Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

Tout au long du printemps dernier, les seuils d’immigration ont fait l’objet d’un assez vif débat qui a opposé le gouvernement Legault, inquiet de la capacité d’intégration du Québec, au monde des entreprises, qui compte sur cet apport extérieur pour réduire les pénuries de main-d’œuvre.

Alain Dubuc

Alain Dubuc est professeur associé à HEC Montréal.

Ce débat, qui reprendra de la vigueur cet automne lorsque le gouvernement dévoilera ses intentions à ce sujet, a quelque chose d’artificiel, d’une part parce que les seuils proposés par les caquistes ne sont pas significativement différents de ceux de leurs prédécesseurs libéraux, d’autre part parce que l’immigration n’est qu’un des outils – et pas le plus puissant – pour combler les besoins de main-d’œuvre.

L’intensité des échanges s’explique par le fait que l’enjeu économique en masque un autre: celui des rapports que les Québécois francophones entretiennent avec l’immigration. Les économistes et les milieux d’affaires, avec leurs arguments plus techniques, doivent composer avec des préoccupations identitaires qui se situent dans un tout autre registre.

Cette tension entre l’économique et l’identitaire est perceptible dans les prises de position de la Coalition Avenir Québec (CAQ). Après avoir promis une réduction substantielle de l’immigration pendant la campagne électorale de l’automne 2018, manifestement pour répondre aux inquiétudes d’une partie de la population, la CAQ, une fois au pouvoir, a réinterprété sa promesse et s’est limitée à une baisse temporaire de l’immigration, suivie d’un retour progressif aux seuils antérieurs. L’économie a donc repris le dessus.

Toutefois, le gouvernement Legault a multiplié les gestes et les déclarations traduisant une attitude négative envers l’immigration: resserrement des critères d’accès à l’immigration pour les diplômés étrangers, tracasseries subies par les participants au programme de parrainage, absence d’ouverture quant à l’octroi du statut d’immigrant aux «anges gardiens» de la pandémie, déclarations du premier ministre à propos de l’effet négatif sur le salaire moyen des emplois peu payants occupés par les immigrants.

Tout cela suggère que le gouvernement Legault semble vouloir envoyer des messages pour répondre à l’insécurité que suscite l’immigration chez de nombreux Québécois francophones, qu’ils perçoivent comme une menace potentielle envers leur avenir collectif.

Ces craintes ont pu trouver leur confirmation dans les projections démolinguistiques de l’Office québécois de la langue française selon lesquelles la proportion de Québécois dont la langue le plus souvent parlée à la maison est le français risque de subir une baisse importante au cours des prochaines années, passant de 81,6% en 2011 à 74,4% en 2036. Ces chiffres ont été décrits comme une manifestation du déclin du français, un terme maintenant entré dans le discours, tant celui des politiciens que celui des médias.

Le mot déclin est lourd de sens : le déclin du jour, le déclin d’une civilisation, par exemple. Le Petit Robert lui donne comme synonymes des mots comme décadence, affaiblissement, déchéance, dégénérescence. Le Larousse ajoute décrépitude. Si vous croyez que les francophones du Québec sont menacés de disparition, ce mot est pour vous. Mais si vous estimez que le Québec français est capable de surmonter les obstacles qu’il rencontre, mieux vaut trouver une expression moins dramatique pour décrire les réalités linguistiques.

Ce à quoi nous assistons, c’est une baisse du poids relatif des francophones au Québec. C’est une évidence qu’on pourrait même qualifier d’arithmétique. Puisque le nombre d’immigrants augmente, la proportion de ceux qui parlent à la maison la langue de leur pays d’origine augmente aussi. Toutefois, la question consiste à savoir si cela représente une menace.

Le chiffre qui a frappé l’imagination, le fameux 74,4%, ne dit pas tout, d’abord parce qu’une bonne proportion de ceux qui ne parlent pas le français à la maison sont largement francophones, comme les Haïtiens créolophones ou les Maghrébins arabophones. D’autres indicateurs doivent être utilisés pour mesurer les choix linguistiques des immigrants, notamment la première langue officielle parlée, qui est le français pour environ 85% d’entre eux. Ensuite, l’abandon de la langue maternelle est un processus long, qui s’étend souvent sur deux ou trois générations. À cet égard, on assiste à un renversement de tendance : la vieille immigration, celle d’avant la loi 101, faisait majoritairement le choix de l’anglais, ce qui n’est pas le cas de l’immigration récente, qui fait le choix du français dans les trois quarts des cas.

Ces questions linguistiques très complexes ne se traitent évidemment pas en un seul paragraphe. Mais ces quelques exemples montrent que la situation actuelle mérite une analyse plus nuancée et qu’on ne peut pas établir une simple relation de cause à effet entre l’immigration et l’avenir du français. Les défis du français, bien réels, sont moins liés au nombre d’immigrants qu’à la capacité du Québec à imposer le français. Ils résultent aussi d’un tout autre phénomène: le poids croissant de l’anglais comme langue mondiale de l’économie, de la culture et des réseaux sociaux.

Il n’en reste pas moins qu’au Québec, les enjeux de l’immigration et de la langue sont interreliés. Les milieux économiques doivent en tenir compte. S’ils veulent convaincre les Québécois de miser davantage sur l’immigration, ils doivent aussi participer au débat sur l’avenir de la langue et ne pas laisser tout le terrain aux politiciens.