Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

L’informatique quantique fait rêver. Ses promoteurs prédisent une puissance de calcul inégalée qui permettra d’effectuer des opérations inimaginables à ce jour. De nombreux secteurs d’activité pourraient en bénéficier. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

L’informatique quantique diffère entièrement de l’informatique classique, qui fonctionne en utilisant des bits, ces unités élémentaires d’information. Sa cousine quantique repose plutôt sur le bit quantique (qubit), dont la structure s’avère plus complexe. En effet, si le bit classique ne peut prendre que deux valeurs distinctes, c’est-à-dire 0 ou 1, le qubit peut quant à lui prendre une infinité de valeurs.


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Qu’est-ce que cela signifie en clair ? Dans un rapport publié en 2019, Pwc1 offre un bon exemple pour bien comprendre. Imaginons qu’un ordinateur classique a pour tâche de parcourir un labyrinthe. Il prendra une direction à chaque jonction jusqu’à ce qu’il soit bloqué, puis il reviendra en arrière et empruntera un nouveau chemin. L’ordinateur quantique, lui, superposera les opérations. Il explorera donc chaque embranchement en parallèle. Facile de deviner lequel terminera en premier.

L’informatique quantique met à profit une autre particularité de la mécanique quantique : l’intrication. À l’échelle atomique, lorsque deux particules se lient, elles deviennent dépendantes et indivisibles, peu importe la distance qui les sépare. Si on en modifie une, sa « jumelle » reproduit immédiatement ce changement. Le département de l’Énergie américain souhaite miser sur cette étrangeté pour établir un réseau internet quantique national à peu près impossible à percer. Dès qu’un pirate tenterait de manipuler une des particules de ce réseau, la symétrie se romprait et la transmission d’informations prendrait fin.

Premiers essais

En l’absence d’un véritable ordinateur quantique, l’informatique quantique est présentement offerte en tant que service (quantum as a service, ou QaaS). Microsoft a lancé Azure Quantum, qui fournit un accès à des machines quantiques d’honeywell, d’IonQ et de QCI ainsi qu’à des briques logicielles et à des algorithmes quantiques préfabriqués. Amazon mise sur Amazon Braket, un environnement de développement, de tests et d’exécution pour explorer les applications possibles et pour travailler à partir d’algorithmes quantiques préexistants. En mars 2020, la firme D-Wave a présenté leap 2, davantage orienté sur une utilisation à des fins pratiques que sur l’apprentissage et sur le développement.

IBM, un pionnier dans ce domaine, offre un accès à une vingtaine de systèmes quantiques hébergés en infonuagique par l’entremise d’IBM Q. cette plateforme permet de tester et d’utiliser des circuits sur des machines quantiques d’IBM. L’idée consiste à donner aux chercheurs et aux entreprises l’occasion d’apprendre à travailler avec cette nouvelle technologie informatique, ce qui contribue à son amélioration.

« Environ 250 000 personnes dans le monde utilisent nos systèmes et nous comptons 115 organisations partenaires ou membres, dont l’Université de Sherbrooke depuis juin 2020 », précise Bob Sutor, vice-président au développement de l’écosystème quantique d’IBM. Bien en vue parmi ceux-ci, on trouve les firmes JPMorgan Chase & Co., Goldman Sachs, Barclays et Wells Fargo.

Des secteurs d’activité pleins d’espoir

« Le domaine de la finance fait partie des premiers utilisateurs de cette technologie, reconnaît M. Sutor. Il présente un fort potentiel dans le secteur bancaire, dans les assurances et sur les marchés de capitaux. » Cette puissance de calcul offre des perspectives intéressantes dans l’évaluation des risques en permettant de simuler rapidement et précisément les effets sur les investissements d’une foule de facteurs et d’événements. Elle pourrait aussi en venir à appuyer les choix de placement des fonds de retraite ou permettre de détecter les fraudes. Plusieurs entreprises en technologie financière (fintech) explorent ces possibilités, parfois en partenariat avec de grandes banques.

Les industries chimique et pharmaceutique pourraient gagner gros elles aussi. Si on pouvait simuler complètement des molécules sur ordinateur, on pourrait raffiner des médicaments, des matériaux ou des engrais, les personnaliser ou carrément en inventer de nouveaux. Or, pour réaliser cela avec une molécule relativement simple, par exemple la caféine, un ordinateur devrait disposer d’une quantité de mémoire équivalente à environ un dixième du nombre d’atomes de notre planète. « Une tâche inimaginable avec un ordinateur classique mais bientôt possible avec sa version quantique », prévoit M. Sutor.

