Généralement définis par leur charisme, leur éloquence et leur aisance en public, les grands leaders affichent souvent une personnalité extravertie. Pourtant, les introvertis démontrent des qualités qui leur permettent, à leur manière, de s’imposer. Rencontre avec Éric Lachance, PDG d’Énergir et introverti assumé, et Stéphanie Trudeau, vice-présidente exécutive, sa collègue extravertie. Un duo complice et bien assorti.

Auteur de l’ouvrage Les rois du silence1, qui se veut un plaidoyer humoristique pour les introvertis, Olivier Niquet croit que c’est à l’avantage de ces derniers d’annoncer d’emblée ce trait de personnalité. «En sachant que je suis introverti, les gens comprennent que ce n’est pas parce que je parle peu que je suis désintéressé d’une personne ou d’une situation. En outre, puisque je parle moins souvent qu’un autre, lorsque je prends la parole, on fait attention à ce que je dis. Si je prends la peine de parler, on se dit que c’est probablement pertinent.»

Éric Lachance abonde en ce sens. Assumant pleinement son caractère discret, il admet que les introvertis doivent se démarquer autrement pour accéder à des postes de haute direction. «Statistiquement parlant – et les tests psychométriques ne sont pas à notre avantage –, notre présence est faible dans les hautes sphères, parce qu’on ne cherche pas à être à l’avant-scène. Dans les directions générales, 70% des postes seraient occupés par des extravertis.» Un chemin qui reste à défricher par les introvertis d’une manière différente, mais qui n’est certainement pas inaccessible. Selon le grand patron d’Énergir, il est essentiel de s’accepter comme on est et d’adapter sa façon de faire en fonction de ses forces.

Stéphanie Trudeau le confirme. «Éric nomme spontanément ce trait de personnalité. Et souvent, ça fait rigoler les gens, car il est véritablement à l’aise. Il n’a jamais essayé de jouer un autre rôle ou tenté de faire les choses d’une manière qui ne lui ressemble pas. Au point que certains qui ne le connaissent pas sont étonnés qu’il se dise introverti! Il a son style. Il n’essaie pas de le pervertir.». Ainsi, lorsqu’il est temps de s’adresser à ses employés ou de se présenter devant les médias, par exemple, Éric Lachance aura tendance à favoriser les échanges directs, du genre questions et réponses, au lieu d’allocutions plus formelles. «Éric maîtrise parfaitement son contenu et, pour lui, cette approche lui permet de suivre une logique qui diffère d’un texte structuré. C’est la formule qui lui convient, qui est à son avantage», constate sa collègue.

L’introverti…

Formé en commerce, finance et économie à l’Université McGill, analyste financier pendant 17 ans au sein de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) où il a occupé différents postes et gravi les échelons, Éric Lachance aime les chiffres et avance avec aisance sur le territoire de l’investissement. Pour lui, l’angle financier et les nombreux échanges avec les dirigeants d’entreprise sont de véritables outils pour comprendre les modèles d’affaires. Ce parcours à la Caisse, qui l’a d’ailleurs mené à Paris où il a dirigé pendant trois ans une filiale de la CDPQ, lui a permis d’explorer divers secteurs, d’accompagner des compagnies en difficulté et de développer sa vision stratégique. «On peut dire que j’ai quasiment grandi dans les conseils d’administration, résume-t-il. L’analyse constante de la structure d’une entreprise m’a permis de forger mon jugement.» Une force qui le sert bien en tant que PDG d’Énergir.

Et l’extravertie…

L’actuelle vice-présidente exécutive pour le Québec se souvient de son arrivée à Énergir en septembre 2001 (encore connue à ce moment-là sous le nom de Gaz Métropolitain), quelques mois à peine après avoir obtenu son baccalauréat en relations publiques à l’UQAM : elle s’est sentie chez elle dès ses débuts. Et ce léger détour de quatre ans aux affaires publiques des Brasseries Labatt et de la Société des alcools du Québec? Ce n’était que pour mieux revenir aux sources, précise Stéphanie Trudeau. «À l’époque, après avoir travaillé sur de gros projets industriels, j’avais le sentiment d’avoir fait le tour du jardin, mais j’avais dit à mon patron de penser à moi si une occasion se présentait. Et un jour, j’ai reçu un appel de Sophie Brochu, alors présidente et cheffe de la direction d’Énergir. Lorsque je suis revenue dans l’organisation, j’ai eu envie d’enlever mes talons hauts et de gambader dans le corridor», s’exclame en riant cette extravertie qui se dit reconnaissante qu’on ait investi dans son talent. De spécialiste du développement durable et des affaires publiques et gouvernementales à haute dirigeante généraliste, elle a dû varier ses approches, mais son enthousiasme ne s’est jamais démenti.

Le silence confortable

Reconnu pour ses habiletés interpersonnelles, Éric Lachance tient à souligner qu’être introverti ne signifie pas une incapacité d’aller vers l’autre. Seulement, il préfère de loin le silence aux conversations superficielles et aux banalités. «Conduire ma fille à ses activités et être 45 minutes en silence dans une voiture, je suis tout à fait à l’aise avec ça! C’est très bien, car ma fille est comme moi», lance-t-il à la blague. «Lorsque j’étais étudiant, je prenais des passagers inconnus en covoiturage, par l’intermédiaire d’Allo-Stop, pour payer mes nombreux allers-retours Québec-Montréal. Quel paradoxe pour un introverti, direz-vous. Mais si quelqu’un ne voulait pas parler durant tout le voyage, le silence me convenait. Par ailleurs, je me souviens d’une longue et intéressante conversation que j’ai eue avec un passager qui était gardien de prison. J’ai tout appris de la réhabilitation», se souvient Éric Lachance en riant. Puis, après un instant, il ajoute que les introvertis, généralement, ont besoin de prendre le temps : le temps d’apprivoiser, le temps de structurer leur pensée, le temps d’analyser la situation.

Pour Olivier Niquet, ce besoin de prendre le temps est une force. «Parce qu’on est habitués à réfléchir longuement avant de se forger une opinion, qu’on analyse tous les éléments sous tous les éclairages, on devient certainement très habiles à le faire. Et puis, comme on parle moins, on écoute davantage. On est attentifs à notre environnement. C’est un atout, pour le leader introverti.»

Autre avantage de la personnalité discrète, selon le porte-parole des «rois du silence», est celui de comprendre les introvertis, souvent dans l’ombre. «Ils ont du mal à prendre leur place, à se vendre, à mettre en valeur leurs compétences, surtout aux côtés de la flamboyance des extravertis, mais ils ne sont pas moins compétents. Le leader qui comprend cette réalité saura mieux aider les autres introvertis à déployer leur potentiel», explique l’auteur qui suggère, par exemple, de relancer par courriel l’introverti après une réunion : il aura eu le temps de réfléchir aux idées qu’il aimerait peut-être partager. «J’aurais aimé que des gens fassent ça avec moi.»

Le duo fait la force

Désolé de constater que les postes de haute direction semblent encore aujourd’hui réservés aux extravertis, Olivier Niquet croit que la combinaison introverti-extraverti est une belle manière de décupler les forces en entreprise. «C’est le meilleur des mondes! Dans les organisations, cela permet de considérer tous les aspects des situations qui se présentent.»

Un des obstacles sur le parcours professionnel des introvertis, estime Olivier Niquet, est le rayonnement du réseau. Plus discrets, moins portés sur les mondanités, les introvertis ne profitent pas du même tremplin que leurs collègues habiles à tisser de nombreux liens d’affaires. «On ne se le cachera pas, qui tu connais permet souvent de grimper les échelons. Et puis, tu as beau être le meilleur dans ce que tu fais, si tu n’as pas l’occasion de le démontrer, si tu as du mal à le verbaliser et à le mettre de l’avant, tu pars de plus loin et tu risques de rester dans l’ombre», soutient celui qui s’entend d’ailleurs à merveille avec les extravertis. «Grâce à cette alliance, j’ai réalisé des choses que je n’aurais jamais pensé faire.»

Éric Lachance et Stéphanie Trudeau savent exploiter dans le plus grand bonheur cette énergie complémentaire et cette réelle complicité. De nature analytique, Éric Lachance évalue d’ailleurs que les tempéraments opposés enrichissent la collaboration : «Moi, je parle beaucoup en passant par la tête, par le raisonnement et l’analyse, alors que Stéphanie le fait davantage par le coeur, l’émotion et l’humain. Mais j’ai un cœur, je vous rassure! En fin de compte, il y a certainement la moitié des employés qui sont interpellés par le style de l’un, et l’autre moitié par le style de l’autre.»

Stéphanie Trudeau acquiesce de la tête avec entrain. «Tous les employés peuvent se reconnaître. Mais ce qui est fascinant, c’est qu’Éric et moi arrivons souvent à la même conclusion, mais par des chemins complètement différents. Lui fera un calcul mathématique, alors que je suivrai plutôt mon intuition. Et croyez-le ou non, il nous arrive souvent de conclure avec le même mot. Nous sommes toujours étonnés de cette complicité. C’est un leadership plus fort et équilibré.»

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion


Note

1- Niquet, O., Les rois du silence : ce qu’on peut apprendre des introvertis pour être un peu moins débiles et (peut-être) sauver le monde, Montréal, Les éditions de ta mère, 2022, 136 pages.