Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

Quelques cas d’entreprises ayant complètement repensé, voire aboli leurs évaluations annuelles de performance des employés ont fait la manchette au cours des dernières années. Bien que cette avenue puisse avoir plusieurs effets positifs pour les employés et les entreprises qui l’adoptent, elle n’est pas nécessairement à privilégier dans toutes les organisations. L’abandon de l’évaluation annuelle de rendement peut se faire dans certains contextes particuliers mais requiert au préalable une réflexion minutieuse, sans quoi elle risque de causer bien des torts.

Qu’ont en commun Adobe, Cargill, Microsoft et Deloitte ? Ces entreprises ont toutes amorcé un virage récent pour transformer radicalement les traditionnelles évaluations de performance au travail de leurs employés, voire pour les abandonner carrément. L’évaluation de la performance constitue la dernière étape du cycle annuel de gestion de la performance au travail d’un employé pour la grande majorité des organisations. L’importance de cette activité est indéniable, car celle-ci est fréquemment liée à des décisions de rémunération variable, de développement ou encore de désignation de la relève. Toutefois, l’évaluation annuelle de la performance entraîne souvent certaines critiques de la part des employés et des gestionnaires. D’une part, bon nombre de rapports et d’études montrent que plusieurs évalués en ressortent insatisfaits, frustrés, voire démobilisés. De récentes recherches en neurosciences expliquent par ailleurs comment l’évaluation – et plus particulièrement la cote finale, transmise à l’employé – peut déclencher plusieurs mécanismes de défense qui nuisent à l’échange et freinent la volonté de s’améliorer. D’autre part, les évaluateurs se considèrent souvent comme étant insuffisamment outillés pour aborder la question des éléments à améliorer par les employés. Ils se sentent parfois impuissants lorsqu’il s’agit de gérer les cas de sous-performance et appréhendent des réactions émotives parfois fortes. Ainsi, il n’est pas étonnant que certains gestionnaires comparent la période des évaluations à la visite annuelle chez le dentiste… Pourtant, même si ce n’est pas très agréable, il faut y aller périodiquement !

Devant ce portrait de prime abord peu reluisant quant à l’évaluation de la performance, certaines organisations – par exemple Adobe il y a un peu plus de trois ans (voir encadré) – ont osé remettre en question les fondements mêmes de l’évaluation de la performance et sont arrivées à la conclusion qu’il valait peut-être mieux abandonner cette pratique. Abandonner, oui, mais pour faire quoi ? Dans la majorité des cas, il s’agit de diminuer l’importance, voire de remplacer l’activité ponctuelle d’évaluation par une série de rencontres informelles tout au long de l’année. Celles-ci visent essentiellement à construire une relation forte, à établir un climat de confiance et de soutien mutuel entre l’employé et son gestionnaire tout en délestant ce dernier du rôle de juge afin de concentrer les efforts sur la fonction de coach.

Pourquoi abandonner l’évaluation ?

Cette idée, bien que fort intéressante, n’est en fait pas nouvelle. Dès les années 2000, certains auteurs se sont interrogés sur la valeur ajoutée de l’évaluation de performance, sur les façons d’en contrer les conséquences négatives et sur les solutions potentielles pour remplacer cette pratique. On peut ainsi avancer trois principaux avantages à cette approche. Premièrement, cette voie permet de se concentrer sur un des principaux objectifs d’un système de gestion de la performance : la motivation des employés et l’optimisation de leur performance. Cette vision peut paraître simpliste, mais les pratiques traditionnelles en matière de gestion de rendement passent parfois à côté de cet objectif puisqu’elles mettent souvent l’accent sur le volet opérationnel du processus (un exemple : les évaluations sont faites dans les délais requis, de façon précise et objective). À cet effet, les expériences récentes rapportées par les entreprises qui ont revu leurs pratiques d’évaluation montrent que les employés réagissent d’autant plus positivement à la rétroaction reçue que celle-ci a eu des effets positifs sur leur performance et qu’ils se sont davantage engagés envers leur gestionnaire et leur organisation. Deuxièmement, cette approche mise sur le développement des employés, un des facteurs cruciaux pour expliquer la performance des individus et leur désir de se dépasser. Des études récentes montrent d’ailleurs que ces éléments sont particulièrement importants pour les jeunes de la génération Y ou Z. Troisièmement, cela contribue à humaniser la relation entre le gestionnaire et l’employé. En augmentant ainsi la fréquence des échanges, on en vient à connaître davantage son employé, ses forces, ses faiblesses, ses aspirations et ses craintes. Il est ainsi plus facile pour le gestionnaire d’offrir un soutien dans le travail, de proposer des ajustements et de suggérer des pistes d’amélioration.

