Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

La progression de l’écofiscalité au Québec demeure assez lente. Pourtant, elle représente une voie incontournable pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Afin que la cadence accélère, l’acceptabilité sociale devra être au rendez-vous.

Dans sa plus simple expression, la fiscalité sert à générer des recettes pour financer le fonctionnement de l’État et les dépenses publiques. Elle n’est pas neutre et découle de nombreuses décisions qui concernent les formes et les degrés de ponction ainsi que l’utilisation des sommes perçues.

«Imposer davantage les revenus à mesure qu’ils augmentent constitue un choix, tout comme instaurer une taxe sur certains biens de luxe», illustre Luc Godbout, titulaire de la Chaire en fiscalité et en finances publiques à l’Université de Sherbrooke. L’État peut se servir de la fiscalité pour redistribuer la richesse, pour offrir des services ou pour soutenir certains secteurs économiques.

L’État peut aussi avoir recours à la fiscalité pour favoriser certains comportements et pour en décourager d’autres. C’est là qu’intervient l’écofiscalité. Elle vise à tenir compte d’un coût environnemental réel dont les mécanismes du marché font abstraction et à modifier certains agissements pour atteindre des objectifs écologiques.

«L’écofiscalité peut être dissuasive, comme une taxe sur l’essence, ou positive, telle l’absence de taxes à l’achat d’un titre de transport en commun», ajoute Michaël Robert-Angers, professionnel de recherche à la Chaire en fiscalité et en finances publiques.

Un moyen parmi d’autres

En 2018, les prélèvements écofiscaux du Québec étaient estimés à 6,5 milliards de dollars, soit environ 1,4% de son PIB, comparativement à 1,1% pour le Canada et à 2,3% pour la moyenne des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), selon Statistique Canada et l’OCDE. En Finlande et aux Pays-Bas, ces ponctions dépassent les 3%.

Les mesures qui existent au Québec portent notamment sur la réduction des émissions de GES, sur la gestion des matières résiduelles et sur la protection de l’eau et d’autres ressources naturelles. Pas moins de 90% de ces mesures concernent les transports, avec entre autres une taxe provinciale sur les carburants et une taxe d’accise fédérale sur l’essence, sur l’essence d’aviation et sur le carburant diesel.

«L’écofiscalité suffit rarement à elle seule à modifier des comportements: elle doit être accompagnée de tout un arsenal d’outils de communication, de règlements et de campagnes de sensibilisation pour fonctionner efficacement», prévient Johanne Whitmore, chercheuse principale à la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

Mme Whitmore trace un parallèle avec les produits du tabac. Pour en décourager l’usage, l’État en taxe fortement l’achat afin d’agir sur le «signal prix». Mais il a aussi diffusé énormément de mises en garde contre les dangers de la cigarette (y compris sur les paquets eux-mêmes), en plus de légiférer à cet égard (interdiction de fumer dans plusieurs lieux publics, prohibition de la publicité pour les produits du tabac, etc.). Le taux de tabagisme a fondu de moitié au Québec entre 1994 et 20191, preuve que l’ensemble des mesures antitabac a porté ses fruits.

Comment faire aimer les taxes?

L’acceptabilité sociale reste le défi principal de l’écofiscalité. Personne n’aime les taxes et les gouvernements savent que leur adoption a souvent un coût politique. En France, la majoration d’une taxe qui haussait légèrement le prix des carburants pour automobiles a propulsé le mouvement de protestation des gilets jaunes puis plombé la popularité du président Emmanuel Macron et du premier ministre Édouard Philippe.

Bien conscient de tout cela, le premier ministre du Québec, François Legault, a soutenu très explicitement que son «Plan pour une économie verte 2030», dévoilé en novembre 2020, ne comportait aucune nouvelle taxe. «Pas question, au Québec, d’augmenter quelque taxe ou impôt que ce soit», a-t-il promis publiquement. Difficile de parler plus clairement.

