Jim Detert : choisir le courage
2024-12-01
French
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2024-12-06
Jim Detert : choisir le courage
Leadership , Stratégie
Le courage est-il une qualité réservée aux personnes exceptionnelles? «Pas du tout, affirme Jim Detert, professeur à la Darden School of Business de l’Université de Virginie. Fort de son expertise en leadership et en comportement organisationnel, il a instauré plusieurs programmes dans certaines des plus grandes entreprises qui figurent au classement Fortune 500. Dans son livre Choosing Courage1, il explique comment acquérir cette qualité un pas à la fois et comment la mettre en pratique.
Pourquoi croyons-nous que le courage est une qualité rare qui appartient à des êtres extraordinaires?
Quand les médias relatent un événement hors du commun, ils associent beaucoup le courage à l’héroïsme. Un bel exemple de cela est le Wall Street Journal, qui agit ainsi quand il raconte les tribulations des lanceurs d’alertes en les présentant comme des héros. S’il est inspirant et porteur d’espoir, leur geste demeure peu commun, ce qui nous porte à croire que le vrai courage est celui qui fait la une des journaux, ce qui est plutôt rare! Or, les occasions qui exigent de la bravoure sont en fait fréquentes et pas forcément héroïques.
Mais il y a aussi une raison pratique de croire que le courage est une qualité rare : cela nous décharge de nos responsabilités. Si nous estimons que le courage est une qualité inhabituelle, cela justifie notre inaction dans les circonstances qui auraient requis ce type de bravoure! Jamais on ne dirait que seul un petit pourcentage de gens est capable de gentillesse, de modération ou d’équité. Nous sommes censés cultiver et développer ces qualités. Il en va de même pour le courage qui n’est pas inné : c’est une capacité que l’on peut acquérir, développer et renforcer toute sa vie durant.
Nous regrettons tous d’avoir manqué de courage dans certaines circonstances. Qu’est-ce ce qui nous retient?
Trois choses. La première, c’est une espèce de fatalisme ou de sentiment d’impuissance qui nous fait penser que tout effort est futile. On se dit qu’on l’a répété cent fois et que rien n’a changé ou qu’on aura beau parler, notre patron finira toujours par rejeter notre idée. C’est sans considérer la crainte, légitime, des conséquences potentielles sur le plan économique ou professionnel. Si on sort du rang, on risque effectivement d’être ostracisé, isolé, mis de côté, voire congédié. Et troisièmement, accepter une mission ambitieuse, créative ou innovante exige une certaine force morale, car cela suppose de confronter nos propres limites et de vivre avec nos erreurs, qui peuvent être embarrassantes. Nous avons donc tendance à suivre la partition dans les limites de ce que l’on sait faire.
Ce sont donc nos émotions qui nous empêchent d’être courageux?
La plupart des gens deviennent anxieux ou craintifs quand il s’agit de montrer un peu de hardiesse dans leurs gestes ou dans leurs paroles, ce qui n’est pas déraisonnable, car ils feront face à des réactions négatives. Or, il s’agit forcément de situations nouvelles où il est difficile d’être habile du premier coup. Récemment, un groupe de clients me disait : «Si j’ose et que mon collègue ou mon patron panique ou se braque, je ne saurai pas comment réagir!» Voilà précisément pourquoi il faut travailler à l’acquisition du courage et mettre en pratique cette compétence. Il s’agit de canaliser nos propres réactions émotionnelles, afin qu’elles deviennent un carburant positif pour l’action au lieu de susciter des réactions involontaires comme la peine, la colère et le ressentiment.
Alors, comment surmonte-t-on ces craintes?
Cela commence par désapprendre certains comportements. On doit examiner honnêtement la manière dont on se fait entendre. Nous apprenons les modèles d’interaction dès l’enfance. Nos premières figures d’autorité sont nos parents, qui nous enseignent comment il faut s’exprimer pour se faire entendre, pour le meilleur ou pour le pire. En tant qu’adultes, il faut évaluer nos comportements face au stress. A-t-on une réaction de fuite qui nous pousse à quitter la pièce? A-t-on le réflexe de riposter spontanément? Après avoir reconnu les schémas de pensée qui nous nuisent, on doit les remplacer par des modes de réaction plus utiles.
