Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

Le courant de l’innovation frugale, né dans des pays qui ont su faire plus avec moins, trouve désormais un écho dans les plus grandes entreprises qui veulent, elles aussi, apprendre à transformer les contraintes en possibilités.

Une « innovation jugaad », dérivée du mot hindi jugaad, qui signifie « savoir se débrouiller et trouver des solutions dans des conditions hostiles », est une solution de rechange rapide et improvisée à un problème. Sa mise en œuvre est peu onéreuse et son approche très flexible. Elle est basée sur l’exploitation in extenso des ressources disponibles pour en faire une utilisation atypique, qui « contourne » souvent les règles. L’innovation jugaad a pour objectif de trouver une solution minimaliste, satisfaisante, peu coûteuse et suffisamment rapide à adopter, sans qu’elle soit pour autant la meilleure solution. Il s’agit davantage d’une mesure temporaire que d’une solution permanente pour instaurer des changements à long terme. L’innovation jugaad est aussi limitée du point de vue de la modulation et de la monétisation à grande échelle. Le laxisme et le bâclage apparents en ce qui concerne les produits ne correspondent pas non plus à la demande sur un marché de consommateurs de plus en plus à la recherche de qualité.


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L’innovation jugaad fonctionne bien dans des environnements bancals, politiquement et économiquement instables, bureaucratiques, culturellement diversifiés, reposant sur une infrastructure pauvre et où l’accès au financement et à des ressources humaines qualifiées est limité. Les innovateurs doivent alors s’efforcer de voir le verre à moitié plein et d’utiliser à bon escient ce qu’ils ont sous la main pour mettre en œuvre une solution réalisable à un problème.

L’esprit jugaad a de toute évidence disparu dans les entreprises occidentales, celles-ci ayant institutionnalisé l’innovation et normalisé les processus pour toutes les activités, y compris la créativité. Mais dans le contexte effréné d’aujourd’hui, avec les soubresauts économiques qu’on connaît et les méthodes dynamiques des entrepreneurs, l’innovation structurée mobilise trop de ressources et est devenue trop onéreuse, rigide, élitiste et étriquée. C’est pourquoi l’innovation jugaad présente de nombreux avantages. Il y a plusieurs stratégies pour intégrer ses principes à une forme d’innovation plus structurée : percevoir l’occasion favorable dans l’adversité, faire plus avec moins, réfléchir et agir avec flexibilité…

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Des stratégies pour intégrer l'innovation jugaad dans votre structure (adapté de Radjou et al., 2012)

Quatre types d’innovations

Selon l’agent d’innovation et le public cible, l’innovation jugaad peut être classée en quatre types : innovation individuelle, innovation communautaire, innovation pour entreprises sociales et PME et innovation pour multinationales. Plus la méthode d’innovation est appliquée à grande échelle, plus elle devient systématique et plus les processus et les mesures de succès sont clairement définis.

  • À l'échelle individuelle. Dans cette situation, l’innovateur est la personne aux prises avec le problème et doit le résoudre pour elle-même, par opposition à une grande entreprise dont l’innovation profitera in fine à un autre utilisateur final. Cela peut être aussi simple que d’utiliser un sac de plastique au-dessus de sa tête pour se protéger de la pluie lorsqu’on n’a pas son parapluie. En contexte professionnel, on pourrait parler d’utiliser le mécanisme d’un vélo pour aiguiser des couteaux, par exemple. Ce type d’innovation s’applique souvent à des situations urgentes, lorsqu’on doit trouver rapidement une solution à un problème pressant, par exemple utiliser la fonction « lampe » des téléphones cellulaires pour éclairer une clinique et pouvoir ainsi traiter les patients lors d’une panne d’électricité. Il peut aussi y avoir un côté artistique dans de telles situations : s’improviser artiste en peignant des bouteilles usagées pour en faire des objets d’art ou les réutiliser pour la confection de luminaires.

  • À l'échelle communautaire. Dans le cas de ce type d’innovation, il peut y avoir plus d’un innovateur pour concevoir une solution destinée à un public cible plus important, par exemple une communauté locale. Le modèle d’affaires et la propriété intellectuelle ne sont pas les préoccupations principales dans ce type d’innovation. Il pourrait s’agir d’utiliser des tracteurs agricoles pour le transport de véhicules sur une autoroute, une chaise pour l’ajout d’un siège sur une motocyclette ou des motocyclettes en guise de pompes pour l’irrigation sur des fermes. En situation d’urgence, durant les inondations de Chennai, en Inde du Sud, on a utilisé des pneus et des bâtons pour confectionner des radeaux afin d’acheminer de la nourriture et des médicaments.

