Alors qu’elle vivait au Japon, en 2014, la consultante américaine en leadership Katie Anderson a fait la rencontre d’un gestionnaire de Toyota, Isao Yoshino, qui a œuvré chez le géant automobile pendant plus de 40 ans et qui est aujourd’hui professeur associé à HEC Montréal. Dans son livre Apprendre à diriger, diriger pour apprendre1, elle fait le récit de leurs discussions sur la philosophie derrière l’approche Toyota.

On associe le système Toyota à la démarche Lean. Or, votre livre ne mentionne pas ce mot. Pourquoi?
La majorité de ma clientèle, qui compte aussi bien des hôpitaux que des PME, des grandes entreprises ou des ministères, souhaite s’initier à la gestion Lean. Mais ce concept est en réalité une simplification à l’occidentale du système Toyota. Pour tout dire, il n’y a même pas de traduction du mot anglais lean en japonais! J’ai donc voulu écrire un livre qui explique la philosophie qui sous-tend le système de gestion Toyota à travers mes conversations avec Isao Yoshino et les réflexions qu’elles m’ont inspirées.

Cet homme a passé sa vie à travailler, à comprendre et à mettre en pratique cette philosophie. Un jour, il m’a confié que la réussite du système de gestion de Toyota reposait essentiellement sur l’attitude en ce qui a trait à la notion d’apprentissage.

En japonais, on utilise le mot hansei pour parler de cette attitude. Quelle en est la signification précise?
Hansei évoque les verbes creuser et réapprendre ou, mieux encore, le verbe autoréfléchir, c’est-à-dire le fait de pratiquer l’autorélexion. Au Japon, il existe une pratique culturelle de la réflexion, qui est considérée comme le début de l’apprentissage et qui se prolonge dans l’autoréflexion. Comme Isao Yoshino a eu l’occasion de travailler comme gestionnaire aux États-Unis à plusieurs reprises, il a pu observer de réels écarts culturels sur cette question.

Les Occidentaux ont adopté une culture de l’action où la réflexion nous paraît improductive, voire une perte de temps. On valorise beaucoup l’exécution. Les Japonais, eux, sont formés pour avoir la patience de réfléchir, d’apprendre en s’adaptant et de réessayer jusqu’à la réussite. Chez Toyota, on met l’accent sur la volonté d’expérimenter et de considérer les échecs et les mauvaises nouvelles comme des occasions d’apprendre. Les gestionnaires sont donc encouragés à intégrer un moment de réflexion dans chaque projet ou activité qu’ils dirigent. C’est ce qu’on appelle le hansei.

Comment aidez-vous les gestionnaires issus d’autres cultures à adopter cette éthique de l’apprentissage?
Selon Isao Yoshino, il n’est pas nécessaire d’y passer une heure par jour. Il peut suffire de simplement prendre cinq minutes pour écrire le déroulement de sa journée. Qu’est-ce qui était prévu? Que s’est-il réellement passé? Qu’est-il arrivé? Comment, pourquoi? Pour pouvoir gérer à la manière de Toyota, il faut cultiver ce muscle de la réflexion et s’assurer que cette pratique s’installe au sein de ses équipes.

Ce système repose sur trois principes : définir l’orientation, apporter du soutien et se développer soi-même en tant que leader. Qu’est-ce qu’il y a de particulièrement «Toyota» dans ces trois concepts très courants?
Commençons par le premier point : l’orientation. Les Japonais aiment bien citer le proverbe «Qui chasse plusieurs lièvres n’en attrape aucun.» De nos jours, les entreprises ont beaucoup de mal à établir des priorités : elles courent dans tous les sens et poursuivent trop d’objectifs. Résultat : les énergies se dispersent. Personne n’a le temps de rien et tout le monde perd son temps. La culture de gestion de Toyota prône que la première chose à faire consiste à définir clairement les objectifs clés. À préciser où nous devons aller en tant qu’organisation.

Mais Isao Yoshino prêche les vertus de la fixation d’objectifs quasi inatteignables. N’est-ce pas un peu paradoxal?
Cela renvoie à la notion d’apprentissage permanent. Le but n’est pas que ces objectifs soient obligatoirement impossibles à atteindre. L’essentiel, c’est qu’ils paraissent hors de portée. Des objectifs qui semblent hors d’atteinte stimulent notre esprit et notre désir de nous développer, d’apprendre et de nous améliorer.

