Tout le monde, ou presque, s’accorde à dire que l’innovation en entreprise est une source importante de création de valeur. Elle offre un avantage concurrentiel aux entreprises et aux secteurs industriels de tous genres qui y ont recours, leur permettant ainsi de se réinventer en permanence et donc, de rester en affaires. C’est ainsi que la vivacité économique d’une région géographique donnée dépend étroitement de sa capacité à innover. L’équation est indiscutable : plus le niveau d’innovation d’une région est élevé, plus sa compétitivité est grande et plus sa tendance à se tourner vers les marchés du monde entier s’en trouve renforcée.

Par exemple, un petit pays comme la Suisse, que certains associent à tort à une région hyper-conservatrice et sclérosée, occupe depuis plusieurs années le premier rang de l’indice de la compétitivité des pays (Forum économique mondial). Dans le tout dernier classement (celui de 2014-2015), elle devance les États-Unis (4e rang), le Canada (15e rang) et la France (23e rang). Cela lui confère une prospérité inégalée et qui ne provient pas exclusivement de la puissance de ses banques, mais couvre bien d’autres secteurs industriels en tous genres. Nous croyons fermement que pour faire sauter le goulot d’étranglement qui empêche l’innovation de prendre racine et de s’épanouir dans la tête des chefs d’entreprises, il faut leur expliquer les choses plus concrètement.

Il faut oser jouer la carte de la simplification et y aller d’exemples qui marquent et qui soient d’une très grande accessibilité. C’est ce que nous allons tenter de faire ici, en prenant comme exemple l’industrie de la pêche et en montrant comment tous ses acteurs économiques peuvent s’en trouver touchés, positivement ou négativement, selon que l’innovation y trouve sa place ou pas. Nous allons donc y aller progressivement, étape par étape, pour déboucher au final sur une vision englobant la totalité de la chaîne de la valeur, allant du pêcheur au consommateur final.

Ce faisant nous espérons montrer comment il serait fort possible de débloquer, en totalité ou tout au moins en partie, une industrie tout entière qui nous semble quelque peu sclérosée, qui souffre, qui est marquée par des mouvements sociaux à répétition, qui subit des réglementations de plus en plus étouffantes sous la forme de quotas et qui fonctionne comme elle le peut, à court terme, avec des hauts et des bas, ayant de la difficulté à développer des visions et des approches innovatrices génératrices de nouvelles sources de valeur ajoutée. Il faut dire que la tâche n’est pas facile.

Qu’est-ce que l’innovation en entreprise?

Commençons alors par un très bref résumé sur l’innovation en entreprise. L’innovation en entreprise peut se définir comme tout ce qui a le potentiel de changer la configuration et la pratique des affaires, à l’interne, comme à l’externe, à la recherche d’améliorations souvent exprimées en terme de productivité. Cela entraîne des ruptures plus ou moins fortes dans les pratiques, faisant passer un secteur industriel tout entier ou une entreprise en particulier, ou encore l’ensemble, d’une phase traditionnelle à une autre plus ou moins renouvelée.

C’est donc la nécessaire évolution de l’entreprise qui, contrairement à celle des espèces (voir la théorie de Darwin), doit se faire à cadence de plus en plus rapide, malgré une certaine inertie humaine bien connue et que l’on appelle la résistance au changement. Un autre point nous semble important ici : l’innovation peut être engendrée par l’évolution fulgurante des technologies, notamment celles du numérique, mais pas uniquement. Elle est aussi provoquée par les ruptures dans les comportements et les attitudes des employés et des clients que ces technologies provoquent. Elle peut aussi venir d’idées humaines toutes simples, mais porteuses d’espoir, car vraiment uniques et prometteuses.


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Les grands types d’innovation et le poisson

Sur ces bases de départ, les chefs d’entreprise du monde entier reconnaissent l’existence de quatre grands types d’innovation. Nous allons les présenter ci-après, en donnant des exemples reliés à l’industrie de la pêche et en nous polarisant sur des espèces industrielles (morue, maquereau et autres), parce que ces dernières ont une lourde histoire en matière de pêche intensive et que, faute de pouvoir continuer à les pêcher de cette façon, les réserves étant épuisées, il serait peut-être temps de se demander comment innover pour jouer la carte de la valeur ajoutée sur des marchés de niche, plutôt que de continuer à raisonner en termes d’économies d’échelle d’autant plus hypothétiques qu’elles ne nous seront plus accessibles, par notre propre faute.