  • Entreprises sociales et PME. L’innovation jugaad peut aussi être pratiquée à l’échelle des petites et moyennes entreprises. Il y a un modèle d’affaires clair dont l’objectif principal est en grande partie la durabilité et non pas la rentabilité. Par exemple, de petits restaurants indiens utilisent des machines à laver pour produire du lassi (une boisson traditionnelle indienne à base de lait fermenté). Des écoentrepreneurs de Bangkok, en Thaïlande, fabriquent des sacs et des boîtes avec du liège usagé. L’organisme non gouvernemental Sundara fabrique du savon pour les gens pauvres grâce au compactage de pains de savon, usagés ou non, provenant d’hôtels. La couveuse de marque Embrace est constituée de matériaux imitant la cire, qui permettent de garder les nourrissons au chaud sans avoir recours à des dispositifs électroniques complexes.

  • Multinationales et innovation frugale.Dans cette version de l’innovation jugaad, on parle également d’innovation « frugale ». Elle est pratiquée par les multinationales et par les nouvelles entreprises en démarrage. Jouissant du soutien de la haute direction, elle est mise en œuvre avec des processus de développement pointus et ses mesures de succès sont clairement définies. Des chefs de file mondiaux comme GE, Google, PepsiCo, Philips, Renault-Nissan, Siemens, Facebook, Suzlon, Tata Group et Yes Bank mettent en œuvre différents principes de l’innovation jugaad ou frugale et s’inspirent des innovateurs à petite échelle dans les pays émergents comme l’Inde. Ces principes ont également été adoptés par de nombreux organismes non gouvernementaux et par plusieurs gouvernements dans le monde entier.

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    La couveuse de marque Embrace, constituée de matériaux imitant la cire, permet de garder les nourissons au chaud en guise de substitut à des dispositifs électroniques complexes.

Les experts s’entendent toutefois pour dire que l’innovation jugaad ne devrait pas remplacer les pratiques d’innovation structurée existantes au sein des multinationales mais plutôt les compléter. Ces organisations doivent pouvoir passer d’un mode d’innovation à un autre plutôt que de naviguer en zone grise entre les deux. En l’occurrence, GE Healthcare a intégré Six Sigma grâce à l’innovation jugaad, avec ses électrocardiographes portatifs et abordables MAC et ses échographes portatifs Vscan.

Les consommateurs d’aujourd’hui attendent des entreprises qu’elles offrent de la qualité et de la valeur et qu’elles adoptent une philosophie et une mission sociales. Comme l’affirme le PDG d’Unilever, Paul Polman, les entreprises doivent donc faire mieux avec moins plutôt que de faire plus avec moins. La combinaison de l’expertise mondiale en RD et de l’ingéniosité frugale dans les économies émergentes peut certainement devenir une formule gagnante.

Les six principes de l’innovation frugale

1 - Mettre en œuvre et itérer

Les modèles antérieurs de RD descendants sont chronophages, rigides, complexes et coûteux. Ils peuvent éloigner les clients et produire un excès de déchets environnementaux. Même si 90 % des dépenses pour la RD en entreprise sont effectuées en Occident et au Japon, on estime que 80 % des nouveaux produits échouent au lancement. Une meilleure solution serait un modèle de RD agile basé sur le marché, en commençant par des solutions satisfaisantes de mobilisation active et immersive du client. Le prototypage itératif et l’innovation haute vitesse exigent aussi que de nouveaux titres de fonction soient créés et que des mesures incitatives soient mises en œuvre.

Quelques exemples L’utilisation du site d’externalisation ouverte SoapBox de Cisco et de GSK Canada ; les outils d’Affinova pour la rétroaction des clients et la validation des produits ; les équipes interfonctionnelles chez Lego.

2 - Adapter les actifs

De nouveaux matériaux et outils de fabrication ainsi que de nouvelles techniques de chaîne d’approvisionnement peuvent réduire l’écart entre l’offre et la demande et améliorer la distribution et l’approvisionnement. Il peut s’agir de fibres de carbone et d’imprimantes 3D ainsi que de micro-manufactures et de procédés analytiques de chaînes d’approvisionnement.