L’État doit donc travailler sur plus d’un front à la fois lorsqu’il a recours à l’écofiscalité, en mettant l’accent sur la communication, sur la rigueur et sur la transparence. Et ça commence loin en amont. «Les gouvernements doivent préparer le terrain et expliquer le problème auquel ils souhaitent s’attaquer», indique Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

L’essentielle transparence

Les citoyens doivent également savoir comment sera géré et à quoi servira l’argent recueilli par l’État. Luc Godbout donne l’exemple de la taxe sur le carbone introduite en Colombie-Britannique en 2008: «en annonçant ce projet, le gouvernement a immédiatement expliqué qu’il utiliserait ces nouvelles recettes fiscales pour réduire l’imposition des contribuables des classes moyennes et pour soutenir les foyers à faibles revenus, rappelle-t-il. Il a affirmé dès le départ qu’il s’agissait non pas de créer une source de revenus supplémentaire pour l’État mais de modifier des comportements.»

Le Fonds vert2, lancé en 2006 au Québec, constitue un contre-exemple de cela, selon Johanne Whitmore. Ses revenus proviennent des taxes sur l’essence et du marché du carbone. «Sa gestion a manqué de transparence et cette opacité a suscité beaucoup de critiques», souligne-t-elle. En 2016, un rapport a démontré que le Fonds vert avait financé un tas de mesures disparates sans que soit calculé leur apport à l’objectif de diminution des émissions de GES.

En plus de la transparence, «l’écofiscalité doit toujours offrir une solution de rechange viable aux citoyens», précise Michaël Robert-Angers. Si on augmente la taxe sur l’essence pour des contribuables qui n’ont pas accès aux transports en commun ou qui ne peuvent pas posséder une voiture électrique (en l’absence de bornes de recharge près de chez eux, par exemple), on risque de créer un sentiment d’injustice.

«L’écofiscalité n’a pas pour but d’enlever des choix aux gens, rappelle Johanne Whitmore. Ainsi, il n’est pas question d’interdire l’achat de gros véhicules à essence. On prévoit plutôt un coût supplémentaire que leurs acquéreurs devront assumer. À l’inverse, des mesures incitatives peuvent rendre une autre option plus attrayante, par exemple les véhicules électriques.»

Golf Norvège

On roule électrique en Norvège

La Norvège a utilisé cette approche avec succès pour électrifier les transports et pour réduire ses émissions de GES. Au début des années 1990, c’était pour soutenir deux producteurs nationaux de voitures électriques, Think et Buddy. Au cours des années 2000, cet objectif a cédé le pas à la lutte contre les émissions de GES. D’ici 2030, ce grand producteur pétrolier veut couper de moitié ses émissions de CO2 dans les transports par rapport à 1990.

Ce pays nordique exempte les véhicules électriques des taxes de vente, y compris la taxe sur la valeur ajoutée de 25%. De plus, la taxe sur les routes est moins élevée pour leurs conducteurs, qui ont aussi le droit de se stationner sans frais dans les villes, d’utiliser gratuitement les autoroutes et les traversiers et de circuler sur les voies réservées aux autobus. La taxe sur les voitures d’entreprise est réduite de moitié pour les véhicules électriques.

En plus de ces mesures incitatives, la Norvège impose de très lourdes taxes à l’achat de véhicules à essence. Ces taxes augmentent en fonction du poids du bolide et de ses émissions de CO2 et d’oxyde d’azote (NOX). Au total, les taxes sur une Golf de Volkswagen dépassent 50% du prix du bien (voir le tableau ci-contre). Par ailleurs, le coût de l’essence à la pompe dans ce pays figure au deuxième rang parmi les prix les plus élevés dans le monde pour ce type de produit. «Les taxes sur l’essence sont très élevées en Norvège, ce qui rend l’utilisation d’un véhicule électrique encore plus intéressante», souligne Knut Einar Rosendahl, professeur à l’École d’économie et de gestion de l’Université norvégienne des sciences de la vie.

La Norvège souhaite que tous les véhicules achetés à l’intérieur de ses frontières à partir de 2025 roulent à l’électricité ou à l’hydrogène. En 2020, elle est devenue le premier pays où les véhicules électriques occupent plus de la moitié du marché (54%). En excluant les véhicules hybrides, seulement 17% des voitures vendues cette année-là fonctionnaient à l’essence ou au diesel.

