Article publié dans l'édition printemps 2017 de Gestion

L’analyse des mégadonnées est partout. En matière de capital humain, elle constitue un précieux outil qu’on peut utiliser à toutes les étapes du cycle de gestion des talents. Les entreprises, et plus particulièrement les gestionnaires des ressources humaines, peuvent assurément en tirer parti. Voici comment.

Oui, il est bel et bien révolu, le temps où, pour trouver un emploi, on allait frapper aux portes avec son curriculum vitæ imprimé à la main. Avec l’avènement d’Internet, des téléphones intelligents, des médias sociaux, des applications mobiles, de l’infonuagique (cloud) et des autres outils numériques, les mégadonnées interviennent plus que jamais dans le processus de recrutement, de développement et de rétention des talents. Et même si le flair et l’intuition guident encore les décisions d’embauche des gestionnaires, ceux-ci peuvent désormais s’appuyer sur des algorithmes d’analyse prédictive de données. Très bientôt, la gestion des ressources humaines ne pourra plus se passer de l’analyse des mégadonnées, qui pourrait même révolutionner cette pratique, de la même façon qu’elle a changé la donne en marketing dans les années 1990 avec l’apparition d’Internet.


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Les défis et les enjeux

Mais la partie est loin d’être gagnée, car malgré les avancées, il y a encore bien des défis à relever. Au cours de leur recherche effectuée auprès de 340 organisations pour l’ouvrage People Analytics in the Era of Big Data, les directeurs des ressources humaines que j’ai rencontrés ont d’ailleurs fait état de quatre grands enjeux.

Le premier défi concerne la disparité des données, des outils et des systèmes de gestion des ressources humaines (RH), qui souffrent d’un manque d’intégration et qui fonctionnent en silo, rendant l’analyse difficile, voire impossible. Le deuxième défi porte sur le manque d’optimisation, malgré le besoin pressant des organisations d’obtenir toutes les informations nécessaires pour optimiser la gestion du cycle des talents. Le troisième enjeu relève de l’absence d’expertise et de personnes qualifiées afin d’extraire, à partir des données disponibles, la valeur critique pour l’entreprise. Enfin, le quatrième défi touche le manque d’expertise en modélisation prédictive : malgré le déluge d’informations, les entreprises semblent encore incapables d’anticiper les besoins organisationnels, les grandes tendances et l’avenir prévisible de leur capital humain.

Quand on sait que les ressources humaines représentent de 60 à 70 % des dépenses d’une organisation, pourquoi ne pas s’adjoindre le puissant outil que constituent les statistiques sur les personnes (people analytics), qui permettent de regrouper toutes les analyses prédictives afin de comprendre et d’anticiper le comportement du personnel et du marché de l’emploi ?

Les sept piliers du succès

Il est possible d’intégrer l’analyse des mégadonnées à toutes les étapes du cycle de gestion des talents, étapes qu’on peut regrouper sous l’expression « les septpiliers du succès de l’analyse des statistiques sur les personnes ». Notons bien que l’ordre d’approche de ces sept piliers dépend uniquement des priorités de l’entreprise et de son degré de maturité dans le domaine de l’analytique.

1 - La planification des ressources humaines

Les mégadonnées peuvent faciliter l’évaluation des besoins d’une entreprise en RH, et ce, sur plusieurs années, notamment en permettant de déterminer les profils des postes plus difficiles à pourvoir. Elles permettent aussi d’optimiser l’équation de l’offre et de la demande. Cette méthode a été utilisée avec succès chez Dow Chemical, chez Black Hills Corporation et à la Société de transport de Montréal.

2 - La recherche de talents

L’analyse des mégadonnées aide à déterminer les outils nécessaires pour dénicher les ressources humaines dont une entreprise a besoin. Par exemple, est-il préférable d’avoir recours aux sites de recherche d’emploi, aux médias sociaux, aux anciens diplômés ? Faudrait-il plutôt utiliser des sites de niche, par exemple Stack Overflow ou GitHub ? Par ailleurs, sachant qu’un gestionnaire consacre environ 90 secondes à la lecture d’un curriculum vitæ, il est clair qu’il ne pourra prendre connaissance que de quelques dizaines d’entre eux et devra en éliminer des centaines. Or, l’utilisation d’algorithmes permet de passer au crible des milliers de CV en quelques secondes à partir de critères prédéfinis. Par exemple, le site d’emploi en ligne Monster Worldwide a élaboré des outils comme SeeMore, qui effectue de la recherche sémantique de CV à une vitesse stupéfiante. TalentBin sillonne le Web et recueille les traces numériques laissées par les internautes afin de trouver des profils rares, ceux-ci étant très recherchés et donc souvent déjà employés. Bloomberg utilise des algorithmes d’analyse des mégadonnées avec des modèles d’attribution de sources des embauches pour la recherche de talents.

