Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Selon les prévisions de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), la planète devrait compter quelque 770 millions de francophones d’ici 2050, alors qu’elle n’en dénombre aujourd’hui que 200 millions. Fait encore plus étonnant : neuf locuteurs français sur dix habiteraient alors l’Afrique. À ce compte, pas surprenant que les plus grandes puissances du monde multiplient actuellement les actions pour explorer, voire exploiter, tout le potentiel économique de ce nouvel Eldorado. À l’heure où l’industrie des médias est en pleine redéfinition, n’est-ce pas l’occasion d’amorcer une réflexion majeure sur ces futurs marchés ?

Bien que plusieurs acteurs économiques se penchent depuis un moment sur ces questions et que certains positionnent même actuellement leurs pions, le Québec ne semble toutefois pas encore conscient du potentiel que représente le continent africain. Et pourtant, avec l’avènement des nouvelles technologies, rarement jusqu’à maintenant l’occasion aura été aussi belle pour les créateurs et les entrepreneurs québécois de mieux « réseauter » avec la francophonie. Voilà pourquoi il nous apparaît impératif de repenser dès maintenant nos stratégies, d’inventer l’avenir plutôt que de laisser les nouveaux outils technologiques faire leur chemin. Car ces outils, laissés aux simples lois du marché, risquent fort de conduire à des résultats plutôt décevants pour l’avenir de la francophonie comme « communauté ».


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Des prévisions qui font rêver

Convaincu que l’Afrique recèle un potentiel économique majeur pour les francophones, l’économiste français Jacques Attali a été l’un des premiers à sonner l’alarme. « Le 21e siècle ne sera pas celui de l’Asie, comme tout le monde dit, mais celui de l’Afrique », a-t-il déclaré lors d’une conférence prononcée à Montréal en 2012. Depuis, cet ex-conseiller du président français François Mitterrand multiplie les études sur la question et affine sa réflexion.

À la recherche de nouvelles occasions pour relancer son économie, la France semble d’ailleurs bien déterminée à prendre sa part du gâteau. En mars 2014, Pierre Moscovici, le ministre français de l’Économie, des Finances et du Commerce extérieur confiait à Jacques Attali le mandat d’élaborer une stratégie concrète visant à renforcer la francophonie. « La dimension économique de la francophonie est encore trop mal mesurée et son potentiel d’échange, de croissance et d’emploi mérite une action résolue. Le français est la quatrième langue la plus parlée au monde et constitue une opportunité majeure pour l’économie française et ses entreprises », pouvait-on lire dans le communiqué1 émis par Bercy.

Jacques Attali devait alors formuler des recommandations pour « mieux mesurer le poids de la francophonie dans l’économie mondiale, identifier les secteurs porteurs où la francophonie est créatrice de valeur et déterminer les actions à mettre en œuvre ». Présentées dans un rapport intitulé La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable les 53 propositions amenées par Jacques Attali ont notamment servi à alimenter les travaux préparatoires au XVesommet de la Francophonie qui s’est tenu à Dakar en novembre 2014.

Adressé directement au président français François Hollande, non seulement ce rapport fournit des munitions de taille pour inciter la France à investir rapidement sur le territoire africain, mais il la met également en garde des dangers de retarder l’offensive. Bien que ces recommandations aient été spécifiquement formulées pour l’Hexagone, le Québec aurait évidemment tout avantage à s’en inspirer.

Ce rapport nous apprend notamment que :

  • Au total, l’ensemble des pays francophones et francophiles représente 16 % du PIB mondial, avec un taux de croissance moyen de 7 %, et près de 14 % des réserves mondiales de ressources minières et énergétiques, alors que les francophones ne représentent encore que 4 % de la population mondiale.

  • Deux pays partageant des liens linguistiques tendent à échanger environ 65 % plus que s’ils n’en partagent pas. Les échanges commerciaux induits par le partage du français entre une trentaine de pays francophones sont à l’origine de 6 % de la richesse par habitant en moyenne pour ces pays et de 0,2 point de taux d’emploi.