Dans de nombreuses entreprises occidentales, les salaires et les primes sont déterminés par la réalisation des objectifs. Mais cette pratique n’encourage pas une culture d’apprentissage. Les gens devraient être soutenus et récompensés lorsqu’ils sortent de leur zone de confort et apprennent. Et il y a de nombreuses raisons à cela.

Alors, que signifie «soutenir les gens» selon la philosophie de Toyota?
Toyota a un dicton : «Nous fabriquons des choses en fabriquant des gens.» Cela signifie qu’il faut aider les autres à apprendre toujours plus profondément et à se développer davantage pour résoudre les problèmes et atteindre les objectifs.

L’essentiel de mon travail de consultante consiste à aider les dirigeants à passer du rôle d’exécutant à celui de soutien. Pour ce faire, les gestionnaires doivent apprendre à ne pas résoudre tous les problèmes eux-mêmes et à ne pas dire à tout le monde quoi faire. Au contraire, leur but est plutôt d’apporter le soutien requis pour que les autres apprennent comment résoudre des problèmes par eux-mêmes et contribuent alors aux objectifs établis par la direction. Les dirigeants doivent donc s’efforcer de poser davantage de vraies questions au lieu de déguiser leurs directives en fausses questions, une pratique qui, en passant, est très courante chez ceux qui cherchent à imiter le modèle Toyota!

Il est essentiel de cesser de blâmer les employés pour leurs erreurs et d’aborder les échecs comme autant d’occasions d’apprentissage. Blâmer les travailleurs pour les échecs n’apporte rien : cela décourage la prise de risque. Partout dans le monde, je demande aux gens ce qui les empêche de contribuer à la résolution de problèmes. Et partout, ils répondent qu’ils le font par crainte du blâme et du rejet. Quand un gestionnaire sait bien utiliser les échecs dans une perspective d’apprentissage, plus rien ne lui résiste.

Selon Isao Yoshino, le moyen de promouvoir l’apprentissage consiste à aller au gemba. De quoi s’agit-il au juste?
Le terme japonais gemba signifie littéralement «le lieu du crime». C’est l’endroit où quelque chose se passe ou s’est passé. Dans l’univers de l’entreprise, le gemba est l’endroit où le travail se fait, que ce soit l’atelier d’usine, l’étage d’un hôpital, etc. Au lieu de sortir, les gestionnaires ont tendance à rester dans leur bureau et à se fier aux rapports écrits ou oraux.

L’expression «aller au gemba» signifie donc sortir de son bureau et vérifier de visu ce qui se passe sur le terrain, afin de recueillir des faits concrets de première main au lieu de se fier à autrui. Mais attention : on ne va pas au gemba juste pour montrer qu’on y va. Il faut un but précis. Un policier qui va au gemba veut résoudre un crime. Le gestionnaire ira au gemba pour résoudre un problème, pour comprendre ce qui cloche dans un processus, ou simplement pour l’améliorer.

Cette expression est donc intimement liée à cette autre valeur de Toyota qu’est l’amélioration continue…
Oui, mais on l’entend d’abord au sens de l’amélioration continue de la personne. Le concept d’origine, en japonais, est le kaizen. C’est l’un des principes de la gestion Lean. Kaizen est généralement traduit par les mots «amélioration continue». Mais en japonais, kaizen se compose de deux idéogrammes, l’un signifiant «autodiscipline» et l’autre, «apporter des changements pour le bien».

Comme l’explique Isao Yoshino, chez Toyota, cela signifie faire passer les subalternes en premier et s’améliorer en tant que dirigeants. Comme gestionnaires, notre objectif est de créer une organisation où chacun possède cette capacité d’amélioration continue.

Isao Yoshino prône l’humilité du gestionnaire, ce qui paraît contraire aux qualités de meneur que l’on associe généralement au leadership. N’est-ce pas contradictoire? 
L’idée du dirigeant parfait qui débarque avec toutes les réponses nous sert bien, mais elle est fausse. Oui, il faut être à la fois fort et convaincu, et savoir que l’on peut rallier les gens à sa cause. Mais il faut aussi être conscient de notre vulnérabilité : nous n’avons pas toutes les réponses et nos apprentissages sont toujours imparfaits. Selon le mode de gestion de Toyota, l’humilité est la condition essentielle au développement d’un vrai leader. C’est par cette qualité qu’on accepte de ne pas avoir réponse à tout. C’est d’ailleurs l’une des choses sur lesquelles j’insiste le plus auprès des personnes qui me consultent. Elles doivent apprendre à dire : «Je m’efforce de poser de meilleures questions parce que je veux savoir et entendre ce que vous pensez.»

