Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Le jeu peut-il être sérieux ? Mieux encore, est-il concevable que les entreprises encouragent leurs employés à jouer sur leur lieu de travail et qu’elles en retirent des avantages tangibles ? Il semble que oui : jouer en entreprise peut accroître la performance grâce au partage d’expériences innovantes, à l’acquisition de nouvelles compétences et à l’expression de la créativité, mais à certaines conditions.

« Travail et jeu sont des mots utilisés pour décrire la même chose dans des contextes différents. »

- Mark Twain


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Dès notre plus jeune âge, les jeux contribuent à former notre identité. Ils nous permettent de développer notre relation aux autres, d’apprendre par l’expérimentation, de tester nos limites et de relever d’ambitieux défis tout en y prenant plaisir. Avec le temps, ils contribuent à la distanciation consciente et au détachement de soi. Parler de jeu éveille souvent le souvenir de moments d’exception teintés de complicité et de joie. Des études ont ainsi démontré que le jeu favorise l’empathie et que la diminution chez les jeunes du temps consacré au jeu – au profit d’activités dirigées par les adultes – est corrélée à une augmentation du nombre de dépressions, de troubles anxieux et de suicides.

Le réputé designer Jesse Schell partage cette vision qui définit le jeu comme « une activité de résolution de problèmes abordée avec une attitude ludique ». Pourtant, ils sont encore trop nombreux, ceux qui croient que plaisir et performance s’excluent et que jouer n’est pas « sérieux ». Qu’en est-il alors du jeu pratiqué en entreprise ?

Un marché en pleine expansion

En matière de loisirs, les mobiles ont démocratisé les jeux de socialisation et d’exploration. Femmes et hommes jouent à part égales et l’âge moyen est de 40 ans. Ce phénomène touche également le milieu du travail : 70 % des cadres supérieurs américains feraient chaque jour des pauses pour jouer. Selon la firme-conseil Gartner, une entreprise sur quatre aura intégré, d’ici deux ans, des éléments inspirés du jeu dans un processus d’affaires. Le marché du jeu « sérieux » devrait ainsi atteindre un chiffre d’affaires de 1,5 milliard $US, soit sept fois plus qu’en 2010.

Avant de faire vos jeux, soyez habiles

Le jeu correspond aux nouveaux paradigmes – intelligence collaborative, créativité, santé émotionnelle, autonomie, etc. – et suscite donc un intérêt grandissant au sein des entreprises. Il peut également s’avérer attrayant pour recruter de jeunes candidats issus de la nouvelle génération, qui ont baigné dès le plus jeune âge dans les technologies interactives.

Certains auteurs comme Jane McGonigal invitent ainsi à tirer parti des compétences acquises dans la pratique du jeu, qui peut souvent être assimilé à des activités professionnelles. Un jeu de rôle en ligne, par exemple, requerra de coordonner une équipe, de gérer des ressources ou de bâtir une infrastructure. Les jeux de mise en situation ou grandeur nature offrent la possibilité supplémentaire de mobiliser les collaborateurs.

Si plusieurs jeux sur ordinateur permettent de sensibiliser et de former à grande échelle, les jeux de mise en situation n’en sont pas moins intéressants pour valoriser l’esprit d’équipe, le savoir-être ou la créativité. Un accompagnement professionnel qui intègre aussi bien une compréhension profonde de l’organisation (culture, état d’esprit, systèmes, environnement, activités, processus, etc.) qu’une maîtrise des principes que sous-tend le jeu (expérience, dynamiques, immersion, équilibre, etc.) est capital.

Comment se laisser prendre au jeu ?

Regardez un enfant jouer. Vous aurez tôt fait de remarquer qu’il aborde le jeu comme s’il s’agissait d’une activité sérieuse. L’enfant est très concentré, fait abstraction de ce qui l’entoure et trouve plaisir à atteindre son objectif, qu’il s’agisse d’ériger une pyramide de briques, de construire un chemin de fer ou d’habiller des personnages. Lorsqu’il est encouragé et se trouve dans un contexte calme et rassurant, il se sent en confiance pour agir en développant ses compétences.

De la même façon, jouer en entreprise favorise la performance en invitant les participants à partager une expérience innovante et stimulante. Le jeu favorise l’émergence des bonnes pratiques et permet de tester des stratégies avant leur mise en œuvre, d’élaborer des solutions consensuelles et de renforcer l’esprit d’équipe. Le synergomètre, par exemple, a pour finalité d’apprendre à coopérer. Dans cet exercice, chaque chef de service doit fournir au plus vite un devis à un client. Chacun ne dispose cependant que de certains éléments et ne peut communiquer avec ses pairs que par messages écrits. L’objectif de ce jeu, conçu par Alain Cardon, est de permettre aux participants de prendre conscience de l’impact des stratégies individuelles non seulement sur les résultats collectifs (nombre et qualité des échanges, temps nécessaire pour réaliser le devis, justesse du prix proposé, etc.) mais aussi sur l’état d’esprit individuel (ressenti, niveau d’énergie, etc.). Divers outils pratiques, par exemple ceux de l’analyse transactionnelle, peuvent ensuite être partagés. Une nouvelle partie permettra alors de vérifier les hypothèses discutées lors du débriefing.