3 - L’acquisition de talents

Voici la décision la plus importante que le gestionnaire en ressources humaines ait à prendre. Il doit en effet s’assurer d’embaucher des employés qui seront à la fois loyaux et productifs. Là encore, l’analyse des mégadonnées est d’un grand secours, car elle permet de créer des listes des meilleurs candidats potentiels grâce à un modèle prédictif. Google, Cisco et Microsoft l’ont bien compris et utilisent cette approche en matière d’acquisition de talents.

4 - L’intégration des talents et l’engagement dans la culture d’entreprise

L’analyse des données joue un rôle majeur en permettant de déterminer les meilleurs programmes d’intégration en fonction du profil des personnes recrutées et des postes qu’elles occuperont. Johnson & Johnson et Best Buy ont déjà recours à cette stratégie : elles misent en effet sur l’équation selon laquelle un employé récemment engagé est plus productif. Quant à l’adéquation entre la culture d’une entreprise et celle de ses travailleurs, cet enjeu est plus crucial que jamais : d’ici 2020, la génération des « milléniaux » représentera la plus grande proportion de main-d’œuvre sur le marché du travail. Les employeurs devront prendre en compte leurs caractéristiques et leurs attentes s’ils veulent les attirer et les retenir. Déterminer quels sont les facteurs d’intégration les plus appropriés en fonction du profil de l’individu constitue donc un atout gagnant.


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5 - La performance et la valeur des talents

L’analyse des mégadonnées remet totalement en question le principe de l’évaluation annuelle. Plusieurs entreprises ont effectué un virage en ce sens, par exemple General Electric, qui propose un système d’évaluation avec retour sur la performance grâce à son application mobile PD@GE (Performance Development at GE). Ainsi, dans le cadre du projet Oxygène chez Google, ce sont plutôt les employés qui évaluent leurs gestionnaires deux fois par année ! L’analyse des données permet aussi d’évaluer la valeur actuelle et future de chaque employé et d’identifier ceux que l’organisation n’a pas les moyens de perdre.

6 - La rétention des talents

On peut mettre à profit la richesse des mégadonnées en utilisant toutes les données internes des RH et, surtout, les informations publiques des médias sociaux et des sites de niche. Les organisations avant-gardistes ont désormais recours à des modèles prédictifs de rétention pour anticiper quels seront les talents susceptibles de quitter l’entreprise, quand ils le feront et pourquoi ils prendront cette décision. Deloitte, Pfizer, Hewlett-Packard et Google utilisent déjà ces données pour gérer leurs ressources humaines.

7 - Le bien-être et la sécurité des employés

Les salles de massage, de jeux et de relaxation chez Google et Facebook ou encore les garderies et les salles de sport du SAS Institute à Raleigh, en Caroline du Nord, sont des exemples probants de mesures adoptées par certaines organisations pour favoriser et accroître le bien-être de leur personnel. Ce pilier influe directement sur la productivité et l’engagement des employés. En calculant l’effet réel des mesures d’amélioration du bien-être des travailleurs, l’analyse des mégadonnées contribue à bonifier et à cibler les actions les plus efficaces. Depuis qu’il a recours à cette approche, le SAS Institute affiche un taux de roulement du personnel de 4 %, alors que celui-ci s’élève à 16 % dans des entreprises similaires !

Les gestionnaires des ressources humaines devraient-ils avoir peur des mégadonnées ? Celles-ci mettent-elles leurs emplois en péril ? Au contraire : en constituant un soutien à leur flair et à leur expérience, elles les aident à prendre de meilleures décisions. Ce faisant, on optimise la gestion des talents en combinant à la fois l’art et la science !

Source : Isson, J.-P., et Harriott, J., People Analytics in the Era of Big Data – Changing the Way You Attract, Acquire, Develop, and Retain Talent, New York, John Wiley & Sons, avril 2016, 416 pages. Illustration utilisée et traduite avec l’autorisation de l’éditeur.

*Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste