Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Les nouvelles technologies peuvent-elles venir en aide aux secteurs d’activité traditionnels ? Les travaux d’un consortium de recherche québécois tendent à le confirmer. Grâce à l’intelligence artificielle, un nouveau logiciel conçu pour faciliter la planification et l’exécution de certaines tâches très complexes, permet déjà d’accroître la productivité des entreprises forestières.

Industrie traditionnelle et cyclique, la foresterie mondiale connaît de sérieuses difficultés depuis plusieurs années. La récente imposition de droits compensatoires sur le bois d’œuvre canadien par le gouvernement américain a fragilisé davantage un secteur d’activité qui essaie tant bien que mal de se réinventer.

Les chefs de file de l’industrie forestière au Québec ont donc décidé de miser sur l’innovation pour trouver leur… planche de salut. En partenariat avec des chercheurs, ils expérimentent de nouvelles technologies. Créé en 2002, le consortium de recherche FORAC – « de la forêt au client » – réunit des experts et des représentants d’entreprises du domaine.

Convaincues que la synergie est la clé de l’innovation, des firmes concurrentes se sont associées dans cette aventure. Le but : innover encore et toujours pour rester constamment à l’avant-garde. L’équipe de chercheurs du consortium devait relever plusieurs défis. Tandis que le secteur manufacturier s’appuie avant tout sur des processus d’assemblage, le domaine des produits forestiers repose plutôt sur des tâches de désassemblage : la matière première – l’arbre – est transformée en plusieurs produits différents selon les propriétés de chaque section (caractéristiques du bois, dimensions, etc.). Il est donc difficile de prévoir ce qu’on pourra faire d’un arbre avant de le débiter en usine.

Autre facteur à retenir : la forte interdépendance des entreprises. En effet, un arbre n’est rentable que si chacune de ses parties peut être vendue au bon moment et au bon client. La coordination des activités dans tout le secteur est donc primordiale pour atténuer l’incertitude et pour maîtriser la complexité de la distribution des produits du bois.


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Le séchage du bois : un véritable casse-tête

Parmi toutes les étapes de la transformation du bois, le séchage est sûrement la plus complexe d’un point de vue logistique. Une fois le billot scié sur sa longueur, on doit faire sécher les planches afin d’en retirer la bonne quantité d’humidité et d’éliminer les parasites. C’est une étape essentielle pour que le bois puisse être utilisé dans l’industrie de la construction. Les paquets de bois sont donc entreposés dans d’immenses séchoirs où la température et l’hygrométrie sont rigoureusement contrôlées. Les quantités de bois qui peuvent être séchées au cours de cette opération – d’une durée de deux ou trois jours – sont limitées en fonction de la taille du séchoir.

Le défi : optimiser cette pratique selon les impératifs du carnet de commandes de l’entreprise. Il faut alors choisir avec soin les paquets de bois destinés au séchage et déterminer le moment ainsi que la façon dont on les disposera dans le séchoir afin de le remplir au maximum. Le séchage constitue le goulot d’étranglement du processus de transformation du bois.

Cette étape est cruciale : une opération de séchage mal planifiée peut causer une rupture de la chaîne de production. Le cas échéant, l’entreprise risque de manquer de certains produits et de devoir refuser des commandes ou, plus grave encore, de ne pas pouvoir honorer celles qu’elle a déjà acceptées.

Or, le remplissage d’un séchoir représente un problème mathématique d’une grande complexité. Les paramètres à maîtriser sont nombreux et chaque paquet de bois a ses caractéristiques. L’opération est difficile à standardiser : les temps de séchage varient selon les types de bois et la nature des produits. Il en va de même pour la taille des paquets mis à sécher. Il faut également s’assurer de la stabilité du chargement tout en remplissant le séchoir au maximum.

Traditionnellement, ce casse-tête géant était réalisé à la main, mais c’était si laborieux que le responsable du séchoir mettait souvent au point quelques patrons de chargement qu’on utilisait ensuite à répétition. Tant pis pour l’optimisation ! Toutefois, dans une industrie en crise, ces limites peuvent avoir de graves répercussions sur la performance de l’entreprise. Conscients du potentiel d’amélioration, les dirigeants des compagnies forestières ont décidé d’innover.