Quelques exemples : Des usines Volkswagen plus petites mais plus ingénieuses et rapprochées de la clientèle locale ; les outils d’imprimerie 3D d’Autodesk ; le projet Shakti d’Unilever d’équipes de vente en porte-à-porte dans les régions rurales.

3 - Créer des solutions durables

La durabilité de l’environnement n’est pas une option quant à la responsabilité sociale de l’entreprise mais plutôt une stratégie essentielle pour assurer sa pérennité. Les consommateurs et les organismes de réglementation demandent plus de fiabilité et d’écologie de la part des entreprises. C’est la raison pour laquelle ont émergé les solutions du type cradle-to-cradle, qu’on pourrait traduire par « économie circulaire à effet positif ». Ces solutions vont beaucoup plus loin que la simple économie circulaire ou « en spirale » dans ses principes de recyclage et, surtout, de suprarecyclage. C’est sans compter la nouvelle tendance de l’économie de partage. En fait, la durabilité devrait être intégrée directement dans la phase de RD et être promue comme une aspiration ou un objectif stimulant.

Quelques exemples : Les conduits d’eau fermés dans les usines de tapis de Tarkettet le programme qui permet aux clients de rapporter leur tapis pour le recycler ; l’autopartage de BlaBlaCar et d’EasyCar et le partage d’espaces de stationnement de ParkAtMyHouse.

4 - Façonner le comportement des clients

En plus de changer leurs objectifs et leurs structures, les entreprises peuvent aussi s’engager activement pour promouvoir auprès de leur clientèle un mode de vie durable. Les outils de visualisation, l’autosurveillance, la ludification, la comparaison sociale et la mise en récit sont des techniques utiles pour motiver, encourager, inspirer et valoriser les clients.

Quelques exemples : Les rapports mensuels d’utilisation énergétique de Nest et ses applications de contrôle d’appareils ; l’application HubCab, qui permet de visualiser le partage de taxis ; l’utilisation de la télématique par Progressive pour évaluer et récompenser les bons conducteurs.



5 - Cocréer de la valeur avec les « prosommateurs »

Les consommateurs d’aujourd’hui sont transformés en « prosommateurs », c’est-à-dire en consommateurs « proactifs », qui veulent des discussions sérieuses sur leurs marques et des solutions personnalisées. L’émergence de l’« économie horizontale » englobe le mouvement des créateurs, c’est-à-dire les « bricoleurs » (tinkerers en anglais), les sites d’achats collectifs ainsi que les plateformes de partage poste-à-poste et de financement collectif. Les entreprises devraient recourir à une stratégie orientée sur la codécouverte, le codéveloppement, le comarketing, la cocréation de marque et le comarketing avec les prosommateurs. On peut classer ces prosommateurs en sept types distincts : les rêveurs, les « valideurs », les concepteurs, les fabricants, les évangélistes, les agents de ventes et les réparateurs.

Quelques exemples : La prise en compte des idées des clients par le détaillant Auchan et le leader du yogourt Danone pour l’élaboration d’un produit ; les articles d’artisanat en vente en ligne sur le site Etsy ; l’émergence d’ateliers de fabrication numérique (Fab Lab) ou physique (TechShop) ; les plateformes de financement collectif KickStarter et Indiegogo.

6 - Nouer des relations avec des innovateurs

Le besoin d’hypercollaboration d’aujourd’hui exige que les grandes entreprises acquièrent plus de compétences pour favoriser les partenariats avec les fournisseurs, la concurrence, le gouvernement, les bidouilleurs, les bricoleurs et les entreprises en démarrage. Les entreprises ont besoin de courtiers en innovation qui comprennent la culture de leur organisation, leurs clients et leurs partenaires créatifs. Elles doivent devenir de plus en plus dynamiques et ne doivent pas seulement déposer leurs brevets mais les monétiser.

Quelques exemples : La création du fonds GE Ventures pour les entreprises en démarrage de la Silicon Valley ; l’apprentissage par Renault des techniques frugales à son usine de Chennai pour créer des voitures de marque Dacia abordables pour le marché européen ; la stratégie d’externalisation ouverte de Google avec Android.