  • Trois évolutions pourraient accélérer la croissance économique des pays francophones d’ici 2050 : le nombre de francophones pourrait atteindre 770 millions, le besoin en infrastructures pourrait accentuer la croissance des pays francophilophones3 et le développement des nouvelles technologies pourrait accélérer leur développement (paiement mobile, télésanté, mégadonnées ou big data, etc.).

  • Une mise en garde s’impose toutefois : faute d’effort majeur, le nombre de francophones risque de décroître. Ce déclin de la francophilophonie entraînerait une perte de parts de marché pour les entreprises françaises, un effondrement du droit continental au profit du droit anglo-saxon des affaires, ainsi qu’une perte d’attractivité pour les universités, la culture et les produits français et en français.

  • Pour favoriser le développement d’une francophonie économique, Attali suggère donc d’augmenter l’offre d’enseignement du français et en français, de renforcer et étendre l’aire culturelle francophone et de jouer sur la capacité d’attraction de l’identité française pour mieux exporter les produits français et conquérir de nouveaux francophiles.

Au-delà de la misère : un continent en émergence

Malheureusement, l’Afrique souffre d’un sérieux problème d’image. Les acteurs économiques perçoivent toujours ce continent comme celui des laissés-pour-compte, de la misère et de la pauvreté. « Le continent que des jeunes désespérés fuient en masse au péril de leur vie, le continent nouveau foyer du terrorisme, le continent frappé de catastrophes et de guerres, le continent de l’assistance internationale et de l’aide humanitaire », comme le décrie un autre rapport4 adressé au ministre français de l’Économie et des Finances en décembre 2013 et réalisé pour inviter la France à prendre la mesure de l’émergence économique et sociale de l’Afrique.

Télévision en Afrique

« En parallèle, il y a aussi une autre Afrique, plus nombreuse, plus puissante, l’Afrique qui construit l’avenir et qui est déjà une réalité pour des centaines de millions d’Africains et de Français qui y vivent et y travaillent », font valoir les auteurs. « Depuis plus de dix ans, cette Afrique enregistre une croissance économique d’environ 5 % par année, juste derrière l’Asie et loin devant l’Europe. » Si bien que selon les projections de la Banque mondiale, le PIB de l’Afrique se multiplierait par 15 d’ici 2050. Cet important rattrapage économique serait marqué par une croissance très forte entre 2020 et 2040.

Ce rapport nous apprend également que les dépenses des ménages africains devraient passer de 840 milliards de dollars US en 2008 à 1400 milliards de dollars US en 2020 et que les classes moyennes africaines représentent entre 300 et 500 millions d’individus. Enfin, plus de 10 millions de foyers africains reçoivent actuellement TV5 Monde dans 48 pays. Des données non négligeables pour l’industrie des médias qui subit des bouleversements sans précédent depuis la fin du 20e siècle.

Triple révolution dans le secteur des médias

En effet, dire que l’univers des médias traverse une période trouble relève plutôt de l’euphémisme. Dans les faits, cette industrie fait actuellement face à une triple révolution. D’abord technologique, avec l’apparition de nouveaux outils, de la mobilité et de la dématérialisation des supports. Puis, découlant de ces nouveaux outils, une révolution des usages. Ainsi, le citoyen usager ne veut plus recevoir passivement les différents contenus médiatiques. Il veut désormais en choisir le moment, le lieu, la forme. Il veut aussi agir et participer à ces nouvelles conversations. De là, la troisième révolution : celle des modèles d’affaires. Entre gratuité, élimination des frontières géographiques, microfacturation et abonnement en vrac, les médias doivent aujourd’hui tout réinventer.

Cette véritable métamorphose s’effectue à la vitesse grand V, dictée par l’adoption et l’évolution rapide et incontournable des nouvelles technologies. Une accélération que même les prévisionnistes n’ont pu anticiper. La rapidité avec laquelle la technologie s’impose n’a d’égal que la soif de profits des géants de l’industrie créant de nouveaux appareils portables, et la capacité inouïe des marchés à s’adapter et même à en réclamer davantage.

