Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

Confiance et légitimité sont essentielles à la pérennité d’une organisation et à l’atteinte de ses objectifs. Or, les décisions prises par les dirigeants peuvent avoir des effets indésirables qui leur nuisent considérablement. Pour y remédier, l’intégration systématique de l’éthique à la prise de décision devient un élément incontournable.

Les consommateurs, les communautés environnantes, les partenaires et les actionnaires de l’organisation peuvent faire les frais des décisions qui affectent, par exemple, la sécurité et la qualité des produits et services, la qualité de l’environnement et les marchés financiers. L’organisation, ses dirigeants et ses employés sont affectés à leur tour lorsque la crise éclate : perte de confiance, pertes financières, poursuites judiciaires, départ d’employés clés, perte de motivation et même parfois disparition de l’organisation, comme ce fut le cas pour Enron.

Pensons aux diverses décisions successives qui, chez Volkswagen, ont mené à la crise que traverse actuellement l’entreprise : la décision de ses dirigeants de prendre d’assaut le marché nord-américain, malgré le fait que leurs voitures ne répondaient pas aux normes antipollution américaines plus sévères, pour se positionner comme leader mondial en ventes d’automobiles ; celle de fixer des objectifs de vente trop ambitieux ne tenant pas compte du délai nécessaire pour adapter correctement les voitures aux normes américaines ; puis, finalement, celles ayant permis l’installation de mécanismes permettant de représenter faussement les émissions polluantes des voitures afin d’atteindre ces objectifs1.

La confiance est étroitement corrélée avec la perception que l’organisation se soucie des conséquences de ses actions sur autrui et qu’il existe une certaine concordance entre les valeurs véhiculées par les décisions de ses représentants et les nôtres, telle l’honnêteté2. La légitimité provient de la perception que les actions d’une entité sont souhaitables et appropriées : elle est donc le reflet d’une cohérence entre les comportements de l’entité légitimée et les croyances, normes et valeurs partagées d’un certain groupe social3. Ces deux notions sont donc étroitement liées entre elles ainsi qu’à la prise de décision au sein de l’organisation.

Si les répercussions négatives peuvent parfois être attribuées à des individus qui décident consciemment de privilégier leur bien-être ou le rendement à court terme de leur organisation au détriment d’autres personnes, elles sont aussi souvent causées par une prise de décision inadéquate, où diverses considérations éthiques n’ont pas suffisamment été prises en compte. En ces temps où les attentes envers les organisations atteignent de nouveaux sommets, l’intégration systématique de l’éthique à la prise de décision à tous les niveaux de l’organisation devient un élément incontournable de la gestion des risques de l’entreprise.

L’organisation qui désire conserver sa légitimité et la confiance de ses partenaires doit donc s’assurer concrètement que tous ses employés – et particulièrement ses dirigeants et ses gestionnaires – tiennent compte des attentes des parties prenantes, attentes souvent décrites en termes de normes sociales et de valeurs, ainsi que des intérêts et du bien-être d’autrui dans leurs décisions. Il ne suffit pas d’édicter des règles à ce sujet dans un code de conduite ou de déclarer publiquement que les valeurs de l’organisation en tiennent compte. C’est dans les décisions quotidiennes que se vit l’éthique. Ce sont les choix effectués devant des problèmes opérationnels pratiques et les orientations stratégiques qui font foi des valeurs auxquelles l’organisation a accordé sa priorité absolue et de l’importance qu’elle accorde au fait de ne pas nuire indûment à autrui. C’est l’organisation elle-même qui déterminera s’il est souhaitable de maintenir la confiance à son égard ou non.

Voir au-delà des normes légales

Un nouveau projet de développement de marché, de produit ou de service est à l’étude. Une offre de partenariat complexe est envisagée. La fermeture d’un établissement semble inévitable. Il s’agit d’exemples de situations complexes nécessitant un examen approfondi, où l’intégration de composantes éthiques pourrait apporter un éclairage additionnel, voire mener à une décision plus appropriée. Il s’agit en fait d’effectuer, pour les situations complexes ou nouvelles auxquelles l’organisation doit faire face, une analyse plus exhaustive, particulièrement en ce qui a trait aux normes applicables et aux conséquences possibles de la décision.