Abandonner l’évaluation : le cas Adobe

Dans la foulée d’un changement organisationnel majeur vers l’infonuagique, Adobe a récemment aboli ses évaluations annuelles de performance, source de stress et de démotivation pour les employés, dans le but de développer son approche check-in. Au rythme d’un peu plus d’une rencontre par mois, l’entreprise voulait instaurer des discussions informelles de performance entre ses gestionnaires et ses employés sur une base continue plutôt que des échanges en début, puis en fin de cycle. Un des objectifs de cette approche consistait à faire en sorte que les employés se préoccupent davantage des moyens à prendre pour s’améliorer et se développer tout et mettant de côté leur classement ou la cote de performance qu’ils obtiendraient à la fin de l’année. Dans le cas des gestionnaires, on cherchait à ce qu’ils se limitent davantage à un rôle d’accompagnateur en soutenant leurs employés, en discutant en temps réel des objectifs à atteindre à court terme et en abordant la question des barrières et des enjeux qui empêchent leurs troupes de performer.

Est-ce exportable ?

Comme pour toute « bonne pratique », ce n’est pas parce qu’on entend quelques histoires à succès que celles-ci sont nécessairement appropriées pour tous. L’implantation aveugle d’une telle pratique peut avoir des effets positifs notoires mais peut également mener à des échecs retentissants. Voici trois pistes de réflexion à considérer avant de songer à larguer l’évaluation de la performance.

L’entreprise entretient-elle une culture de méritocratie ? À quel point l’excellence et les accomplissements individuels sont-ils valorisés au sein de l’organisation ? Dans quelle mesure ces résultats sont-ils associés fortement à des primes et à des bonis individuels à la performance, à des décisions de promotion ? Dans un tel cas, l’absence d’évaluation annuelle ou de critères objectifs et précis sur lesquels faire reposer notre jugement peut poser de sérieux problèmes d’équité auprès des employés. En laissant ainsi la porte entrouverte à des jugements plus subjectifs quant à la performance des employés, de même qu’aux récompenses et avantages qui en découlent, on s’expose à des situations potentiellement explosives en matière de conflits, de démobilisation et même de roulement.

Une culture de rétroaction est-elle minimalement présente dans l’entreprise ? En d’autres termes, il faut s’interroger sur le degré d’échange et d’aisance entre les employés et leurs gestionnaires quant aux conversations ayant trait à la performance. Ces derniers sont-ils outillés pour transmettre de la reconnaissance ou pour aborder des éléments difficiles avec les employés ? Ceux-ci se tournent-ils naturellement vers leurs gestionnaires lorsqu’ils ont besoin de soutien ou d’information ? Si l’entreprise n’est pas mûre sur ce plan ou si la gestion de la performance ne vise pas cet objectif de rétroaction, il serait peut-être plus sage de commencer par des approches moins draconiennes que d’abandonner les évaluations. Dans le cas contraire, on risque de plonger les employés et les gestionnaires dans des situations très délicates où ils devront mobiliser des compétences relationnelles qu’ils ne maîtriseront pas nécessairement.

Enfin, l’entreprise est-elle prête à y consacrer les ressources nécessaires ? L’approche adoptée par Adobe est très exigeante pour les gestionnaires. Lorsque les ratios de supervision sont élevés dans une organisation et que les gestionnaires sont déjà débordés par leurs propres dossiers, ils n’ont alors que très peu de temps à accorder à leurs employés. Sans une réflexion poussée à ce niveau, une telle initiative est vouée à l’échec, car il ne s’agit pas de déléguer ici et là quelques tâches mais plutôt de repenser en profondeur l’organisation du travail, les rôles et les responsabilités des gestionnaires. En d’autres mots, il s’agit de s’interroger sur la valeur ajoutée des gestionnaires de l’entreprise, sur les éléments dans lesquels on désire qu’ils excellent. Ensuite, afin d’être conséquent, il importe de délester le plus possible le gestionnaire des tâches qui ne correspondent pas aux réponses à ces questions.