Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

En Gaspésie, le développement et la vitalité économiques ont longtemps reposé presque exclusivement sur les industries saisonnières traditionnelles. La saisonnalité demeure une réalité pour beaucoup d’entrepreneurs et de travailleurs gaspésiens, notamment dans les secteurs forestier, agricole, halieutique et récréotouristique, qui stimulent encore fortement l’économie régionale.

Toutefois, les choses changent. En effet, on observe un phénomène particulier dans deux des principales activités économiques typiquement saisonnières en Gaspésie, la pêche commerciale et le tourisme : leur saison s’allonge de plus en plus.

Vivre de la mer

Dans les régions maritimes du Québec, le secteur de la pêche fournit de l’emploi direct à environ 8 000 personnes. en 2017, la valeur globale des débarquements s’est élevée à 386 millions de dollars, tandis que celle des expéditions en provenance des usines de transformation a atteint la somme de 630 millions de dollars. Avec son millier d’entreprises liées aux pêcheries, la Gaspésie occupe une place centrale dans cette industrie1. Bill Sheehan est vice-président marketing de la firme E. Gagnon et Fils, une entreprise de transformation des produits de la mer. Ce grossiste approvisionne des chaînes d’alimentation, d’établissements hôteliers et de restaurants en plus d’exporter ses produits aux États-Unis, en Europe et en Asie. « Nous ne sommes plus des artisans mais des entrepreneurs ; nous mettons à profit les meilleures techniques pour optimiser nos opérations », fait savoir M. Sheehan.


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Modernisation des méthodes de capture, d’aquaculture et de transformation, utilisation de la technologie, recherche et développement en collaboration avec le milieu universitaire, mise en commun des ressources : l’industrie de la pêche s’est radicalement transformée, sans compter qu’en une vingtaine d’années, la durée de la saison a doublé, passant de 10 à 20 semaines d’activité, voire 25 dans certains cas.

Ce changement profite à tous : aux employeurs, qui donnent une valeur ajoutée à leurs produits et qui peuvent disposer d’une main-d’œuvre saisonnière plus stable, et aux employés saisonniers, qui voient s’allonger leur durée d’emploi et s’améliorer leurs revenus et leurs conditions de travail.

Comme ailleurs au Québec, la Gaspésie connaît une raréfaction de la main-d’œuvre dans certains domaines d’activité. Pour y faire face ainsi que pour attirer et fidéliser les bons employés, les entreprises du secteur des pêcheries, de l’aquaculture et du bioalimentaire tablent sur des stratégies et sur des pratiques innovantes en matière de gestion des ressources humaines.

Ainsi, le Regroupement des employeurs du secteur bioalimentaire a créé un pool d’environ 1 500 employés, bassin dans lequel les entrepreneurs vont puiser une main-d’œuvre fiable et qualifiée pour les métiers de la mer. « C’est une combinaison avantageuse pour tout le monde, dit M. Sheehan : nous améliorons à la fois notre productivité et le taux de fidélisation de nos employés qualifiés. En retour, ceux-ci demeurent actifs beaucoup plus longtemps. »

Une saison qui s’allonge

S’il ne l’a pas déjà fait lui-même, tout Québécois de plus de 50 ans connaît l’incontournable et traditionnel tour de la Gaspésie, une expédition familiale ou individuelle essentiellement estivale. En effet, il n’y a pas si longtemps encore, la haute saison touristique dans la péninsule se déroulait, grosso modo, de juin à septembre.

Mais la réalité est tout autre aujourd’hui : dans la péninsule gaspésienne, près de 1 100 entreprises et quelque 7 800 employés, à temps plein et à temps partiel, sont associés au secteur récréotouristique, et si la saison estivale demeure la période la plus occupée de l’année pour eux, elle tend à s’allonger de plus en plus.

On doit cette nouvelle conjoncture à plusieurs initiatives, notamment le tour gourmand, qui met en vedette une offre agroalimentaire audacieuse et innovante, complément des services de restauration et d’hôtellerie, dont la qualité ne cesse d’étonner. Le tourisme d’affaires est lui aussi en expansion : des organismes et des entreprises n’hésitent plus à organiser des rencontres et des congrès à Gaspé, à Percé, à Carleton-sur-Mer ou à Sainte-Anne-des-Monts. L’industrie des croisières, en développement accéléré, a également un effet sur la durée de la saison touristique : l’an dernier, sur les quelque 500 000 visiteurs qui se sont rendus en Gaspésie, près de 50 000 ont fait escale à Gaspé, troisième destination en importance au Québec, après Québec et Saguenay, pour les navires de croisière. Il s’agit d’une hausse de la fréquentation de 22 % avec, à la clé, une saison qui se prolonge jusqu’en octobre et des retombées économiques à l’avenant.