Jouer donne également la liberté d’entrer dans un « cercle magique », un espace protégé qui mène à un niveau de réalité différent où le participant peut expérimenter, incarner un rôle, oser de nouveaux comportements et mettre à profit son imaginaire pour créer des liens inédits. Ainsi, le jeu agit comme un puissant outil d’accompagnement du changement d’habitudes individuelles et groupales. Il valorise également la reconnaissance entre pairs au moyen d’interactions sociales.


Conciliation travail-famille: encore et toujours un défi


Les questions à se poser avant de commencer

CLARIFIER LA PERTINENCE D’UN JEU

  • La culture organisationnelle est-elle adaptée à une démarche basée sur la participation volontaire ?

  • L’organisation saisit-elle qu’une performance durable passe par la coopération et par l’autonomie ?

  • Les avantages qu’offre le jeu ont-ils une véritable influence sur l’atteinte des objectifs ? L’organisation dispose-t-elle de compétences confirmées en développement organisationnel et en design de jeux ?

  • L’organisation est-elle prête à s’impliquer de manière souple sur l’ensemble du cycle de vie, du prototypage à l’évolution à long terme du processus ludique ?

ÉVALUER UN JEU EXISTANT

  • Le jeu est-il suffisamment attrayant pour que j’aie envie d’y jouer chez moi ?

  • Comment le jeu valorise-t-il le transfert de l’expérience vécue dans la pratique ?

  • De quelle manière le jeu réduit-il le risque de processus parallèles dysfonctionnels ?

  • L’équipe qui conçoit le jeu dispose-t-elle d’une expérience transdisciplinaire, notamment en accompagnement du changement et en design de jeux ?

  • Dans quelle mesure le jeu offre-t-il plus qu’une simulation ou un apprentissage en ligne ?

Quels sont les pièges à éviter ?

Les dirigeants d’entreprise et leurs collaborateurs ne doivent néanmoins pas se leurrer quant aux indéniables atouts des jeux sérieux, car les risques de dérives et leur cortège de déconvenues sont réels. Roger Caillois le souligne dans son ouvrage Les jeux et les hommes : le jeu n’a jamais pour fonction propre de développer une capacité. Le but du jeu est le jeu en soi. Notons également qu’une focalisation excessive sur le contenu – au détriment du vécu du groupe – tendrait à provoquer un décalage important entre la solution proposée et les besoins à combler.

Cacher ses intentions de façon répétée induit tôt ou tard une perte de confiance. Ainsi, il n’apparaît pas judicieux d’effectuer des évaluations masquées par ce moyen. Ignorer la philosophie du jeu (volontaire, amusant, évolutif, etc.) est tout aussi problématique qu’ignorer la culture de l’entreprise qui le conçoit et le commercialise, une dévalorisation mutuelle ne pouvant qu’en découler.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue le « post-ludique », soit le retour au poste de travail. Dans le contexte du jeu, le collaborateur emporté par l’ambiance récréative peut soudain se sentir libre, gonflé à bloc par les succès, les retours positifs et les récompenses directes. Toutefois, s’il ne peut pas appliquer rapidement ne serait-ce qu’une parcelle de ses nouveaux acquis à ses activités quotidiennes, il se sentira vite désabusé, confusément dévalorisé, en proie à un sentiment d’échec, voire trahi. Un scénario amer à éviter à tout prix, au profit d’une recherche de sens associée à une vraie vision à long terme. On ne saurait trop le répéter : in fine, les promesses non honorées sont économiquement inutiles.

Bien réalisé, le jeu restera volontaire ; il invitera le participant à oser, à expérimenter, à mettre ses talents au service du groupe. Il permettra, à travers le ludique et la symbolique, de faire émerger de nouvelles habitudes professionnelles. Mal conçu, le jeu renforcera cependant les dysfonctionnements et occasionnera des frustrations. L’utilisation du jeu pour résoudre des situations de crise nous paraît donc sujette à caution. Fair-play et respect du contexte légal sont également indissociables de la réussite d’un tel projet.

jouer en entreprise

Illustration Istock


Pour en savoir plus

  • Gray, P., Free to learn – Why unleashing the instinct to play will make our children happier, more self-reliant, and better students for life, New York, Basic Books, 2013, 288 p.
  • Huizinga, J., Homo ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, 350 p.
  • McGonigal, J., Reality is broken – Why games make us better and how they can change the world, Londres, Penguin Books, 2011, 400 p.