Les limites du jugaad

Même si d’aucuns en Inde croient que l’innovation jugaad n’est qu’une solution de substitution et non une innovation évolutive véritable, il semble que le terme ait pris sa place de manière définitive, notamment dans le jargon d’affaires occidental. Il suscite néanmoins des réactions mitigées dans les pays comme l’Inde, où certains y voient une connotation positive, alors que d’autres croient qu’il s’agit de moyens bancals qui font mauvaise presse aux innovateurs indiens.

« L’innovation sera extrêmement importante pour l’Inde, non seulement pour la croissance et l’avantage concurrentiel mais aussi pour assurer la durabilité et l’aspect inclusif de notre développement futur », affirme Sam Pitroda, président de l’India’s National Innovation Council. Les innovations doivent se faire avec des ressources très limitées, être abordables et assurer la durabilité de l’environnement. Inversement, le professeur Anil Gupta, de l’Indian Institute of Management d’Ahmedabad, affirme que l’Inde est « condamnée » si elle mise trop sur l’innovation jugaad.

Entreprises en démarrage : du chemin à parcourir

Des tendances importantes dans le domaine de l’innovation jugaad et frugale se dessinent, notamment pour ce qui touche les perturbations provoquées par les entreprises en démarrage de logiciels et de services. « Les entrepreneurs de la Silicon Valley – et les entreprises en démarrage dans les centres de haute technologie comme Bangalore, Chennai et Pune – visent des segments marginaux qui ont été longtemps ignorés par les entreprises traditionnelles dans les secteurs capitalistes comme les soins de santé, les télécommunications, la finance, l’éducation et l’énergie1. »

L’émergence déstabilisante du mouvement mondial des entreprises en démarrage et le pouvoir des géants du numérique GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) amènent les leaders des industries traditionnelles à s’efforcer de trouver d’autres avenues pour innover. Les termes comme growth hacking, qu’on pourrait traduire par « bidouillage de la croissance », semblent comprendre plusieurs aspects de la pensée jugaad, créative et frugale. « En tant qu’entrepreneurs, nous avons des ressources limitées à notre portée et nous devons tout de même obtenir des résultats. Une bonne dose de jugaad va sans aucun doute nous aider », a affirmé le PDG d’Uber, Travis Kalanick, lors d’une récente visite en Inde.

À titre d’exemple, le site des fondateurs d’Airbnb, lesquels ne comptaient aucune expérience dans l’industrie de l’hôtellerie, occupe maintenant le cinquième rang mondial pour le taux d’occupation chambre-nuit, ce qui dépasse la chaîne hôtelière Hilton. Le site d’autopartage BlaBlaCar transporte plus de passagers par mois à travers l’Europe que le train EuroStar. Tant pour les petites que pour les grandes entreprises, les facteurs clés de succès sont l’efficacité, la rapidité et la dynamique de leur moteur d’innovation.

Cela dit, les facteurs de succès pour l’innovation frugale stratégique se résument à ce qui suit : leadership audacieux, objectifs inspirants, choix de cibles mesurables, réinvention des modèles d’affaires et gestion du changement de culture. Parmi les tendances plus importantes à observer figure l’économie de type FREE, feedback-rich energy economy, qui, selon la Fondation Ellen MacArthur, favorise la « restauration et la régénération plutôt que l’extraction ». Dans le nouvel ordre mondial mené par le consommateur, « vélocité, synergie, empathie et engagement » sont les règles, ajoute Kevin Roberts, PDG mondial de Saatchi & Saatchi.

En somme, on verra dans les années à venir un mélange d’innovations structurées et improvisées au sein des entreprises. Les principes de l’innovation frugale sont applicables tant dans les économies émergentes que dans les économies arrivées à maturité. Cela aura pour effet de créer des liens sans précédent entre les partenaires issus de différents écosystèmes. Les sociétés de capital risque comme Unitus et Acumen financent aussi des approches d’innovation au « bas de la pyramide », où encore plus d’expérimentation et de frugalité sont nécessaires. L’émergence des laboratoires ouverts, des foires d’innovation et des marathons de programmation continueront de propulser le mouvement jugaad, en combinaison avec des modèles plus systématiques.


Pour aller plus loin

  • Radjou, N., Prabhu, J., et Ahuja, S., Jugaad Innovation – A Frugal and Flexible Approach to Innovation for the 21st Century, Noida (Inde), Random House India, 2012, 317 p.
  • Radjou, N., et Prabhu, J., Frugal Innovation – How to do More with Less, Economist Books, Mumbai (Inde), 2015, 274 p.