui aussi une bonne illustration de la capacité des pays émergents à mettre au point des innovations frugales à forte intensité technologique. Ainsi, à la fin de 2013, l’agence spatiale indienne a lancé avec succès une sonde vers Mars, devenant ainsi la quatrième agence spatiale dans le monde à atteindre la planète rouge après la NASA, le programme spatial soviétique et l’Agence spatiale européenne.

L’Indian Space Research Organization (ISRO) a réussi à envoyer une sonde vers Mars à une fraction du coût des missions analogues précédentes.

L’Indian Space Research Organization (ISRO) a réussi à envoyer une sonde vers Mars à une fraction du coût des missions analogues précédentes.

Or, la mission indienne vers Mars se distingue de toutes les précédentes. Elle n’a coûté que 74 millions de dollars, soit près de dix fois moins qu’une mission similaire de la NASA. Ce coût particulièrement faible est attribuable non seulement à l’écart salarial entre les ingénieurs indiens et américains mais surtout à plusieurs innovations réalisées dans le processus de conception et de lancement de la sonde. Les ingénieurs indiens ont notamment limité les intermédiaires dans la chaîne d’approvisionnement, réduit les phases de tests, conçu une sonde plus légère et opté pour une orbite géostationnaire de plusieurs jours avant de propulser la sonde vers Mars, réduisant de ce fait la quantité de carburant nécessaire. Toutes ces mesures ont permis d’atteindre les objectifs en mobilisant moins de ressources et en optimisant l’investissement technologique : résultat concluant à coût raisonnable.

En préconisant l’optimisation du rapport entre le coût et le rendement, l’innovation frugale favorise la création de produits abordables mais dont la valeur ajoutée correspond précisément aux besoins d’une clientèle jusqu’alors laissée pour compte, à l’instar de ce qui se fait à l’AECS.

Une voie à suivre en Occident

Les organisations occidentales, tant privées que publiques, gagneraient sans aucun doute à adopter rapidement l’approche de l’innovation frugale.

D’une part, cette méthode d’innovation permet de mieux répondre aux besoins des consommateurs des pays émergents, dont la part de marché mondiale augmente sans cesse. Le McKinsey Global Institute estime en effet la valeur de la consommation dans les pays émergents à 30 billions (c’est-à-dire 30 000 milliards) de dollars d’ici 2025, ce qui représentera près de la moitié de la consommation dans le monde.

D’autre part, les produits conçus pour les pays émergents peuvent trouver leur marché dans les pays industrialisés : c’est ce qu’on appelle l’innovation inversée. Les entreprises peuvent par exemple répondre aux besoins de consommateurs marginalisés, comme l’a fait la banque française Nickel5 en permettant à des particuliers à faible revenu d’obtenir des services bancaires et d’avoir une carte de crédit.

En plus de permettre de rejoindre des consommateurs jusqu’alors exclus du marché, l’innovation frugale peut également servir à conquérir des segments de marché plus importants dans les pays industrialisés, comme l’illustre le succès commercial de la Dacia Sandero en France. D’abord produite en Roumanie par le groupe Renault-Nissan à l’intention des consommateurs des pays d’Europe de l’Est, cette voiture est devenue un des véhicules pour particuliers les plus vendus en France en 2017.

L’innovation frugale est en passe de devenir un facteur de succès prépondérant tant dans les pays émergents que dans les pays développés. Cette tendance constitue donc une menace concurrentielle de premier plan pour les entreprises qui ne l’ont pas encore adoptée.


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Des produits adaptés aux marchés émergents

Pour réussir à mettre au point des pratiques d’innovation frugale et à s’établir dans les marchés des pays émergents, qui compteront 4,2 milliards d’habitants en 20256, les entreprises occidentales doivent changer leurs façons de faire et élaborer des solutions spécifiques pour ces marchés. Bien que cela puisse paraître évident, cette approche entre en contradiction avec la stratégie dominante dans le monde des affaires internationales, qu’on peut résumer par cette maxime : « Agir globalement, penser localement. »

De nombreuses multinationales, notamment McDonald’s, Starbucks, KFC, Tesco et Whirlpool, ont recours à cette stratégie internationale, également connue sous le nom de « glocalisation », qui consiste à commercialiser, dans les pays émergents, des biens conçus en premier lieu pour les marchés des pays développés. Ces entreprises adoptent deux approches : ou bien elles adaptent leurs produits pour en réduire le prix (ce qui mène inévitablement à une diminution de la qualité), ou bien elles commercialisent là-bas des biens jugés obsolètes dans les marchés industrialisés. Or, à la différence de cette stratégie globale dominante, l’innovation frugale appelle à agir et à penser localement. C’est ce qu’ont fait avec succès les firmes Logitech avec la souris d’ordinateur G300s, spécialement conçue pour le marché chinois, et John Deere, qui a élaboré une gamme de tracteurs pour répondre aux besoins des agriculteurs indiens.

Un incontournable pour rester compétitif

De nombreuses entreprises occidentales, telles que Danone, Renault-Nissan, Levi’s, Siemens, General Electric, Unilever ou Accor Hotels, ont déjà entrepris des démarches en matière d’innovation frugale. Toutefois, loin de ne s’adresser qu’aux grandes entreprises, cette méthode peut également inspirer de jeunes pousses ainsi que des PME.

Les initiatives couronnées de succès à ce jour doivent encourager les entreprises des pays industrialisés à s’engager dans cette voie afin de rester compétitives par rapport non seulement à leurs concurrentes occidentales mais aussi aux multinationales des pays émergents. En effet, ces dernières gagnent en importance tant sur leurs marchés nationaux que sur la scène mondiale : entre 1995 et 2017, leur nombre dans le classement Fortune 500 est passé de 20 à 164.

L’innovation frugale constitue donc une invitation pressante à faire mieux avec moins, à un coût abordable, afin d’obtenir un résultat dont la qualité sera parfaitement acceptable aux yeux des consommateurs, peu importe le pays où ils vivent. Cette démarche commande toutefois un changement de mentalité radical au sein des organisations. Même si un tel virage requiert du temps et des efforts appréciables, les bénéfices potentiels peuvent s’avérer considérables.


Notes

1- Selon des estimations de l’Organisation mondiale de la santé, environ 80 % des cas de cécité dans le monde sont évitables.

2- Pour plus de détails, voir le site www.aravind.org.

3- Vickers, T., et Rosen, E., « Driving Down the Cost of High-Quality Care – Lessons from the Aravind Eye Care System », McKinsey & Company, 2011, p. 22, 23 et 25.

4- Ce programme relève de l’Indian Space Research Organization (ISRO), l’agence spatiale de l’Inde.

5- Voir le site comptenickel. fr/.

6- Atsmon, Y., Child, P., Dobbs, R., et Narasimhan, L., « Winning the $30 Trillion Decathlon – Going for Gold in Emerging Markets », McKinsey Quarterly, n° 4, 2012, p. 20-35.