Concrètement, quel défi doivent relever les dirigeants qui essaient de gérer à la manière de Toyota, avec un état d’esprit axé sur l’apprentissage?
Ils doivent rompre avec le réflexe de commander! Les gestionnaires ont l’habitude d’être très directifs, de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, de fournir des réponses toutes faites. Ils doivent résister à l’envie d’agir comme cela. Il s’agit en fait d’opérer un changement dans la manière de communiquer et de poser des questions. C’est la condition fondamentale pour que toutes les autres parties du système fonctionnent.

En règle générale, les gestionnaires mettent des années à réussir ce changement de culture. Ce n’est pas facile, mais c’est possible, parfois rapidement, à condition d’y adhérer réellement. Prenez le cas NUMMI, la coentreprise de Toyota et GM créée en 1982 à partir de l’usine GM de Fremont, en Californie. Fremont avait la réputation d’être la pire usine du groupe. En un an, l’entreprise a réussi à y implanter la culture de gestion de Toyota, et NUMMI est vite devenue la meilleure usine de GM! Le taux d’absentéisme a diminué de 20 à 2%, et sa productivité est passée au double de la moyenne chez GM. Normalement, un tel processus s’échelonne sur une longue période, mais NUMMI y est arrivée très vite parce que sa direction y a adhéré. L’apprentissage véritable exige un engagement réel de la part de la direction. Malheureusement, je vois trop d’organisations qui ne font que tâtonner.

L’échec est un thème très important dans votre livre. Comment les chefs d’entreprise réagissent-ils lorsque vous leur dites qu’ils doivent accepter l’échec?
Isao Yoshino raconte dans le détail un de ses échecs : sa tentative de lancer une division de bateaux à moteur chez Toyota dans les années 1990. Il en ressort deux leçons importantes pour les dirigeants. Tout d’abord, un échec n’est jamais total si on en tire des enseignements utiles au groupe. Ensuite, ses supérieurs ne lui ont fait aucun reproche, au contraire! C’est la clé du mode de gestion de Toyota. Le message était : «Tu as essayé très fort et tu as fait des erreurs. Nous aussi, nous avons commis des erreurs, mais nous avons tous fait de notre mieux.»

Pour encourager l’amélioration continue, Isao Yoshino parle des chaînes d’apprentissage. Quelles sont-elles?
Cela consiste à aider les autres à apprendre, ce qui fait de nous tous des enseignants et des apprenants tout à la fois. En enseignant ou par de simples échanges, nous apprenons toujours. C’est en créant ces liens au sein de l’organisation, par l’entraide notamment, que nous continuerons à renforcer notre capital humain.

Mais attention : il n’y a pas de force dans un seul lien. C’est la connexion entre tous les liens qui crée une organisation forte. Je parle donc de l’apprentissage comme d’une chaîne, car nous pouvons tous apprendre les uns des autres et acquérir cette sagesse, cette connaissance et cette capacité d’apprendre encore.

Tout cela mène au hoshin kanri, une autre expression japonaise qui décrit la manière de donner une direction à l’entreprise. Qu’est-ce que cette méthode a de particulier?
C’est le moyen utilisé par Toyota pour établir une direction stratégique et ensuite la répercuter en cascade vers le haut et vers le bas. Les entreprises qui parviennent à mettre le hoshin kanri en pratique sont celles qui ont intégré toute la philosophie de Toyota telle qu’expliquée par Isao Yoshino. Autrement dit, cela fonctionnera si vous avez une culture de liens forts et un souci de favoriser les conversations dans toute l’organisation. Celle-ci doit faire en sorte que tous les employés, à tous les niveaux, soient en mesure de contribuer à tous les défis qui se présentent, que ce soit comme apprenants ou comme enseignants. La méthode hoshin kanri constitue un moyen de faire remonter les informations au sommet non seulement en fin de trimestre, mais aussi quand la situation se présente. Or, cela n’est possible que si on adhère aux principes qui favorisent l’apprentissage et une véritable communication. Malheureusement, trop d’entreprises occidentales essaient de pratiquer le hoshin kanri de manière un peu artificielle, sans avoir mis tous les outils en place, mais cette méthode ne peut pas fonctionner si on l’applique à une gestion pyramidale.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion


Note

1 - Anderson, K., Apprendre à diriger, diriger pour apprendre, Paris, L’Harmattan, 2023, 374 pages.