Modéliser pour optimiser

  • 60 000 personnes travaillent dans l'industrie forestière du Québec
  • 2,3 milliards de dollars : revenus totaux tirés de l'exploitation forestière au Québec en 20161

Il y a quelques années à peine, aucun algorithme connu ne permettait de résoudre cet épineux problème. L’équipe du consortium FORAC a donc mis au point un modèle mathématique qui, combiné à des algorithmes d’intelligence artificielle, permet de déterminer simultanément les paquets de bois à faire sécher, les séchoirs à utiliser et les patrons de chargement des séchoirs. Connecté au progiciel de gestion de l’entreprise, le système reçoit les données nécessaires à l’optimisation (liste des commandes, état des stocks de bois, temps de séchage nécessaires selon les produits à fabriquer, dimensions des paquets de bois, taille des séchoirs, etc.).

Après avoir fait les calculs requis, le système propose un plan optimisé pour chaque séchoir en vue des prochaines semaines (généralement de une à huit). Ce travail de recherche a été réalisé en partenariat avec les sociétés Produits forestiers Résolu, Maibec, FP Innovations et PMP Solutions, une firme logicielle de Québec spécialisée dans l’industrie de la transformation du bois. Les premiers tests ont été réalisés avec des données fournies par une entreprise partenaire. La comparaison des plans produits grâce au système conçu par le consortium FORAC avec les plans établis manuellement par le personnel en entreprise est éloquente : le nombre de commandes en retard a diminué de 51 % ! C’est alors qu’une autre entreprise, Produits forestiers Résolu, s’est jointe au projet. Avec cet outil, elle planifie maintenant ses opérations dans une cinquantaine de séchoirs au Québec et en Ontario.

Dans un grand nombre de scieries canadiennes, américaines et européennes, le travail de planification est toujours réalisé à la main. Or, chez Résolu, ce nouvel outil permet de préparer en à peine soixante secondes un plan de séchage d’une durée totale de huit semaines.

Auparavant, la planification manuelle pouvait prendre près d’une heure pour un seul séchoir. Ce gain de productivité représente près de dix jours de travail d’un employé par mois. Les résultats sont remarquables à plusieurs égards. Non seulement Résolu a pu réduire la durée totale des opérations – ses équipes consacraient un temps précieux au travail de chargement manuel alors qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur –, elle a également gagné en productivité, en fiabilité et en agilité. Même en cas de commande imprévue et urgente, elle peut réorganiser rapidement ses opérations afin de l’honorer, alors qu’elle aurait probablement dû la refuser auparavant, faute de pouvoir composer avec des délais très serrés.

L’implantation : une étape à ne pas sous-estimer

Une fois le système créé, cela signifie-t-il que toutes les difficultés sont aplanies et que le tour est joué? Pas du tout. L’implantation est généralement une étape aussi longue et aussi ardue que le travail de conception d’une nouvelle technologie. En premier lieu, il faut s’assurer de l’acceptabilité du projet auprès des équipes. Refus du changement, peur d’être remplacé par une machine, crainte de la rigidité des outils informatiques : les freins et les obstacles potentiels ne manquent pas.

On doit ensuite s’assurer de maîtriser les processus afin de les modéliser et de les automatiser de façon adéquate. Or, si les grandes lignes de ces processus sont documentées, ce n’est pas le cas de certaines connaissances fines et de nombreux savoir-faire irremplaçables, acquis par le personnel au fil des ans. Les tests auxquels on soumet le prototype doivent absolument tenir compte de ces données dites atypiques, tirées de l’expérience des employés sur le terrain. Sans ces éléments empiriques moins formels, le système pourrait être inefficace. Dans le pire des cas, il pourrait aller jusqu’à suggérer des solutions impossibles à mettre en œuvre. Il est donc essentiel de recueillir ces informations et de les intégrer au modèle.


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Pour mener cette étape à bien, une étudiante à la maîtrise en génie industriel de l’Université Laval, Vanessa Simard, a fait le pont entre les chercheurs et le personnel de Produits fores- tiers Résolu. Son travail sur le terrain a permis de déterminer les ajustements à apporter au modèle mathématique. De plus, le système a été conçu de façon à ce que les solutions proposées puissent être modifiées manuellement. Sans cela, les responsables des opérations auraient sûrement été plus réfractaires à son adoption.

Après ce processus de mise en œuvre, les entreprises récoltent maintenant le fruit de leurs efforts. Quant aux chercheurs, ils ressentent beaucoup de fierté à l’idée de mettre l’intelligence artificielle au service de ce secteur d’activité traditionnel. Leur travail acharné et leurs idées novatrices contribuent certainement au succès d’une industrie pourvoyeuse de nombreux emplois en faisant en sorte que les entreprises qui la constituent soient plus performantes et plus aptes à traverser les crises.

* Article écrit en collaboration avec Anne Gaignaire, rédactrice


Notes

1 Gouvernement du Québec, « Ressources et industries forestières du Québec – Portrait statistique, édition 2017 », ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, 2018, p. 27.