Innover, c’est faire en sorte de répondre au besoin du client qu’il le sache ou pas. (Alexandre Taillefer)

Bien qu’une majorité de dirigeants affirment que l’innovation est primordiale, son adoption n’est pas généralisée. Pourquoi? Dans les débats qui entourent ce questionnement, on parle moins d’erreurs d’exécution que de faiblesse dans la vision. Des études scientifiques, dont l’une que j’ai conduite auprès de PME montréalaises, relèvent l’effet du degré d’innovation et des pratiques de gestion créatives sur la performance. Dans cet article ponctué d’opinions de leaders d’affaires rencontrés en entrevue, nous abordons quatre dimensions qui soulignent la nécessité de transcender les paradigmes pour innover.

Innovation, qui es-tu?

Pendant que certains dirigeants consacrent des départements de R et D à l’innovation, d’autres la perçoivent comme inexorablement technologique et peu parlent d’innovation « dans les pratiques managériales ». Selon Alexandre Taillefer, associé principal de XPND, entrepreneur en série et propriétaire de TéoTaxi : « L’’innovation découle de la créativité dans la modélisation d’affaires, d’une mentalité "think out of the box" et de faire en sorte de répondre au besoin du client qu’il le sache ou pas. Il n’y a rien de plus nocif que la lenteur de réaction et les structures désuètes. Le défi est parfois d’être en mesure d’innover graduellement, à l’extérieur du cadre et en parallèle à ce qui existe sans détruire la robustesse des opérations. C’est difficile et c’est pourquoi plusieurs CEO  privilégient la continuité et valorisent l’interopérabilité versus la nouveauté. L’étapisme est dans ce cas-là une issue pour éviter des virages à 50 millions.» Jean-Marc De Jonghe, vice-président de La Presse, produits numériques ainsi que vice-président exécutif  stratégies et opérations numériques chez Nuglif, affirme quant à lui que : « l’innovation est la capacité d'identifier correctement des problèmes importants, de les découper et d’expérimenter à haute vitesse et faible coût un maximum de solutions. C’est le contraire de chercher pendant des semaines "la" grande idée. » On entend se répercuter dans ces propos les notions de vision, d’agilité et d’anticipation. Autant d’aspects qui soutiennent l’innovation. En voici d’autres.

Instaurer la culture « de la bonne question »

Les experts dénoncent l’obsession de la bonne réponse, un phénomène découlant du système d’éducation qui ne valorise qu'une seule forme d'intelligence, l’analytique (verbale et logique mesurée par le QI) alors qu’il existerait neuf types d’intelligences, selon la théorie de Gardner1. Pour se réinventer, les gestionnaires innovants vont plutôt chercher les bonnes questions pour laisser éclore de nouvelles perspectives. « La chose la plus importante pour une entreprise est sa capacité à se cannibaliser2 », explique Alexandre Taillefer. Pour y parvenir, encore faut-il commencer par se poser les bonnes questions. Pour Jean-Marc De Jonghe, le message est clair : « La clé est dans la manière de définir le problème. Concernant La Presse+, le premier questionnement était le suivant : pourquoi les utilisateurs ont-ils peu ou pas d’expérience engagée avec notre média contrairement à nos lecteurs de quotidiens écrits? Tranquillement, notre défi d’innovation est devenu : comment créer un média numérique écrit qui reproduit les qualités de l’expérience engageante de l’imprimé tout en valorisant autant nos contenus rédactionnels que publicitaires dans un modèle monétisé et maintenir notre impact (Plus de 600 000 audiences hebdomadaires et une salle de rédaction de 300 personnes)? ». Rien ne servirait donc d’avoir une réponse optimale à une question qui n’est probablement pas la bonne.

Constituer des équipes à cerveau total 

L’approche du Dr Herrmann3 décompose le cerveau en quatre quadrants, chacun étant associé à des aptitudes différentes (pratique, analytique, relationnelle, expérimentale). Selon cette approche, chaque personne possède un profil cérébral qui lui est propre (dominance d’un quadrant). Cette dominance est partiellement génétique et partiellement acquise du vécu. Pour instaurer un climat créatif, il est suggéré de former des équipes à cerveau total, soit des équipes complémentaires en aptitudes qui travaillent ensemble tout en pensant différemment. Sans surprise, le cas est appliqué à La Presse : « Nous avons assemblé une équipe multitalent à laquelle on donne un enjeu et un contexte. Il y a aussi les « lab day » où les employés proposent eux-mêmes des problèmes à explorer », affirme Jean-Marc De Jonghe.

Exploiter l’idéation collective

La collecte structurée de l’intelligence représente un motivateur pour les employés et influence la performance financière. Alexandre Taillefer rappelle, à juste titre, au sujet de l’idéation que cette dernière « ne dépend pas des heures du travail. » Pourquoi ne pas collecter les idées dans un système de suggestions, quelle que soit l’heure à laquelle l’idée germe? Au sein des équipes de La Presse+, Jean-Marc De Jonghe confirme encourager activement l’idéation : « Comment pourrait-on essayer cela rapidement, est ma réplique préférée quand mon équipe propose une nouvelle idée dans le cadre de prototypes peu coûteux qui permettent de maintenir "la vitesse de l'idée" le plus longtemps possible avant la mise en chantier du produit final. Ensuite, essayer un maximum d’idées à faible coût pour apprendre rapidement "ce qu’il ne faut pas faire" ».

Être un leader d’innovation

Le leader d’innovation aurait une intelligence multiple. Cette vision élargie de l’intelligence, telle celle proposée par Robert J. Sternberg, Elena Grigorenko et Linda Jarvin4) a trois composantes : analytique (académique), créative (imagination) et pratique (adaptation et action pilotée par l’expérience). Combinées, elles constituent une intelligence à succès. Être intelligent ne reviendrait donc pas simplement à savoir réfléchir. Selon le Dr Sternberg et ses coauteurs, l’intelligence à succès est également la capacité d’une personne à avoir une vie réussie selon ses propres normes, en misant sur ses forces et en composant avec ses faiblesses. Selon Alexandre Taillefer, « Le CEO de demain est agile, visionnaire et créatif, capable d’anticiper la demande du marché, idéalement deux ans d’avance, comme nous l’avons fait avec TéoTaxi. » Pour Jean-Marc De Jonghe, un leader créatif est « bon communicateur, visionnaire, engagé, en mesure de différencier l'essentiel de la saveur du moment. » Il semble clair par les volets abordés dans cet article que le chemin vers l’innovation s’amorce par un état d’esprit, une volonté de faire différemment et des leaders à l’intelligence multiple. En tant que dirigeant en quête d’innovation, où en êtes-vous?


Notes

1. Howard E. Gardner (2000). Intelligence Reframed: Multiple Intelligences for the 21st Century. Basic Books, 304 p.

2. La cannibalisation est la substitution d’un produit ou d’un service par un autre avant que le cycle de vie du premier n’expire.

3. Ned Herrman (1999). The Theory Behind the HBDI and Whole Brain Technology.

4.  Robert J. Sternberg, Elena Grigorenko et Linda Jarvin (2009). Teaching for Wisdom, Intelligence, Creativity, and Success. Skyhorse Publishing, 192 p.