Enfin, le tourisme hivernal connaît un essor qui ne se dément pas dans la péninsule. Déjà fort achalandés au printemps, à l’été et à l’automne, le parc national de la Gaspésie et la réserve faunique des Chic-Chocs reçoivent maintenant des visiteurs en hiver, une clientèle urbaine à la recherche d’activités ludiques et sportives durant la froide saison et qui est prête à payer et à se déplacer pour vivre cette expérience.

Maryse Létourneau, directrice générale du Centre local de développement de la Haute-Gaspésie, est formelle : « auparavant, les touristes ne faisaient que passer chez nous en été ; maintenant, avec la nouvelle offre hivernale, les amateurs de plein air, les motoneigistes et les skieurs trouvent ici un terrain de prédilection. La donne a changé ; les établissements d’hébergement et de restauration s’ajustent. »

Un essor prometteur

Si, comme on l’a vu, la saisonnalité reste – et restera – une évidence pour les entreprises et pour les travailleurs gaspésiens des secteurs de la pêche et du tourisme, des faits nouveaux pourraient modifier rapidement l’échiquier économique gaspésien, industries saisonnières et pérennes comprises.

Gaétan Lelièvre a été aux premières loges pour constater les transformations qu’a connues la trame sociale et économique de sa Gaspésie natale : au cours des 35 dernières années, il a occupé une quinzaine de postes et de fonctions à tous les niveaux de la vie administrative et politique gaspésienne. Sous le gouvernement de pauline Marois, il a été ministre délégué aux Régions et responsable de la région Gaspésie– Îles-de-la-Madeleine.

Son « état des lieux » économique de ce coin de pays est engageant : de région pauvre qui se dépeuplait faute de perspectives d’emploi, la Gaspésie est devenue un terreau fertile où on trouve maintenant, en toute saison, une autre ressource, précieuse et très en demande celle-là : la matière grise. « Les Gaspésiens assument bien leur saisonnalité, mais ils ne comptent plus seulement sur elle; ils se tournent résolument vers d’autres avenues prometteuses », indique M. Lelièvre.

Pour pierre Moreau, qui a été ministre responsable de cette région dans le gouvernement de Philippe Couillard, le portrait est clair : « il faut aller au-delà des clichés et des idées reçues, qu’on nous sert heureusement de moins en moins. Les Gaspésiens sont des gens chaleureux, on le sait, mais ils sont aussi audacieux et créatifs, et ils savent additionner pour mettre en commun leurs idées et leurs forces », fait-il valoir.

Est-ce à dire que les Gaspésiens ont maintenant une autre perception d’eux-mêmes ? « Tout à fait », répond M. Lelièvre. « Et le reste du Québec ne voit plus la Gaspésie comme avant », renchérit M. Moreau.

La région n’a pas encore un bilan démographique positif, mais cette donnée s’est stabilisée depuis quelques années. Et on assiste à un autre phénomène inédit : non seulement les jeunes Gaspésiens, partis étudier ou travailler à l’extérieur, reviennent au bercail, mais ils sont aussi imités par des gens de tout âge, de Montréal, de Québec et d’ailleurs, qui viennent s’installer dans la péninsule pour y travailler et pour y vivre.

Ils sont attirés par un cadre de vie meilleur et par les moyens de communication modernes mis à leur disposition (internet haute vitesse, réseaux cellulaires performants, etc.). Ces nouveaux venus, jeunes pour la plupart, œuvrent dans les domaines des énergies renouvelables, de la haute technologie et des services.

Ils apportent avec eux leurs compétences, et leur pouvoir d’achat a un effet « percolateur » sur l’économie régionale : augmentation de la consommation, marché immobilier dynamisé, fréquentation scolaire en hausse, demande accrue pour des programmes de formation universitaire, collégiale et secondaire.


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L’économie s’est grandement améliorée – les acteurs et intervenants locaux et régionaux en développement parlent volontiers de « création de richesse » – avec un taux de chômage à un creux historique pour la région. On ne parle pas encore de pénurie de main-d’œuvre, mais le défi, maintenant, consiste à la retenir et à la renouveler en attirant de nouveaux venus. Ce contexte favorable se remarque aussi chez les élus municipaux et régionaux : c’est en Gaspésie que la proportion de jeunes et de femmes aux postes électifs locaux est la plus élevée au Québec. Cette relève exerce un leadership contagieux, au diapason du dynamisme socioéconomique local.

Si les routes et les communications s’améliorent constamment, le « grand point noir » pour les Gaspésiens, c’est encore et toujours l’accès à la région grâce à des liaisons aériennes efficaces et, surtout, abordables. Tous les acteurs de tous les milieux s’accordent pour dire qu’il s’agit là d’un enjeu crucial afin que la Gaspésie poursuive sur sa lancée.

Denis Paquet nest rédacteur à la revue Gestion.


Note

1 Gouvernement du Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, communiqué de presse (faits saillants), 17 décembre 2018.