En ce qui concerne les normes, les décisions complexes sont souvent soumises à une vérification juridique en vue de s’assurer qu’elles ne contreviennent pas aux lois et règlements en vigueur. Toutefois, on se limite souvent à déterminer si les actions projetées enfreignent la loi, ce qui est insuffisant pour s’assurer que la décision soit considérée comme légitime et que la confiance soit préservée. Une analyse plus étoffée permettrait de cerner si, nonobstant le texte de loi, l’action serait considérée légitime compte tenu des attentes sociales plus fondamentales ayant mené à sa mise en œuvre. En effet, le jugement public se préoccupe peu des acrobaties légalistes : il cherche plutôt à voir si l’objectif général visé par la loi, par exemple la protection des consommateurs, des employés ou de l’environnement, a été respecté.

Certaines normes morales pourraient aussi être considérées comme pouvant s’appliquer à la situation. Par exemple, « ne pas voler » et « ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse » sont des normes morales assez généralement reconnues. Or, les gestionnaires et les dirigeants hésitent à soulever de telles normes, notamment parce qu’ils craignent que cela n’interfère avec l’atteinte des objectifs ou parce qu’ils ont recours à des rationalisations telles qu’il s’agit d’une pratique courante dans leur organisation ou leur secteur d’activité.

Les normes énoncées dans certains standards internationaux pourraient aussi permettre d’élargir l’analyse dans certains cas. Sans contraindre formellement les organisations, ces normes servent souvent de balise de « bonnes pratiques » aux groupes d’intérêt et aux médias qui désirent questionner ou contester certaines décisions. Pensons notamment aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et au Social Accountability 8000, qui traitent du respect des droits de la personne, du travail des enfants et du droit d’association des employés. Finalement, les normes informelles du milieu peuvent donner des indications additionnelles par rapport à ce qui y est considéré comme acceptable ou non.

Élargir les conséquences envisagées

L’étude des conséquences possibles se révèle souvent insuffisante, particulièrement en ce qui a trait aux conséquences à long terme et aux effets des décisions sur autrui. Il est généralement attendu des gestionnaires et des dirigeants qu’ils accordent la priorité aux intérêts de l’organisation dans leurs décisions, de façon à permettre la pérennité et la croissance de celle-ci. Cette priorisation quasi automatique a souvent pour effet d’écarter, consciemment ou non, les intérêts d’autrui qui pourraient être en conflit avec ceux de l’organisation, voire d’en minimiser l’importance. Bien plus, les pressions des actionnaires ou, dans le cas des organisations publiques, des gouvernements, ainsi que les mesures d’évaluation du rendement et les critères de rémunération axés sur les résultats à court terme, font glisser l’attention de la pérennité à long terme vers un horizon beaucoup plus court.

Une étude appropriée des conséquences possibles devrait inclure les conséquences tant à court, à moyen et à long terme, aussi bien sur l’organisation, ses partenaires, ses dirigeants et ses employés que sur les autres parties prenantes, notamment la communauté où elle exerce ses activités, les consommateurs, les actionnaires, l’environnement, etc., selon les circonstances. Perte de temps, diront certains, mais gérer une situation de crise et ses répercussions sur la rentabilité et la pérennité de l’organisation coûte beaucoup plus cher et exige également un temps précieux.

En résumé, c’est donc souvent le caractère « amoral » des processus de prise de décision organisationnels, c’est-à-dire silencieux par rapport aux considérations morales, qui pose problème, et non l’immoralité en soi du processus. Le mutisme par rapport aux normes morales et les déficiences quant à l’étendue des conséquences envisagées font en sorte que les choix effectués peuvent avoir des conséquences sociales, environnementales ou personnelles négatives qui n’avaient pas été prévues ou dont l’importance a été sous-estimée.

Repenser les pratiques établies et les automatismes

Il a été question jusqu’ici des décisions complexes et des façons d’y intégrer certaines composantes éthiques. L’action quotidienne, quant à elle, est généralement le résultat de décisions quasi automatiques, sans grande réflexion. Amener les individus à réfléchir sur des décisions qu’ils ont déjà prises afin de les aider à déceler quels automatismes sont inconsciemment ancrés dans leurs façons de faire peut les inciter à se remettre en question au besoin et ainsi contribuer à l’amélioration continue des pratiques de l’organisation.