Dans la même veine, le secteur de la santé en général bénéficierait de l’arrivée de processeurs permettant de traiter rapidement la grande quantité d’informations que comporte l’ADN humain afin de mieux comprendre les cas individuels et d’adapter les traitements. L’informatique quantique, jumelée notamment à l’intelligence artificielle, pourrait également donner naissance à des outils prédictifs capables de découvrir très tôt les gens à risque d’être atteints de maladies comme l’alzheimer ou le parkinson.

Des promesses parfois inquiétantes

Gilles Caporossi, professeur titulaire au Département de sciences de la décision de HEC Montréal, estime de son côté que le point fort de l’informatique quantique pourrait se situer du côté de l’optimisation de la production, de la distribution, de la logistique et du transport en raison de la capacité de cette nouvelle technologie à résoudre des problèmes d’optimisation combinatoire. Par exemple, sur une chaîne de production, on peut réduire notablement les coûts si on adopte la meilleure séquence de fabrication et de peinture des pièces. En transport aérien, le même gain survient si on choisit les bons avions et les équipages adéquats pour chaque trajet.

« Actuellement, le temps que prennent les algorithmes avec lesquels on tente de résoudre ces problèmes fait en sorte qu’il est souvent impossible de trouver la solution la plus optimale, explique M. Caporossi. Les ordinateurs quantiques pourraient enfin permettre de franchir cet obstacle, ce qui créerait des avantages concurrentiels majeurs pour leurs utilisateurs. »

L’informatique quantique recèle aussi des promesses (et quelques menaces) du côté de la cybersécurité et des télécommunications. La puissance de calcul des ordinateurs quantiques permettra éventuellement de déchiffrer les codes jugés aujourd’hui les plus sécuritaires. « C’est un peu comme une course aux armements entre différents pays », illustre Christian Sarra-Bournet, directeur exécutif de l’institut quantique de l’Université de Sherbrooke. « Qui concevra le premier ordinateur quantique capable de décrypter les communications chiffrées des autres États ou d’intercepter la transmission de données confidentielles ? »

Certaines entreprises travaillent déjà sur la cryptographie postquantique, c’est-à-dire une cryptographie classique qui pourrait résister à des attaques quantiques ou, au contraire, générer des algorithmes de cryptographie quantique ultra-sécuritaires. Il s’agit là d’un secteur économique en développement. En Europe, le projet-pilote OPENQKD, lancé en septembre 2020, prévoit l’installation d’une infrastructure de communication quantique test dans plusieurs pays du continent.

Optimisme prudent

« Malgré de beaux progrès, l’informatique quantique en reste à ses balbutiements et son développement se heurte à des obstacles », prévient M. Sarra-Bournet. Pour l’instant, les processeurs quantiques demeurent instables et très vulnérables aux erreurs. Ils sont très affectés par les perturbations de l’environnement, qui peuvent nuire aux calculs quantiques, et ils ne fonctionnent qu’à de très basses températures. Par ailleurs, une fois lancés, les algorithmes ne fonctionnent que pendant un temps limité.

M. Sarra-Bournet aimerait bien que la recherche dans ce domaine fasse l’objet d’un genre de projet Manhattan à l’échelle mondiale, mais l’informa- tique quantique conférera un tel avantage à celui qui la maîtrisera en premier que le partage sera ardu. « On voit beaucoup de collaboration en intelligence artificielle parce que la valeur réside non pas dans les algorithmes mais dans les données, précise-t-il. Au contraire, en informatique quantique, les algorithmes valent de l’or. Les grands joueurs veulent donc les garder pour eux. »


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Il demeure que depuis vingt ans, l’informatique quantique a toujours progressé plus rapidement que prévu. À l’heure actuelle, elle bénéficie d’investissements gigantesques. « On peut afficher un optimisme prudent, mais il demeure difficile de prévoir à quel moment des entreprises pourront générer des profits avec ça », conclut M. Sarra-Bournet.


Note

1 Haddad, M., Schinasi-Halet, G., El Moutaouakil, A., Saf. J., et Belhouchat, S., « L’informatique quantique : la 5e révolution » (rapport en ligne), PwC France, Paris, 20 pages.