Pris de cours, les médias traditionnels se sont transformés progressivement au cours des dix dernières années. Ils ont adapté leur force de production et de diffusion à ces nouvelles plateformes qui ont chacune leurs exigences propres. Toutefois, le véritable enjeu ne consiste plus à retransmettre le même contenu sur toutes leurs chaînes, sites internet et services numériques, mais de penser et de concevoir autrement l’offre selon les types d’usagers ciblés. C’est d’ailleurs à peu près là où tous les acteurs de cette industrie en sont rendus.


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Des concurrents venus d’ailleurs

Et ce qui est encore plus déstabilisant pour les dirigeants des médias, c’est l’apparition de concurrents méconnus – et insoupçonnés – qui tentent de trouver leur créneau pour ensuite venir leur rafler une part du marché grâce à un attrayant ciblage pour les annonceurs. Bien que ce phénomène soit encore marginal, tout porte à croire que les fournisseurs d’idées et de contenus s’éloigneront de plus en plus du giron des médias, tels qu’on les conçoit actuellement.

Pour l’heure, ces nouvelles offres que permet Internet sont actuellement sous la loupe des régulateurs qui agiront bientôt pour fixer des limites socialement acceptables à cette myriade de nouveaux producteurs diffuseurs. À travers cette avalanche se profilent des acteurs sérieux dont la qualité du contenu et de la forme rivalisent déjà très bien avec les productions des grands médias. Sur le plan économique, rien n’est encore certain pour personne, si ce n’est que le point de non-retour semble en voie d’être franchi pour la publicité, dont le transfert du traditionnel au numérique est exponentiel sur certains continents.

Cette conversation numérique est en voie de réseauter tous les citoyens de la planète, et le continent africain ne restera pas en marge cette fois, comme ce fut le cas historiquement sous le poids des censures et des contraintes économiques. La fermeture des frontières étant devenue quasi impossible sur la planète numérique, ce sont des alliances stratégiques qui s’installent. Cette nouvelle réalité fait parfois craindre le pire pour l’avenir des médias, principalement des médias dits traditionnels, mais elle crée surtout d’immenses opportunités d’affaires et de communications.

À ce chapitre, Attali est d’ailleurs formel : « le développement accéléré des nouvelles technologies ouvre de nouveaux espaces de croissance à la francophonie en matière de santé, d’éducation, de culture et de services ». Des univers dans lesquels l’industrie des médias pourrait faire valoir son expertise.

Pendant ce temps, au Québec

Sur le plan audio-vidéo, le Québec jouit d’une situation privilégiée. Dans les dernières décennies, la créativité de ses artisans, des différents acteurs privés et publics du monde des médias et la clairvoyance de ses institutions réglementaires ont permis l’émergence d’une industrie des médias et du divertissement qui réussit avec brio à rejoindre ses auditoires « domestiques ». Notre radio et notre télévision ont été des acteurs majeurs dans la construction de notre identité, soutenus par des mesures de protection efficaces face à l’Amérique anglophone. L’exemple original du Québec est connu et respecté, ses diffuseurs et producteurs ont de plus innové dans les façons de faire et ont appris à faire des miracles à des coûts très concurrentiels.

Toutefois, bien que l’industrie traditionnelle réussisse à tirer son épingle du jeu sur la scène locale et que celle des nouveaux médias (séries web, jeux en ligne, etc.) se développe bien, un constat des plus préoccupants s’impose : nous avons atteint une saturation sur le plan de notre expansion. La croissance, voire le maintien de notre industrie passe donc inévitablement par l’international. Pour l’heure, tous les producteurs de l’industrie sont conscients de cette réalité. Ils ne semblent toutefois pas avoir encore réalisé que 90 % des francophones habiteront en Afrique d’ici 25 ans. Autrement dit, la France, la Belgique et la Suisse – les marchés francophones sur lesquels ils concentrent leurs efforts actuellement – ne représenteront bientôt plus qu’une infime partie de la francophonie économique. Face à cette nouvelle donne, l’industrie québécoise des médias a donc de sérieuses questions à se poser. Car si l’Afrique ne fait pas partie de sa planification stratégique, il y a de fortes chances qu’elle doive produire en anglais pour assurer sa survie.

