Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Nolywé Delannon est professeure adjointe au Département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval1.

En raison de leur formation et de la logique d’évaluation de leur performance, gestionnaires et responsables politiques sont conditionnés pour tenter à tout prix d’éviter les crises. Pourtant, certaines crises peuvent s’avérer porteuses de changement positif. En effet, l’un des bénéfices d’une crise collective, quelle qu’en soit la nature, est d’offrir une impulsion pour rebattre les cartes et pour réinventer la suite des choses.

Selon cette perspective, la pandémie de COVID-19 n’a rien de singulier, bien qu’elle ait déjà eu des conséquences spectaculaires sur l’économie et qu’elle donne lieu à des prévisions inquiétantes pour les mois et les années à venir. Cette crise est une invitation à interroger le fonctionnement de notre économie, dont on a pu voir sous une lumière crue les effets dévastateurs sur certaines franges de nos sociétés. Le cas de l’économie collaborative (ÉC), dont la crise a accéléré les mutations, mérite que l’on s’y attarde.


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Trois caractéristiques fondamentales peuvent définir les contours de l’ÉC. Tout d’abord, elle est basée sur une logique d’accès plutôt que de propriété. Ainsi, la propriété des biens n’est pas transférée entre utilisateurs : seul l’accès aux biens est proposé. Ensuite, elle est rendue possible par l’existence de capacités excédentaires. Cela signifie qu’il faut que des biens et des services ne soient pas utilisés en permanence pour qu’ils puissent être mis à la disposition de personnes tierces.

Enfin, l’ÉC repose sur la numérisation des intermédiaires, qui prennent alors la forme de plateformes numériques en lieu et place d’entreprises traditionnelles ayant pignon sur rue. Ces plateformes encouragent les utilisateurs à y jouer un rôle actif notamment en participant à leur évaluation réciproque, ce qui renforce ainsi la pertinence du recours au qualificatif collaboratif.

(Ir)responsable par nature?

L’économie collaborative fait l’objet d’évaluations très polarisées quant à ses répercussions sociales, surtout lorsqu’elle est incarnée par des multinationales fortement capitalisées comme Uber ou Airbnb. Une observation s’impose d’emblée, à savoir que l’ÉC n’est pas socialement responsable ou irresponsable par nature. La question sérieuse à poser consiste plutôt à déterminer le modèle d’affaires et de gouvernance qui sous-tend les entreprises de cette économie. Et comme il y en a une grande diversité, il importe de préciser que les entreprises qui ont fait l’objet de la réflexion menée ici sont celles qui reposent sur les mécanismes du marché et sur la logique de la maximisation du profit. En effet, si l’on se place dans une perspective de responsabilité sociale, ce sont ces organisations qui ont le plus gros potentiel d’externalités négatives et qui méritent donc d’être encadrées en priorité.

Avec la pandémie de coronavirus, des mutations d’envergure se sont opérées dans certains domaines de l’ÉC. Si la demande en matière de déplacements en voiture, d’hébergement de courte durée ou de location d’espaces de travail collaboratif a connu une chute vertigineuse du fait des mesures de confinement, la demande dans les domaines de la livraison de repas à domicile ou de l’hébergement temporaire pour le personnel des services essentiels a quant à elle connu une croissance fulgurante. Il s’avère que ce sont parfois les mêmes entreprises qui ont subi simultanément ces pressions à la hausse et à la baisse et qui ont donc démontré leur capacité à se réinventer pour survivre.


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Mais cela s’est fait au prix d’une déresponsabilisation sociale accrue. En effet, pour répondre à la demande croissante (livraison de repas, hébergement temporaire, etc.), ces entreprises ont consenti à exposer à des risques un nombre élevé de travailleurs (livreurs, agents d’entretien) en plein contexte de crise sanitaire. Or, comme elles considèrent ces travailleurs non pas comme des employés mais comme des entrepreneurs, ni protection ni avantages sociaux ne leur sont offerts. Et en cas d’incapacité à travailler, par exemple pour cause de blessure ou de symptômes de la COVID-19, cela signifie une perte totale de revenus pour les travailleurs de l’ÉC.

Et l’État dans tout cela?

Les mesures exceptionnelles de soutien du revenu prises par l’État en contexte de pandémie, parce que temporaires, entretiennent pour l’instant l’illusion selon laquelle nous n’aurons pas à payer collectivement pour ces conditions de travail précaires. Non seulement cette situation ne durera pas, mais elle est d’autant plus problématique que l’État se met de facto à offrir une subvention indirecte aux entreprises de l’ÉC pour leur permettre de continuer à fonctionner sans apporter le moindre changement. Les économies que font ces entreprises en n’ayant pas d’employés leur permettent d’offrir des prix et des services très compétitifs. Du même coup, leur contribution fiscale est quasi nulle. Les consommateurs sont satisfaits, mais les citoyens peuvent-ils l’être eux aussi ? Avec les taux de chômage records qui s’annoncent, il est plus que probable que les entreprises de l’ÉC continuent à attirer un nombre grandissant de travailleurs. L’État doit prendre ses responsabilités et exiger des entreprises de l’économie collaborative qu’elles prennent les leurs envers la société.


Note

1 Nolywé Delannon a été membre du Groupe de travail sur l’économie collaborative, qui a remis son rapport final au gouvernement du Québec en 2018.