Le premier type d’innovation s’applique aux procédures en place dans une industrie ou dans une entreprise, ou encore aux deux à la fois. Ainsi, si l’on travaille dans l’industrie de la pêche à la morue, il est possible de relier un chalutier à un courtier en poisson via une connexion rapide par satellite. L’achat de la cargaison se fait en mer, lors du retour vers le port de pêche. Ce faisant, la criée traditionnelle dans un port de pêche est supprimée. Lorsque la cargaison arrive, elle est vendue d’avance, passe directement dans les camions réfrigérés du ou des acheteurs et tout le monde en tire profit. Cela peut débloquer un marché du poisson inactif en raison de prix moins élevés à la vente au détail. Bien entendu, il y a désintermédiation, car cela fait sauter le maillon de la criée traditionnelle dans les ports. Mais la productivité de l’industrie s’en trouve renforcée par une meilleure agilité, une plus grande rapidité de distribution et de livraison, de meilleurs prix et des marges plus confortables, notamment pour les pêcheurs qui en ont bien besoin.

Le second type est l’innovation du produit. Dans ce cas, il est difficile d’imaginer que l’on puisse trouver un poisson «innovant» en tant que tel, et qui serait, en plus, à forte valeur ajoutée. Et pourtant, c’est bien ce que les pêcheurs d’une petite île de l’archipel du Japon ont réussi à faire. Ils ont créé le « Moët du maquereau », faisant passer le maquereau de poisson commun, tel une commodité, à un véritable produit alimentaire de luxe, estampillé, porteur d’une appellation exclusive nommée « Seki Saba » et surtout multipliant par plus de sept fois le prix de vente au détail et à l’unité! Le dirigeant de la coopérative de Saganoseki avait le sens de la différentiation et a lié le nom de sa localité (Seki) à celui du maquereau (Saba) pour en faire un gage de qualité absolue. Plutôt que d’être pêché au filet et maltraité durant la transformation en grandes quantités, le poisson est alors pêché à la ligne, tué d’une certaine façon, mis en caisse avec grand soin en évitant les manipulations excessives et expédié avec un estampillage qui lui est propre et qui est reconnu par les amateurs, ces derniers étant prêts à payer bien plus cher pour accéder à un tel niveau de qualité. Du coup, les pêcheurs en quête de revenus ont retrouvé le sourire, et les clients aussi, par la même occasion.

Le troisième type est la valorisation de l’expérience client. Comment imaginer que l’on puisse reproduire une expérience du café « à la Starbucks » en la transposant dans le monde de la consommation de poisson? Ainsi, certains pêcheurs de la région de Boston se tournent uniquement vers les clientèles asiatiques locales qui sont très sensibles à la qualité du poisson et aiment se délecter de poisson cru. D’autres exigent que leur soient présentés en restaurant des poissons vivants. Tout cela ne doit pas être vu comme des contraintes, et encore moins comme des exigences extrêmes. Il faut respecter les expériences recherchées par les consommateurs, selon leurs habitudes culturelles, notamment. De nombreux clients veulent pouvoir consommer leur poisson cru, «façon sushi», car c’est pour eux l’expérience ultime. La preuve en est que les recettes façon sushi se multiplient (des entrées froides, aux rouleaux de printemps, en passant par les salades) et que leur succès rappelle celui des produits bio, à un point tel que l’appellation «façon sushi» est maintenant répertoriée régulièrement dans des moteurs de recherche spécialisés tels que Tripadvisor. Alors pourquoi ne pas faire du « façon sushi » une appellation porteuse semblable à celle du «garanti bio»?

