Trois chefs d'entreprises témoignent des défis de mener une affaire dans ce pays du Maghreb.

Plongés dans notre réalité occidentale et nord-américaine, nous perdons parfois de vue à quel point il peut être difficile de mener les destinées d'une affaire dans un contexte où la liberté d'entreprendre et la situation économique générale ne sont pas optimales. Grâce lui soit rendue, le professeur Taïeb Hafsi, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal et titulaire de la Chaire Walter J. Somers de management stratégique international, a voulu combler cette lacune en proposant une rencontre, le vendredi 9 septembre dernier, avec trois entrepreneurs venus tout droit d'Algérie, question de faire comprendre à l'auditoire une parcelle de la réalité de l'entrepreneuriat dans ce pays baigné de soleil et d'espoir.

Rien n'est simple en Algérie. Vaste pays, jeune pays¹ au potentiel social et économique énorme, l'Algérie est toutefois plombée par une série de problèmes structurels et conjoncturels d'importance : une économie au ralenti, reposant essentiellement sur l'extraction des hydrocarbures; un chômage élevé, surtout chez les jeunes; une bureaucratie lourde au sein de laquelle on perçoit des relents de corruption... Qu'à cela ne tienne, Dalila Nadjem, Brahim Hasnaoui et Slim Othmani ont su, à leur manière, relever les défis qui se sont dressés devant eux, et de belle manière. Aujourd'hui à la tête d'entreprises bien portantes, quel constat établissent-ils du contexte entrepreneurial algérien?

L'incontournable question de l'État

Il flotte au-dessus de l'assemblée sans qu'on ne le voie, et il est toujours en toile de fond même s'il n'est pas au cœoeur des discussions : il s'agit bien de l'État. Dans la perspective de nos entrepreneurs, quelle doit-être sa place dans le développement économique de l'Algérie? Brahim Hasnaoui, à la tête du groupe Hasnaoui, Hasnaouispécialisé principalement dans la construction, y est allé, à ce sujet précis, d'une analyse aiguisée : « La chute des prix du pétrole est une excellente opportunité pour l'Algérie. Aujourd'hui, tout le développement du pays se fait par la dépense publique. Même si l'État n'a plus les moyens, il est dans l'obligation toutefois de poursuivre en ce sens. Mais il devra faire autrement. Comment? C'est en impliquant le secteur privé. C'est de continuer à assurer le développement, mais sans la dépense publique. Et là, il y a des opportunités à n'en plus finir », conclut-il. On comprendra donc que le chef d'entreprise souhaite que l'État joue davantage un rôle de régulateur du système économique et de garant dans le cadre de programmes, par exemple, d'accès à la propriétéau bénéfice des 40 millions d'Algériennes et d'Algériens. Mais nous n'en sommes pas encore là...

La reprise de l'entreprise familiale, une problématique aussi algérienne?

Pour Slim Othmani, à la tête de l'entreprise familiale de jus de fruits et de boissons Rouiba, le défi de la reprise et de la succession se pose à la fois en Occident et en Algérie, mais en des termes bien différents. « Que fait-on de ces entreprises qui sont tenues par des chefs de famille dans lesquelles il y a quinze, parfois vingt, successeurs potentiels? », demande-t-il. OthmaniL'homme d'affaires signale qu'au chapitre des outils, financiers s'entend, essentiels à la reprise et à la succession des entreprises : « On est dans un désert d'instruments financiers », pour emprunter une métaphore toute algérienne. Et puis, la culture algérienne est aussi en cause, ajoute M. Othmani. « Le patriarche d'une entreprise familiale considère qu'il est éternel. Vous ne pouvez pas aborder la question de la mort de manière frontale, même en cercle très privé. [...] Et de plus, on est dans une logique où les enfants considèrent que ce qui a été bâti et construit par le père, c'est un bien acquis. Ils ne sont pas prêts, du moins intellectuellement, à payer pour racheter ce qu'a créé le père. » Dur constat à l'égard d'un problème criant...

L'Algérie, pays entrepreneurial?

Dans un pays où l'État occupe une place prépondérante à bien des égards, quelle est l'intensité de la flamme entrepreneuriale en Algérie? Certes, les mentalités évoluent, constate Slim Othmani. Alors que la perspective professionnelle ultime pour bon nombre d'Algériennes Dalimenet d'Algériens se résumait autrefois à l'embauche au sein d'une société d'État, de plus en plus de jeunes souhaitent aujourd'hui démarrer leur entreprise. Dans le contexte économique difficile, nécessité fait loi, dit en substance Dalila Nadjem, fondatrice des Éditions Dalimen : « L'entrepreneuriat algérien est surtout motivé par le défi. Le défi de ne pas tomber, de ne pas céder à la crise et prouver qu'avec le privé, on peut participer à l'évolution de l'économie algérienne. En tout cas, c'est ce que je ressens.»

Un entrepreneuriat résolument social

En affaires au coeœur d'un pays en voie de développement, je constate en terminant que nos entrepreneurs combinent leur passion entrepreneuriale avec un vif désir de voir la nation algérienne atteindre son plein potentiel. Comme l'a si bien résumé Slim Othmani : « Je ne suis pas sur cette Terre pour faire de l'argent. L'argent ne m'intéresse pas. [...] Le bonheur de la société m'intéresse davantage. Le "bonheur national brut" m'intéresse davantage que le produit national brut », précise l'homme d'affaires. Un discours, au demeurant, repris et partagé aussi par Mme Nadjem et M. Hasnaoui, pour qui le développement de leur entreprise est indissociable de celui de la nation. Les entrepreneurs occidentaux peuvent-ils en dire autant? Saluons le courage et l'abnégation de ces femmes et de ces hommes d'affaires, filles et fils d'Algérie, pour mener à la fois leurs entreprises et la nation vers des jours plus heureux.


¹ L'âge médian y est de 27,8 ans, alors qu'il est de 42 ans au Canada. (source : CIA World Factbook)