Des mesures audacieuses

Quels éléments ont contribué à ce succès? «La Norvège a toujours taxé très lourdement les voitures et l’essence. Cela a constitué un bon point de départ pour rendre les véhicules électriques plus compétitifs», estime Anders Bjartnes, éditeur du site Web Énergie et Climat ainsi que des publications du groupe de réflexion norvégien Norsk Klimastiftelse3.

Selon M. Bjartnes, l’intensité des mesures d’écofiscalité a rendu ces voitures beaucoup plus économiques que les véhicules à essence. Il ajoute que le fort taux d’adoption des véhicules électriques a eu raison des résistances normales envers une nouvelle technologie: «Les gens voient que leurs amis ou des membres de leur famille en possèdent et les aiment, donc ils se montrent moins craintifs», illustre-t-il.

La Norvège doit maintenant gérer son succès. «Le gouvernement réfléchit à la réduction ou même à l’élimination de certaines mesures incitatives, qui lui coûtent de plus en plus cher à mesure que le nombre de ces véhicules augmente», souligne Knut Einar Rosendahl.

Déjà, certaines municipalités norvégiennes réimposent des tarifs partiels sur l’utilisation des traversiers ou du stationnement sur rue. L’autorisation de circuler sur les voies réservées aux autobus pose des problèmes de congestion en raison du grand nombre de voitures électriques. Les transports en commun souffrent eux aussi d’une baisse d’achalandage depuis l’arrivée de ces options pratiques et très économiques dans les villes.

Par ailleurs, les exemptions fiscales privent l’État de revenus considérables. Le gouvernement envisage de commencer à taxer les véhicules électriques en ciblant d’abord les modèles plus luxueux. «La production de masse de voitures électriques en fera baisser le prix de vente, ce qui ouvrira un espace à l’État pour taxer sans décourager l’achat, croit Anders Bjartnes. Ce sera impopulaire, donc le gouvernement devra y aller très graduellement.»

Une timidité à vaincre

L’exemple norvégien montre que l’efficacité d’une approche écofiscale repose sur la diversité et sur l’intensité des mesures. Pour l’instant, la timidité de la stratégie québécoise en réduit la portée.

Québec offre par exemple une subvention de 8 000$ à l’achat d’un véhicule entièrement électrique. En revanche, il ne taxe pas lourdement l’acquisition de véhicules à essence, contrairement à la Norvège. «Pourtant, ces taxes pourraient diminuer l’attrait des grosses cylindrées émettrices de GES et leurs revenus financeraient les subventions à l’achat de véhicules électriques», note Johanne Whitmore.

Le fiscaliste Luc Godbout donne pour sa part l’exemple des taxes sur l’essence: «au Québec, le litre de carburant coûte moins cher maintenant qu’en 2013, donc l’effet dissuasif ne se fait pas vraiment sentir», déplore-t-il. En 2020, le bilan annuel de la fiscalité produit par la Chaire en fiscalité et en finances publiques a montré que les taxes sur l’essence représentaient 42% de la valeur réelle de l’essence. Seuls l’Ontario et le Mexique taxaient moins l’essence que le Québec parmi tous les membres de l’OCDE. La moitié des régions observées affichaient des niveaux de taxe équivalents ou supérieurs au prix avant taxes.

Il reste donc de l’espace pour faire progresser l’écofiscalité au Québec. Toutefois, son utilisation exigera une certaine dose de courage politique et devra être déployée habilement et graduellement. «Le gouvernement devra surtout faire preuve de rigueur et de transparence et se montrer convaincant dans ses communications pour susciter l’adhésion des contribuables», conclut Pierre-Olivier Pineau.


Notes

1. Selon les données de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de Statistique Canada.

2. En 2019, le Fonds vert est devenu le «Fonds d’électrification et de changements climatiques».

3. En français, le nom de ce groupe pourrait se traduire ainsi: Fondation norvégienne pour le climat.