Point de vue publié dans l'édition printemps 2017 de Gestion

En économie, il arrive fréquemment qu’on présente beaucoup de chiffres pour interpréter les tendances, mais derrière les données se cache parfois une autre histoire tout aussi pertinente.

Après avoir rendu publique une série de tableaux qui présentent des statistiques très encourageantes, les auteurs de l’étude de l’indice entrepreneurial 2016 du Réseau de la Fondation de l’entrepreneurship ont eu la brillante idée de publier des témoignages d’entrepreneurs. Un complément fort intéressant.


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Prendre des risques pendant toute sa vie

geraldine martin

Géraldine Martin est directrice de l'entrepreneuriat au Service du développement économique de la Ville de Montréal

Un de ces témoignages raconte une histoire à la fois touchante et percutante. C’est celle d’un entrepreneur qui n’en est plus au stade du démarrage de son entreprise. Fragile au départ, celle-ci a atteint une certaine forme de stabilité. À cette étape-ci, l’entrepreneur est confronté à un dilemme : « Disons que tu as atteint trois millions de chiffre d’affaires avec quelque 100 000 $ de profit, une maison sans hypothèque, un chalet et de belles vacances avec ta famille. Pour passer de ce chiffre d’affaires-là à des ventes de 15 millions, il faudrait que tu réempruntes et que tu recommences. Eh bien, ça prend une race de monde un peu spéciale pour cette étape-là ! C’est un combat entre le confort et l’ambition », résume cet entrepreneur anonyme en précisant qu’il a choisi la seconde option.

Cet entrepreneur met le doigt sur une caractéristique importante de l’écosystème entrepreneurial. D’un côté, il y a ceux qui souhaitent ralentir après s’être donnés corps et âme au départ. De l’autre côté, on trouve des entrepreneurs qui sont prêts à tout pour hisser leur entreprise à un autre niveau.

Ceux-là ne se contenteront jamais d’un certain confort. Ils prendront des risques toute leur vie durant. Et ils remettront systématiquement en jeu leur stabilité professionnelle et personnelle. Un exercice difficile.

« Je ne crois pas à l’équilibre travail-famille : il y a seulement des choix à faire, et ces choix déterminent ton succès sur les deux plans [travail et famille] », m’a raconté un autre entrepreneur à la tête d’une PME montréalaise de 90 employés dont 80 % des revenus proviennent des États-Unis. « Cela veut dire que tu manques le moment où ton fils nage sans flotteurs pour la première fois et que tu perds un contrat parce que tu as passé la semaine à Montréal au lieu de participer à une présentation de vente chez un client en Californie. Les deux sont imprévisibles. L’enjeu consiste à garder une bonne moyenne au bâton sur les deux plans. »

Ces entrepreneurs sont des guerriers. Ils ne s’arrêtent jamais. Perpétuellement insatisfaits, ils poussent leurs équipes toujours plus loin. La fameuse étape de la « gestion de la croissance », ils la vivent à longueur d’année, avides de nouvelles conquêtes. Leur attitude les fait même paraître un peu étranges aux yeux de certains.

« Je me lève le matin et j’ai hâte d’aller travailler. “Bizarre” est le terme utilisé par les amis et la famille pour caractériser cet amour du travail. Le soir, le week-end, je pense au travail. Je pense à ce que je vais faire l’an prochain, dans cinq ans, où je veux amener l’entreprise, comment je vais repousser les limites. Je vis dans le futur », raconte un autre entrepreneur.

Des entrepreneurs « guerriers »

L’enjeu, c’est qu’il n’y a pas assez de ces entrepreneurs « bizarres » et « guerriers ». En 2016, il y avait 255 989 entreprises au Québec, selon Statistique Canada ; 98,1 % d’entre elles, soit 251 080, comptent moins de 100 employés. À l’autre bout du spectre, il y a 581 entreprises de 500 employés et plus. C’est 0,2 % des entreprises. Faites le calcul : combien y a-t-il d’entreprises qui emploient entre 100 et 499 employés ? Il y en a 4 328, ce qui représente à peine 1,7 % du total. C’est trop peu pour créer nos entreprises géantes de demain.

Alors, que faut-il faire pour encourager les entrepreneurs à choisir l’ambition plutôt que le confort, à briser ce « plafond de verre » qui limite la croissance de leur entreprise ? Il faut tout d’abord soutenir et encourager ceux qui foncent et présenter les champions comme des modèles pour qu’ils tirent vers le haut ceux qui hésitent. Il existe plusieurs programmes pour soutenir l’éclosion de champions : la stratégie PerforME du gouvernement du Québec, le programme du regroupement privé Adrenalys ou encore le Parcours innovation PME de la Ville de Montréal.

Il faut aussi prévenir ceux qui débutent : oui, l’entrepreneuriat, c’est formidable, car tu es ton propre patron, tu es autonome, tu as un effet direct sur la société… Mais si tu veux vraiment devenir un champion, accroche-toi, car des échecs, il y en aura, et du repos, il n’y en aura pas vraiment. L’objectif ne consiste pas à décourager ces entrepreneurs mais à les préparer psychologiquement.

Un des entrepreneurs interrogés souligne également l’importance de bien s’entourer pour que d’autres « guerriers » soient prêts à prendre le relais.

« Si tu ne peux pas partir une semaine ou deux, tu ne pourras pas faire grandir ton entreprise. Tu as un problème de croissance, un maillon faible : toi », dit-il.


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L’ambition : encore mal vue au Québec ?

Enfin, c’est aussi une question de culture. Pendant longtemps, avoir de l’ambition et gagner de l’argent ont été mal vus au Québec. Heureusement, ça change, comme les auteurs Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel l’ont récemment souligné dans leur livre intitulé Le Code Québec. Le problème, c’est que nous sommes en retard : « Plusieurs entrepreneurs en sont à la quatrième, la cinquième et même la sixième génération d’affaires aux États-Unis », expliquent-ils. Au Québec, nous en sommes en général à la première génération…

Bref, il y a encore du rattrapage à faire et donc des risques à prendre. Entrepreneurs « guerriers », vous avez déjà mené toute une bataille en lançant votre entreprise. S’il vous plaît, repartez au combat, seuls ou en formation. Brisez ce plafond de verre, car il y a urgence.