Pourquoi assister à une conférence sur les inégalités alors que le Québec fait partie des bons élèves en la matière ? « Parce qu’elles sont un piège dans lequel tous les pays peuvent tomber », a prévenu l’économiste américain Joseph E. Stiglitz, de passage à Montréal le 29 avril pour brosser un portrait acide – et tout en statistiques – de l’état de la justice sociale aux États-Unis.

Accueilli à l’Université de Montréal pour y recevoir le prix littéraire Anthony Atkinson pour l’égalité*, Joseph Stiglitz y a été célébré pour l’ensemble de son œuvre. Ce Prix Nobel d’économie a exposé devant une salle comble les leçons qu’il tire de la gestion du pays qui « fait toujours plus grand et plus fort que les autres, y compris sur le plan des inégalités ». Anticipant les critiques, il précisait : « Certes, l’économie américaine croît, mais seulement au bénéfice d’un petit nombre », avant de mentionner dans un sourire les noms des PDG d’Amazon et de Microsoft.  

De la réforme Reagan…

Les inégalités actuelles aux États-Unis trouvent leur source au début des années 80, selon le conférencier. La diminution des taxes entamée sous Ronald Reagan pour libérer le pouvoir d’achat et d’investissement des plus fortunés et ainsi créer un boom économique qui profite à tout le monde n’aurait pas eu l’effet escompté. « Nous avons 40 ans de données sur cette expérience et je pense que nous pouvons assurément conclure qu’elle a échoué », assène l’économiste en pointant la courbe du revenu médian des ménages américains, en stagnation depuis 1984.  

Paradoxalement, le 1 % des Américains les plus riches se partage à ce jour de 20 % à 25 % des revenus nationaux. Une contradiction qui laisse supposer que la réécriture des lois de l’économie de marché sous l’ère Reagan avait d’autres ambitions que celles affichées, pense le professeur de l’Université de Columbia. Notons que la tendance s’observe aussi au Canada, dans une moindre mesure : le 1 % des plus riches possède un peu plus de 15 % de l’assiette nationale.


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… à l’élection de Donald Trump

Aux États-Unis, ces inégalités auraient directement contribué à l’élection de l’homme d’affaires, notamment parce qu’elles ont été balayées des discours de sortie de crise après 2008. En effet, au cours des trois premières années ayant suivi le scandale des prêts à haut risque (subprimes), 90 % des revenus issus de la reprise économique ont profité au 1 % des plus fortunés, explique Joseph Stiglitz. Dans ce contexte, lorsque Barack Obama a présenté l’économie comme plus prospère que jamais, les « hommes en colère » qui forment aujourd’hui la base électorale du président Trump ont dû sentir que ça ne les concernait pas, croit l’économiste.

Très à propos, Joseph Stiglitz en vient aux chiffres sur la santé : alors que les États-Unis sont aux prises avec une épidémie de suicides, de surdoses et de morts dues à l’alcool, il est éloquent de jeter un œil sur le taux de mortalité – toutes causes confondues – chez les hommes blancs âgés de 45 à 54 ans. Dans les bastions électoraux du locataire de la Maison-Blanche, il a considérablement augmenté, plus qu’ailleurs, depuis 20 ans. En 2016, l’empreinte des deaths of despair[, ces morts dues au désespoir de citoyens se sentant abandonnés, semble avoir poussé les présidentielles vers le résultat que l’on connaît, avance le conférencier.

Le rêve américain, un mythe

Outre le revenu et la santé, les inégalités se mesurent aussi aux occasions offertes par les États. « Les perspectives de vie des jeunes Américains dépendent plus de leur niveau d’éducation et du revenu de leurs parents que dans n’importe quel autre pays », explique le professeur, en insistant sur la portée économique de cette tendance : « Si de larges fractions de jeunes ne peuvent développer leur potentiel, cela signifie que notre économie n’est pas si productive », déduit-il.

Dans sa quête de remède, l’économiste a trouvé l’inspiration en analysant les chiffres d’autres démocraties occidentales. Si la concentration des revenus et des richesses aux mains d’un petit nombre est une tendance mondiale, elle connaît des différences selon les pays… et les provinces. Ainsi, sur le plan des inégalités, le Québec fait mieux que le reste du Canada, tandis que les pays d’Europe se différencient beaucoup les uns des autres tout en présentant des niveaux d’avancement économiques similaires., observe Joseph Stiglitz. Il en conclut qu’en Amérique du Nord comme sur le Vieux Continent, ce sont les politiques qui changent la donne.


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Une solution politique

Et pour influencer ces politiques, le professeur insiste sur la nécessité de laisser plus de pouvoir aux travailleurs afin d’empêcher qu’une oligarchie ne dicte ses lois à la majorité. Quant à la direction à leur donner, il préconise d’investir dans la recherche, l’innovation et la créativité (et donc, l’éducation) tout en orientant les structures institutionnelles des États vers le service du bien commun.

Autrement dit, forcer la politique à voir au-delà du produit national brut pour investir dans le bien-être et la sécurité de la population. Telles seraient les conditions d’une société égalitaire et d’une économie authentiquement prospère.


* Le prix littéraire Anthony Atkinson pour l’égalité récompense chaque année un ouvrage ayant contribué de façon importante au débat public sur les inégalités économiques et sociales. Nommé en hommage à l’économiste britannique Anthony Atkinson, spécialiste des inégalités, le prix est décerné par le Festival littéraire Metropolis bleu, en partenariat avec l’Observatoire québécois des inégalités. Il a été remis cette année par la veuve d’Anthony Atkinson, Judith.