Rien ne sert de partir en peur : il faut y aller avec mesure, et même modestement au début. Dans mon livre, je présente une «échelle du courage», du plus simple au plus compliqué. Par exemple, à la base, cela peut être aussi simple que de donner son avis régulièrement sur de petites choses ou d’exprimer certains refus pour des tâches qui ne vous intéressent pas ou des réunions après 17 heures. Cela peut consister à expliquer au directeur ce qui cloche dans les méthodes de travail ou à être honnête avec un subordonné lors d’une évaluation de rendement. À ce stade, on n’est généralement pas prêt pour les grandes dénonciations ou les critiques retentissantes, mais ce n’est qu’un début. On progresse vers de plus grands défis en y allant une étape à la fois. À un moment donné, si les circonstances l’exigent, on sera peut-être en mesure d’attaquer les têtes dirigeantes pour des stratégies néfastes ou des actes contraires à l’éthique, voire illégaux ou criminels!
Vous prônez un courage qui est le contraire de la témérité. Pourquoi est-il si important de choisir ses batailles?
Tout le monde connaît l’histoire du garçon qui crie au loup. Si on critique tout, on finira par n’être entendu de personne. La critique au sein d’une organisation, ce n’est pas comme la critique qui vient de l’extérieur. Les activistes sociaux externes, par exemple, n’essaient pas d’être acceptés au sein de l’entreprise : ils font pression afin de susciter suffisamment d’embarras pour qu’elle change. Les agents de changement internes ne peuvent pas se comporter comme des activistes externes. Ils doivent être valorisés et respectés, sinon, ils n’arriveront à rien. On doit donc faire des choix lorsqu’on s’exprime, ne serait-ce que parce que les organisations ont des ressources limitées pour résoudre les problèmes.
Et le respect, comment le gagne-t-on?
En psychologie sociale, on parle de «crédits idiosyncrasiques» pour désigner la somme des impressions favorables dont dispose un individu. Ces crédits servent à établir un niveau de confiance suffisant pour qu’on vous permette ensuite d’adopter des comportements qui divergent du groupe. En d’autres termes, si on se conforme, on peut accumuler des jetons qu’on pourra encaisser plus tard quand il s’agira d’aller à contre-courant. Pour gagner ces crédits, on doit donc respecter les règles et montrer aux autres qu’on les écoute et qu’on les soutient. Bref, qu’on fait partie de l’équipe. Ce faisant, on gagne le droit de devenir critique. Si on ne choisit pas nos batailles, on n’accumule pas ces crédits d’idiosyncrasie. Et si on ne semble pas loyal, notre message ne passera pas.
Votre conception du courage n’est pas exempte de calcul, surtout au moment d’agir. Comment le courage s’acquiert-il, alors?
Il faut savoir reconnaître les circonstances favorables. Le mouvement #MeToo et le meurtre de George Floyd en sont de bons exemples. Depuis longtemps, les organisations étaient critiquées sur les questions d’égalité́ raciale et de genre. Mais ces sujets n’étaient pas toujours considérés comme très importants jusqu’à ce que ces événements leur donnent un élan. C’était le meilleur moment pour que l’action courageuse entraîne le changement.
Les compétences en matière de communication sont aussi utiles pour améliorer notre véritable capacité à faire preuve de courage. Comment expliquez-vous cela?
De deux manières. D’abord, si on prend son courage à deux mains pour présenter son idée, une partie du groupe la jugera formidable, mais l’autre partie y verra sans doute une menace pour son statut ou ses ressources. Lorsque nous présentons des projets, nous nous concentrons souvent sur les participants qui nous appuient tout en ignorant les opposants. Or, c’est le contraire qu’il faut faire. On doit s’adresser à la personne qui est contre. On doit comprendre ses préoccupations. En l’écoutant, on peut en tirer des apprentissages qui nous aideront à faire passer notre idée. Ce suivi est essentiel. Il nous permet de renforcer notre soutien et d’apprendre à améliorer notre présentation.