Voici à ce sujet une leçon clé que tout gestionnaire ou dirigeant aurait intérêt à retenir : les décisions d’aujourd’hui seront jugées demain, en fonction des attentes sociales et des valeurs prioritaires de demain. Il va sans dire que ces attentes, par exemple en matière d’honnêteté, de transparence, d’équité et de respect, ont suivi une tendance ascendante au cours des dernières décennies. C’est pourquoi les automatismes acquis initialement dans un contexte donné risquent de ne plus convenir cinq ou dix ans plus tard.

Faciliter la résolution des dilemmes éthiques

Certaines situations sont encore plus problématiques et exigent le déploiement de plus grandes habiletés en matière de prise de décision éthique. Il s’agit des « dilemmes éthiques », des situations où l’individu est tiraillé et ne sait trop que faire devant un conflit de valeurs en présence d’une situation donnée. Il peut s’agir, par exemple, d’un conflit entre deux valeurs qui lui sont chères ou entre une valeur qu’il aimerait mettre en avant dans cette situation et celles privilégiées par l’organisation, son supérieur ou diverses normes4.

Caractérisées tant par leur ambigüité que par leur complexité, ces situations surviennent assez fréquemment en gestion, tant dans l’accomplissement de tâches liées à la gestion du personnel que dans les relations avec les supérieurs hiérarchiques, les clients, les fournisseurs et les actionnaires. À titre d’exemple, l’individu peut être tiraillé, d’une part, entre les valeurs de rentabilité, de performance et d’efficacité et, d’autre part, le risque de causer du tort à autrui ou des préoccupations en matière d’équité. Il peut également hésiter entre le bien-être d’un de ses employés et celui de son équipe ou encore entre diverses loyautés.

Une démarche de prise de décision structurée permettra de résoudre le dilemme éthique en déterminant la meilleure chose à faire dans les circonstances. La définition des conséquences possibles à court, à moyen et à long terme sur les diverses parties prenantes et la réflexion plus étoffée sur les normes discutées ci-dessus sont d’une importance particulière dans la démarche de réflexion proposée à ce sujet. Ce sont toutefois les valeurs associées à ces conséquences et à ces normes qui s’avéreront cruciales : déterminer quelle valeur privilégier dans cette situation donnée est au cœur de la prise de décision face à un dilemme éthique5.

Intégrer l’éthique à la prise de décision peut s’avérer difficile, en pratique. D’une part, le bien-être et les intérêts d’autrui rivalisent parfois avec les intérêts personnels ou ceux de l’organisation. D’autre part, les objectifs ambitieux et les systèmes de rémunération qui les accompagnent ont parfois comme conséquence de réduire l’attention portée à la prise en compte des impacts négatifs sur autrui. Bien plus, pour déterminer qu’une situation nécessite de tenir compte de considérations éthiques, le décideur doit se rendre compte que la situation pourrait avoir des conséquences non souhaitables sur le bien-être ou les intérêts d’autrui, et il doit ainsi s’en préoccuper. Or, tous n’ont pas la même sensibilité à cet égard.

L’organisation qui souhaite encourager l’intégration de l’éthique à la prise de décision doit donc clairement inscrire cette préoccupation dans les éléments qu’elle s’attend à voir considérés puis faciliter le développement des compétences nécessaires à ce sujet, puisque tous ne sont pas également doués en la matière.


Notes

1. Crête, R. « The Volkswagen Scandal from the Viewpoint of Corporate Governance », European Journal of Risk Regulation, vol. 7, n° 1, juin 2016, p. 25-31.

2. Mayer, R. C., Davis, J. H., et Schoorman, F. D., « An Integrative Model of Organizational Trust », Academy of Management Review, vol. 20, n° 3, juillet 1995, p. 709-734.

3. Suchman, M. C., « Managing Legitimacy – Strategic and Institutional Approaches », Academy of Management Review, vol. 20, n° 3, juillet 1995, p. 571-610.

4. Toffler, B. L., Tough Choices – Managers Talk Ethics, 2e édition, New York, John Wiley & Sons, 1986, 372 p.

5. Legault, G. A., Professionnalisme et délibération éthique – Manuel d’aide à la décision responsable, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1999, 290 p.