Pendant ce temps, en Afrique

L’Afrique francophone connaît actuellement non seulement un important boom démographique, mais aussi une croissance économique soutenue. À cela s’ajoute une adoption rapide du numérique et des nouvelles technologies. Cette conjoncture suscite des questionnements majeurs tant sur le plan des modèles d’affaires que de la valorisation de la francophonie. Ainsi, que l’on soit gestionnaire dans l’univers des médias ou encore responsable de la promotion de l’industrie culturelle au gouvernement du Québec, tous les acteurs ont, au minimum, l’obligation de réfléchir aux enjeux que cette nouvelle donne soulève. Toutes les entreprises dont les activités ont un lien avec la langue française ont intérêt à suivre ce dossier de près et à s’interroger sur leur possible apport.

Ils doivent répondre à des questions telles que : si l’Afrique devient la métropole de la francophonie d’ici 2050, qu’est-ce que cela signifie concrètement pour l’industrie québécoise des médias ? Devrons-nous adapter nos contenus, créer des partenariats, investir en Afrique, favoriser la formation afin de développer l’expertise, développer des collaborations entre les universités et les chercheurs ? Quels sont les futurs enjeux de l’audiovisuel au Québec ?

Il est vrai que notre télévision connaît un énorme succès. Succès de production, d’écoute et de rétention de son auditoire. Certaines réalisations québécoises se vendent même très bien à l’étranger. Mais comment ferons-nous pour assurer la viabilité de notre industrie dans les années à venir ? L’enjeu consiste maintenant, plus que jamais, à décupler nos ambitions et à mondialiser nos succès. La croissance des locuteurs francophones et la nouvelle réalité géopolitique nous en offrent peut-être aujourd’hui une occasion unique.

Médias sociaux et multiplateformes

D’autant plus qu’en parallèle, de nouvelles formes de communication émergent et trouvent leur créneau. Internet et les réseaux sociaux bouleversent l’ordre établi. L’univers de la télévision s’avère aujourd’hui un monde d’écrans divers, petits et grands. La mobilité bouleverse les formats et les usages. L’industrie du jeu devient un média et nous y occupons déjà une place enviable. La diffusion satellitaire crée de nouveaux espaces sur la scène internationale. Les visions prospectivistes d’hier deviennent soudain réalités et créent de nouvelles opportunités.

Le temps est désormais venu, pour l’industrie québécoise des médias, de se doter d’une stratégie numérique qui tienne compte de ces nouvelles réalités. Montréal et le Québec y ont une place à prendre. Et cette fois, cette ambition pourrait bien se doubler d’intérêts économiques réels.

Un rendez-vous obligé

Voici une occasion unique de faire rayonner la culture et le savoir-faire québécois, de favoriser le maillage avec les autres cultures francophones et de contribuer ainsi à consolider la place du Québec comme pilier d’une francophonie ouverte sur le monde. Ajoutons simplement et au minimum qu’il s’agit d’une occasion d’affaires qui mérite qu’on s’y arrête. En fait, nous sommes conviés à agir dans un court laps de temps si nous voulons demeurer dans le peloton de tête des cultures qui traversent le temps. La première étape, c’est de se doter d’outils pour comprendre ces nouvelles réalités. Évidemment, l’Afrique ne représente pas la seule planche de salut de notre industrie télévisuelle et médiatique. Mais devant les mutations technologiques et démographiques qui se préparent, nous sommes face à de nouvelles opportunités, sur des marchés où nous avons clairement un ou des avantages concurrentiels importants. Ce serait donc dommage de rater ce rendez-vous.

Ainsi, sans représenter LA solution pour sauver l’industrie des médias au Québec, explorer le potentiel du marché africain représente un enjeu incontournable.

Article écrit en collaboration avec Liette D'Amours, rédactrice/journaliste


Notes

3. Selon le rapport Attali, la francophilophonie regroupe les pays francophones, les pays francophiles et les francophones et francophiles du reste du monde
4. Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France – www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapportspublics/134000824/0000.pdf