Deuxièmement, il est important de bien cadrer notre argumentaire. La tendance naturelle des communicateurs est d’y aller selon leur propre logique. Or, pour convaincre, il faut aussi pouvoir argumenter selon la perspective et les priorités de ceux qui sont contre. Leur refus est-il de nature idéologique, culturelle, financière ou commerciale? On doit donc formuler des arguments qui auront une résonance chez eux.
Le courage dont vous parlez dans votre ouvrage est très politique, en quelque sorte.
Oui, c’est précisément la différence entre un activiste social et un agent de changement interne. Les activistes sociaux peuvent être des révolutionnaires. Les agents de changement interne doivent être ce que j’appelle des «évolutionnaires». Ils doivent être des diplomates qui font évoluer leur environnement.
Existe-t-il des moyens de maîtriser ses émotions lorsqu’on pose un geste courageux?
Oui. C’est d’autant plus important qu’on ne peut s’entraîner au courage qu’en se mouillant. Il y a des outils, comme les techniques de respiration, qui permettent de retrouver un certain contrôle physiologique en situation de stress. Mais il existe aussi d’autres moyens pour gagner du temps et reprendre le dessus. Une bonne technique consiste à demander aux gens de répéter ce qu’ils ont dit. On rassure notre interlocuteur en lui montrant qu’on l’écoute et on gagne 45 secondes pour respirer par le nez et se recentrer. Si la confrontation s’échauffe, il n’est pas mauvais de suggérer une pause. Au retour, les deux parties se sentent généralement plus calmes et plus raisonnables.
Le courage ne vient-il pas plus facilement à ceux qui ont le pouvoir?
Non. Il est illusoire de croire que le fait de monter dans la hiérarchie nous donnera plus de courage. La crainte d’annoncer de mauvaises nouvelles ou de devoir confronter nos pairs ou nos supérieurs ne disparaîtra pas. Même les PDG ont des craintes, à commencer par celle d’être renvoyés par le conseil d’administration. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il est plus facile de cultiver son courage quand on est jeune, en bas de l’échelle, et lorsque les enjeux sont moindres! À 28 ans, si on n’écoute que son courage et qu’on se fait virer, on n’aura probablement pas un énorme prêt hypothécaire et des enfants à l’école. À 58 ans, la possibilité de rebondir est plus faible. C’est le meilleur argument pour cultiver sa force morale aussi tôt que possible!
Comment les dirigeants peuvent-ils aider leurs employés à devenir plus courageux?
Un lieu de travail qui crée un contexte parfaitement sécuritaire sur le plan psychologique, je n’ai jamais vu cela. Ça n’existe pas. On peut aplatir les structures d’une organisation, mais cela reste une hiérarchie, et les uns auront toujours plus de pouvoir que les autres. Par conséquent, il faudra toujours une bonne dose de caractère pour prendre la parole dans le but de corriger des erreurs ou de prévenir les dommages ou les catastrophes. Mais je ne pense pas que pour les dirigeants, ce soit une bonne idée d’encourager explicitement les employés à être courageux. Un dirigeant qui dirait «Allez, secouez-vous, bande de lâches, donnez-nous-en des critiques!» n’exercerait pas un bon leadership. Les dirigeants devraient plutôt donner l’exemple du courage par leur propre comportement, en admettant leurs erreurs ou en demandant de l’aide pour modifier les structures de prise de décision afin qu’elles soient plus inclusives, par exemple. Il faut aussi réfléchir au mode d’évaluation.
Les PDG récompensent une prise de risque créative et prudente, et c’est le message qui devrait être véhiculé. En pensant et en agissant de la sorte, les dirigeants montrent qu’il n’est pas nécessaire d’être héroïque pour faire bouger les choses.
C’est un fait établi, en psychologie, que les gens regrettent davantage l’inaction que leurs gestes. Il est plus pénible de dire «J’aurais dû essayer» que «J’ai essayé et j’ai échoué». C’est l’un des ressorts les plus puissants du courage qui nous évite très certainement d’avoir des regrets par la suite.
Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion
Note
1 - Detert, J., Choosing Courage: The Everyday Guide to Being Brave at Work, Boston, Harvard Business ReviewPress, 2021, 256 pages.
Leadership , Stratégie