Le quatrième et dernier type d’innovation, le plus abouti, est l’innovation par la transformation complète du modèle d’affaire, soit celui d’une entreprise en tant que telle, soit de la totalité de la chaîne de la valeur dans le secteur considéré. Généralement, il faut changer simultanément la configuration des produits, des procédures et des expériences client, à la recherche d’un juste équilibre entre les coûts et les avantages donnés aux consommateurs ou aux acheteurs industriels. Et là, les choses deviennent plus compliquées, mais elles peuvent en contrepartie donner des résultats spectaculaires. Grâce à une start-up basée à San Francisco, Shellcatch, il est maintenant possible de retracer le parcours du poisson que vous avez dans votre assiette dans un restaurant en remontant jusqu’au pêcheur chilien qui l’a capturé. Cela rejoint la clientèle des nouvelles générations qui veulent manger des aliments ayant une histoire, si possible (et c’est le cas) relatée par vidéo, montrant une pêche responsable et équitable. Ils ont horreur d’être trompés et sont prêts à payer pour obtenir une qualité et une transparence totales. La start-up Shellcatch met en relation les pêcheurs avec leurs clients, par l’intermédiaire de restaurants et de points de vente sélectionnés. Les pêcheurs s’y retrouvent : ils gagnent plus, en pêchant moins et à la ligne. Du coup, ils acceptent que soient montées des caméras numériques sur leurs bateaux qui permettent de visualiser les prises et de les visionner sur Internet. L’information concernant tout pêcheur peut être trouvée directement sur le menu via un code QR. Les dirigeants de cette start-up sont confiants qu’ils pourront atteindre la rentabilité en réussissant à convaincre de plus en plus de pêcheurs de garantir la traçabilité dans l’écoulement et la vente de leurs prises. Les premières expériences montrent que la clientèle est au rendez-vous1.


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Quel type d’innovation est le plus efficace?

Généralement, l’efficacité d’une innovation se mesure en termes de croissance des revenus et de performance sur les marchés boursiers. Ces mesures restent empreintes d’une perspective capitaliste évidente. Mais puisque les études qui ont été menées sur l’analyse comparative de l’efficacité de l’innovation y font généralement appel, plus que de tout autre critère, nous allons quand même donner ici, faute de mieux, les indications majeures qui en ressortent. De tous les types d’innovation, c’est celle portant sur les modèles d’affaires qui serait la plus grande source de croissance des revenus et de performance sur les marchés financiers, dans la mesure bien entendu où elle est réussie. Notons quand même ici que cette dernière remarque s’applique aussi aux autres types d’innovation, même si le risque est plus élevé pour l’innovation appliquée à un modèle d’affaires tout entier. Viendrait ensuite, mais de plus loin, l’innovation portant seulement sur l’expérience client. Suivraient, et de très près, les innovations sur les produits et les procédures. Pour la pêche, c’est donc une innovation d’ensemble du modèle d’affaires d’une entreprise, dans le cadre de son écosystème en voie de renouvellement qui serait la plus porteuse. Mais cela n’empêche pas pêcheries, coopératives ou propriétaires de bateaux de pêche de tabler sur des innovations plus spécifiques, mais porteuses de croissance des revenus.

Quelles conclusions en tirer?

L’industrie de la pêche est un secteur qui, historiquement, est passé à travers une histoire tumultueuse. Les temps des grandes quantités et des économies d’échelles sont terminés, car les bancs de poissons sont épuisés. Il faut donc revoir cette industrie et savoir créer de la valeur sur des marchés de niche. Ce n’est peut-être pas par hasard que la fameuse théorie de la longue traîne (Chris Anderson), développée dans le sillage de la poussée du numérique et portant sur les économies de niche, ait justement adopté ce nom emprunté directement à la pêche. C’est en cessant de racler le fond des mers, mais en continuant à le faire pour les fonds de tiroir, que l’on peut trouver des trésors et innover dans la façon de pêcher, dans la façon de livrer les produits de la mer, dans celle de consommer et finalement dans la totalité des modèles d’affaires propres à cette industrie. Les clients veulent consommer des poissons avec histoire, venant d’une pêche équitable et responsable et il semblerait que la génération du millénaire soit vraiment prête à payer une surtarification pour cela... alors, si le marché est mûr, il est temps maintenant que l’industrie tout entière s’aligne et en vive. Rejeter d’emblée toute idée innovatrice, même celles qui semblent les plus farfelues, serait une attitude non seulement négative, mais aussi peu favorable à la découverte de voies nouvelles. Rappelons-nous une chose : lorsque Howard Schultz a émis l’idée d’ouvrir des magasins spécialisés dans le café, proposant des recettes sophistiquées et à forte valeur ajoutée, tout le monde, ou presque, en a ri. Nous étions alors dans un monde du café façon eau chaude, à saveur de café, permettant souvent de se dégraisser la bouche après un arrêt en restauration rapide et se vendant 25 cents! Et maintenant, les clients dépensent allègrement des montants élevés pour une recette unique de café, façon barista… Alors? Si cela a été possible pour le café, cela devrait l’être aussi pour le poisson ? Selon nous, c’est un pensez-y bien!


1. Source: Catherine Elton, « Tracing the Fish on Your Plate Back to the Sea », site Internet de Blommberg Businessweek. Article publié le 21 mai 2015.